Organisation scientifique du travail : concepts, techniques, contestations

Résumé

L’organisation scientifique du travail (OST) recouvre un ensemble de principes et de pratiques visant à optimiser l’organisation de la production industrielle. L’expression OST est apparue au début du xxe siècle pour traduire le concept américain de scientific management, popularisé par Frederick W. Taylor en 1911. Pour cet ingénieur américain, priment la décomposition et la hiérarchisation du travail en mouvements dits élémentaires, chronométrables et encadrés dans un cycle de production le plus régulier possible. En Europe, la rationalisation du travail industriel est déjà thématisée avant la diffusion de l’ouvrage de Taylor, mais elle reste peu normée. Les expériences de mise en œuvre des principes ou bonnes pratiques de rationalisation donnent lieu à des formes variées d’OST, surtout dans la grande industrie mécanique et automobile. La Première Guerre mondiale joue un rôle d’accélérateur dans la diffusion de l’OST, qui s’enracine véritablement dans l’entre-deux-guerres.

La chaîne de montage de Opel Lastwagenfabrik, 1936, Brandebourg, Bundesarchiv, Bild 183-2007-0910-500/CC-BY-SA 3.0.
La chaîne de montage de Opel Lastwagenfabrik, 1936, Brandebourg, Bundesarchiv, Bild 183-2007-0910-500/CC-BY-SA 3.0. Source : Wikimedia Commons.
Vignette parue dans La Tribune des cheminots : organe de la Fédération nationale des travailleurs des chemins de fer, 1er mars 1930, p. 1.
Vignette parue dans La Tribune des cheminots : organe de la Fédération nationale des travailleurs des chemins de fer, 1er mars 1930, p. 1. Source : Bnf/Gallica.
« L’entretien du chronographe Michelin », paru dans Prospérité : revue trimestrielle d’organisation scientifique [« puis » et d’études économiques], 1er avril 1931, p. 15.
« L’entretien du chronographe Michelin », paru dans Prospérité : revue trimestrielle d’organisation scientifique [« puis » et d’études économiques], 1er avril 1931, p. 15. Source : Bnf/Gallica.

L’organisation scientifique du travail (OST) désigne l’ensemble multiforme des théories et des modes de gestion de l’industrie et du travail comme activité productive, qui émerge au début du xxe siècle. Dans son contenu, l’OST est le produit d’une circulation globale de savoirs techniques concernant l’organisation du travail et des lieux de production, issus des principes de la rationalisation appliquée à l’industrie. Telle qu’elle fut mise en œuvre localement, elle donne lieu à une grande variété de formes et de contenus, loin de toute homogénéisation. La contestation et la négociation sociale représentent dans ce sens l’un des plus importants facteurs de transformation. L’approche historique permet de nuancer une définition trop rigide de l’OST et, sur le temps long, d’en relier les différentes formes aux transformations industrielles du monde contemporain.

Rationaliser la production

Le désir de rationaliser la production industrielle est présent sur le Vieux Continent dès la fin du xixe siècle. La rationalisation (terme issu de l’allemand rationalisierung) a pour ambition de mettre la méthode scientifique, et notamment les outils de quantification statistique, au service de l’industrie. Par des modèles dits « scientifiques » – axés sur l’évaluation du travail humain et des machines – la rationalisation vise à adapter les usines (et les espaces de travail en général) aux transformations issues de la seconde industrialisation, à commencer par la production en série et l’interchangeabilité des postes de travail.

L’objectif est de mettre en place les processus de production les plus fluides possibles (notamment par l’élimination des temps morts) et d’augmenter le rendement à travers une optimisation de l’organisation du travail industriel (aménagement des espaces, gestion d’entreprise, disciplinarisation du travail). En France, le secteur automobile est à la pointe du mouvement. L’ingénieur Ernest Mattern chez Peugeot et l’industriel Louis Renault introduisent les chronométrages du temps de travail en 1905 et en 1911 respectivement. Il s’agit d’expériences pionnières et ponctuelles qui démontrent l’émergence de besoins nouveaux, face à la transformation du monde industriel.

En 1911, cependant, ces expériences sont presque effacées par la publication de l’ouvrage de Frederick W. Taylor (Principles of Scientific Management), qui s’impose comme modèle pratique de la rationalisation industrielle. L’ouvrage est traduit en français dès la même année par Jean Royer sous le titre Principes d’organisation scientifique des usines. Taylor y propose un système fondé, d’une part, sur l’étude du travail des machines et l’aménagement du lieu du travail et, d’autre part, sur le chronométrage du travail humain, organisé à la tâche. Le chronométrage (mesure du délai de réalisation d’une tâche ou de fabrication d’une pièce), combiné à l’étude du travail (décomposition et hiérarchisation des gestes), induit une accélération des rythmes du travail. Si le taylorisme n’est qu’une forme parmi d’autres de rationalisation, son influence marque pourtant durablement les esprits : il s’agit de l’un des premiers exemples de normalisation conceptuelle diffusée à une échelle internationale.

