La participation de la noblesse de Bohême aux échanges européens pose la question des modalités et des enjeux de la présence nobiliaire en Europe centrale à l’époque moderne. Pour y répondre, il est essentiel de tenir compte de deux aspects majeurs : la place de la Bohême dans la monarchie des Habsbourg et la diversité du groupe nobiliaire.
La noblesse de Bohême dans la monarchie des Habsbourg
La Bohême s’inscrit dans un ensemble gouverné par la cour de Vienne, qui s’étend des Pays-Bas autrichiens à la Hongrie au xviiie siècle. La construction de cet ensemble modifie profondément la constitution de la noblesse : la guerre de Trente Ans (1618-1648) a en effet permis l’installation de nouvelles familles attirées par les opportunités foncières crées par le conflit. Il existe donc une diversité forte au sein de cette noblesse. La présence à Vienne joue alors un rôle déterminant pour les liens avec la bonne société européenne. Très mobile, l’aristocratie de Bohême se partage entre les terres seigneuriales, Prague et Vienne. C’est ce que montre le cas des Clary-Aldringen, une de ces nouvelles familles dont l’ascension aux xviie-xviiie siècles va de pair avec l’acquisition de résidences urbaines. La présence à Vienne a ensuite un effet sur la vie matérielle et culturelle en Bohême, grâce aux circulations des personnes et des objets au sein de l’espace impérial habsbourgeois.
Tel n’est pas le quotidien de l’ensemble de la noblesse, en particulier des membres de la chevalerie (Rytíři ou Ritter) pour qui Prague demeure souvent le principal horizon. Mais Prague permet justement une ouverture vers la cour de Vienne, et ce groupe s’y trouve au contact d’éléments étrangers qui le rattachent aux dynamiques européennes. L’éloignement de la cour des Habsbourg laisse aussi une plus grande liberté à une noblesse qui circule beaucoup et s’ouvre à d’autres réseaux, scientifiques et maçonniques par exemple.
L’insertion est donc une question de degrés et d’intensité. La noblesse peut en effet être engagée au sein des réseaux européens. Les travaux sur l’Europe des Lumières l’ont bien montré, au travers du cas emblématique du comte de Windischgrätz (1744-1802) qui correspond avec Condorcet. Cette noblesse peut aussi être un « groupe de résonance », dont les moyens permettent de faire circuler des éléments européens.
Pour l’élite de Bohême, l’époque des Lumières est aussi celle de l’ouverture à la francophonie. Les archives des années 1750-1770 montrent bien la construction d’une éducation francophone et germanique, donnant aux deux idiomes leurs sens social et politique : le français comme langue de culture et de diplomatie, l’allemand comme langue de la gestion des seigneuries en Bohême du Nord. Ailleurs dans le royaume, le tchèque occupe une plus grande place. À la fin du siècle, il fait l’objet d’une attention particulière au sein des anciennes familles de Bohême. Les Kinsky ou les Nostitz jouent ainsi un rôle dans les premiers temps de l’éveil national tchèque à la fin du xviiie siècle. Cette ouverture francophone et les liens noués à Vienne (par exemple avec la noblesse des Pays-Bas autrichiens) peuvent alors élargir le champ matrimonial de l’aristocratie, quand les stratégies foncières l’emportent souvent à plus petite échelle.
La vie de cour met en rapport les noblesses des différentes parties de la monarchie : la création d’une élite habsbourgeoise unifiée par les réformes éducatives de Marie-Thérèse et de Joseph II est donc le cadre fondamental pour comprendre l’insertion européenne de la haute noblesse. Ces réformes ont eu un impact sur la noblesse moins titrée mais essentielle aux rouages de l’administration. Elle y a appliqué et développé l’économie politique étudiée dans les collèges de la seconde moitié du siècle. Enfin, et selon le niveau d’aisance, l’engagement d’un précepteur français, la réalisation d’un Grand Tour (Kavalierreisen) et le passage dans une université réputée comme celle de Strasbourg renforcent le caractère européen de la jeunesse nobiliaire. Ces formes d’éducation sont déterminantes dans le parcours d’un Metternich (1773-1859), mais aussi des comtes Czernin et de bien d’autres familles.