La théorie de Taylor s’impose comme un archétype de la rationalisation industrielle, mais n’en fait pas moins débat. En Allemagne, par exemple, le Comité national de la détermination du temps de travail (REFA) s’oppose au taylorisme, perçu comme un élément d’« américanisation », et développe ses propres méthodes. Les associations de techniciens, comme la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (SEIN) en France, se divisent alors entre, d’une part, les partisans d’un taylorisme intégral et, de l’autre, ceux qui défendent une application souple de techniques d’évaluation du rendement humain au travail. En même temps, une importance croissante est attribuée au « facteur humain ». Le terme commence à être utilisé à l’époque pour indiquer les aspects du comportement humain au travail qui ne sont pas « chiffrables », comme les préférences subjectives, dans le but d’élaborer une manière de les prendre en compte dans l’évaluation de l’aptitude au travail et de la performance individuelle. Ces aspects sont tout particulièrement étudiés par la psychotechnique, soit en contrepoint, soit en complément des modèles de rationalisation du travail.

Dans ce processus, la Première Guerre mondiale joue un rôle accélérateur important. La nécessité de soutenir l’économie de guerre par une augmentation significative de la production industrielle (surtout d’armements et munitions) et la discipline accrue dans les ateliers incitent à la rationalisation du travail. Ces efforts, soutenus par les pouvoirs militaire et politique, rencontrent cependant les résistances à la fois d’un patronat qui craint une excessive bureaucratisation de l’économie et d’une masse ouvrière hostile aux pratiques d’encadrement professionnel et social.

Finalement, loin de l’idée d’une reproduction à l’identique d’un supposé modèle américain, les Européens donnent à voir des adaptations locales de ce que l’on nomme désormais l’organisation scientifique du travail, c’est-à-dire l’ensemble des techniques et méthodes permettant d’appliquer les principes de la rationalisation sur le terrain.

La crise des années 1930 : entre transformation et contestation de l’OST

Le patronat européen se tourne volontiers de nouveau vers certaines méthodes issues de l’OST pour faire face à la Grande Dépression, à l’instar des systèmes de rémunération incitative. Toutefois le système des primes constitue en réalité aussi une manière de freiner la hausse des salaires et d’augmenter le rendement ouvrier sans avoir à investir dans de nouvelles technologies. Par conséquent, la pression sur les ouvriers et les ouvrières s’intensifie, ainsi que la pénibilité du travail.

La réaction ouvrière ne tarde pas à se faire entendre. L’opposition ouvrière s’exprime par des actes d’insubordination, de freinage ou d’absentéisme – autant de formes de résistance déjà usitées au xixe siècle. Ainsi, le chronométrage est contesté chez Renault dès 1913. Associée à la crise économique et à l’augmentation du chômage, l’OST renvoie à une peur sociale, celle du « machinisme », ou du remplacement total de l’humain par les machines. Face à ces tensions, l’Organisation internationale du travail (OIT) met en garde contre les effets extrêmes de l’OST. Dans les années 1930, des protestations plus violentes se multiplient, mêlées à des motivations politiques – lors des grèves de 1936 en France par exemple. Ensuite, lors de la Seconde Guerre mondiale, l’OST est utilisée par les nazis comme une arme d’oppression dans la zone occupée, par exemple dans les charbonnages du Nord et Pas-de-Calais et de la Loire en 1941.

Malgré ces oppositions et les représentations négatives qui lui sont associées – on pense ici à l’expérience de Bardamu, personnage de Céline (1932), qui découvre, horrifié, les usines Ford de Détroit – l’OST devient dans les années 1950 un fondement du capitalisme occidental. Comme le taylorisme au début du xxe siècle, le modèle fordiste fait l’objet d’une circulation adaptative qui dévoile le caractère malléable et surtout non inéluctable des transformations techniques. Les systèmes variés mis en œuvre dans les usines européennes témoignent donc de l’illusion d’une idée monolithique de la rationalisation et de l’OST, qui représente davantage un miroir de la complexité des transformations économiques et sociales du monde contemporain.

Bibliographie

Cayet, Thomas, Rationaliser le travail, organiser la production. Le Bureau international du travail et la modernisation économique durant l’entre-deux-guerres, Rennes, PUR, 2010.

Kipping, Matthias, « American Management Consulting Companies in Western Europe, 1920 to 1990 : Products, Reputation, and Relationships », The Business History Review, vol. 73, n° 2, 1999, p. 190-220.

Moutet, Aimée, Les logiques de l’entreprise. La rationalisation dans l’industrie française de l’entre-deux-guerres, Paris, Éditions de l’EHESS, 1997.

Nelson, Daniel, A Mental Revolution. Scientific Management after Taylor, Columbus, Ohio State University Press, 1992.


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