L’acquisition d’une culture européenne grâce aux circulations
Grâce à cette éducation, la noblesse de la fin du xviiie siècle a pu développer une culture dont les effets se font sentir dans la gestion des seigneuries. Cette forme d’organisation territoriale perdure jusqu’en 1848 et, pour les grandes familles, se pense dans un système de résidence reliant la terre aux hôtels urbains de Prague et de Vienne. Les mobilités familiales saisonnières créent ainsi une circulation dont la culture matérielle est un reflet. Ces mobilités se doublent de voyages vers le sud de l’Europe. Ils facilitent l’acquisition d’objets étrangers, en particulier livres et œuvres d’art. Nombre de nobles éclairés enrichissent les bibliothèques familiales d’ouvrages philosophiques ou pratiques, notamment dans le domaine de l’agronomie et des sciences ainsi qu’a pu le faire le comte Franz Anton de Hartig (1758-1797). La lecture des périodiques allemands ou parisiens tient la noblesse au fait de l’actualité européenne. Ces circulations ont un effet concret avec la transformation des domaines dans le style néo-classique de la fin du xviiie siècle. Les jardins à l’anglaise comme ceux du comte Czernin à Schönhof sont alors présentés comme des vitrines de la modernité agronomique.
Les réseaux diplomatiques jouent un rôle central dans cette ouverture nobiliaire. Informés par les diplomates, les nobles deviennent eux-mêmes informateurs en voyageant. Les deux mondes de la diplomatie et du voyage culturels apparaissent alors intimement liés, en particulier après 1789. Nombre de nobles mobilisent leurs connaissances afin d’organiser leur voyage et n’hésitent pas à se charger de missives et de paquets transmis par et pour les autres résidents à l’étranger. Les voyages qui font la noblesse permettent ainsi de mobiliser et de développer un « espace de relation » donnant aux familles des attaches dans les capitales. Les journaux de voyage reflètent ce lien social, dont les implications politiques se renforcent avec les guerres napoléoniennes. Après 1815, la capacité à circuler et à faire circuler devient ainsi un signe de la reprise en main des affaires italiennes par l’Autriche.
Il existe aussi des espaces particuliers pour comprendre cette insertion européenne : les villes thermales en plein essor à la fin du xviiie siècle. Carlsbad (Karlovy Vary), Teplitz (Teplice), Franzenbad (Františkovy Lázně) et Marienbad (Mariánské Lázně) deviennent des carrefours européens grâce à la rencontre entre médecine et sociabilité. Leurs aménagements comptent parmi la formation d’un patrimoine thermal européen. Ces espaces médicaux et sociaux offrent un point de repère aux voyageurs, avant de devenir des lieux de réunion pour les conférences politiques qui ont déterminé la politique du congrès de Vienne, puis les transformations amenées par les révolutions de 1848.
La noblesse de Bohême a ainsi pris une part active dans les échanges européens du long xviiie siècle. Cette part est particulièrement vive dans le monde des arts, de la musique et du théâtre en particulier. L’époque de Mozart, Haydn et Beethoven a donné lieu à d’importantes circulations culturelles perceptibles dans le théâtre de société de la noblesse. Les pratiques amateurs ont été une manière d’exprimer et de défendre une présence au monde au temps des révolutions. Qu’il se tienne dans les hôtels ou dans les salles des châteaux de Bohême, le théâtre francophone conserve l’ancien modèle aristocratique des Lumières tout en ouvrant ses acteurs aux débats sur le théâtre national qui accompagnent la transformation de l’Europe à la fin du xviiie siècle. Les derniers jours de Casanova (1725-1798) comme bibliothécaire du château du comte Waldstein (1755-1814) à Dux marquent ainsi l’entrée dans une nouvelle ère politique.
Asch, Ronald G., Bůžek, Václav, Trugenberger, Volker (dir.), Adel in Südwestdeutschland und Böhmen (1450-1850), Stuttgart, Kohlhammer, 2013.
Cerman, Ivo, Velek, Luboš, (dir.), Adelige Ausbildung : die Herausforderung der Aufklärung und die Folgen, Munich, M. Meidenbauer, 2006.
Magne, Matthieu, Princes de Bohême. Les Clary et Aldringen à l’épreuve des révolutions (1748-1848), Paris, Honoré Champion, 2019.