Mise au point : les puissances étrangères dans la guerre civile espagnole
Peu après le putsch (pronunciamento) orchestré par Franco (17-18 juillet 1936), la guerre civile espagnole prend rapidement une dimension internationale. Dès le mois de novembre 1936, dans le ciel de Madrid assiégée par l’armée nationaliste de Franco, des chasseurs soviétiques poursuivent des bombardiers allemands et italiens. Du monde entier, des volontaires étrangers affluent pour prêter main-forte aux « Gouvernementaux » (partisans du gouvernement légitime espagnol) qui accusent les « Nationaux » (partisans de la rébellion militaire) d’être à la solde de puissances étrangères. De fait, les rebelles ont immédiatement bénéficié de grandes facilités depuis le Portugal voisin, où la dictature de Salazar les soutient et les ravitaille. Quant à l’Armée d’Afrique de Franco (basée dans la zone espagnole du protectorat marocain), elle franchit le détroit de Gibraltar à l’été 1936 grâce à un pont aérien assuré par l’aviation italienne et allemande.
Cette traversée du détroit de Gibraltar sous protection étrangère est moquée par la propagande républicaine dans le célèbre dessin, « Los Nacionales » (Ill. 1 « Les Nationaux »). L’auteur du dessin, le publiciste José Espert Arcos, a réuni le camp nationaliste sur un navire évoquant le thème médiéval de la « nef des fous », ici baptisé « La Junte de Burgos » (dénomination du gouvernement militaire rebelle) et immatriculée à Lisbonne. Les personnages représentés permettent de souligner le caractère paradoxal d’une rébellion nationaliste soutenue en réalité par des acteurs étrangers à l’Espagne : un général italien (identifiable par le faisceau fasciste sur son écharpe), un diplomate nazi apportant son soutien financier, un cardinal catholique bénissant l’équipage et une armée composée de soldats marocains recrutés dans la zone espagnole du protectorat (un chef militaire, probablement un caïd pensionné par l’Espagne, et des soldats auxiliaires, légionnaires ou regulares représentés sur le pont et dans la cale du navire). Enfin, l’aigle, symbole catholique médiéval espagnol repris par Franco, est caricaturé en vautour posé sur le gibet où pend l’Espagne ; le tout accompagné d’un jeu de mot littéral sur le cri de guerre des rebelles « Arriba España » (« En haut l’Espagne »).
Qu’en était-il réellement des intentions italiennes et allemandes dans le soutien affiché aux « Nationaux » ? L’Allemagne et l’Italie partageaient une même lecture idéologique du conflit : il ne s’agissait pas d’un coup d’État contre un gouvernement légitime mais bien d’une contre-révolution salutaire face à un régime bolchévique qui menaçait de s’étendre en Europe. À partir de l’été 1936, la mobilisation européenne des gauches semblaient attester cette thèse qui inversait les responsabilités en considérant que les républicains espagnols étaient à l’origine du soulèvement militaire.
Pourtant, les objectifs stratégiques et politiques de ces deux régimes totalitaires étaient beaucoup plus pragmatiques. L’Italie saisit en effet cette occasion pour effectuer une démonstration de force au moment même où Mussolini souhaitait étendre l’influence italienne en Méditerranée. Après avoir mis à disposition des avions et envoyé des armes, le dispositif italien se renforça avec la création du Corpo Truppe Volontarie (CTV), véritable corps expéditionnaire italien dont les effectifs sont portés jusqu’à 48 000 soldats.
De son côté, l’Allemagne nazie poursuivait une ligne opportuniste. Dès le 27 juillet, une mission nazie était envoyée en Espagne bientôt suivie du déploiement d’un corps militaire, la « Légion Condor », en novembre 1936. Il s’agissait à la fois de soutenir les rebelles mais aussi d’utiliser l’Espagne comme terrain d’essai pour le matériel et les stratégies de l’état-major allemand. Les objectifs définis par Hitler restaient avant tout guidés par des intérêts particuliers : profiter des minerais stratégiques (fer, tungstène, mercure, etc.) extraits dans la péninsule et affaiblir les positions françaises en Europe centrale dans le cadre de la « Petite Entente » en démontrant aux alliés de la France (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie) l’attentisme du Quai d’Orsay dans les affaires européennes.
Dans le camp opposé, l’Union soviétique s’était immédiatement déclarée solidaire de l’Espagne. Les ingérences italiennes et allemandes validaient la stratégie dite des « Fronts populaires antifascistes » adoptées par Moscou depuis 1934 pour contrer la montée des fascismes en Europe. Après avoir soutenu la non-intervention, Staline prit la décision de venir en aide au gouvernement espagnol, en vendant au prix du marché – en échange de l’or de la Banque d’Espagne – une grande quantité de matériel militaire soviétique et en envoyant des cadres et formateurs militaires en soutien de l’armée républicaine. Le soutien soviétique devait également donner le feu vert à la formation, parmi les militants antifascistes, d’une colonne de volontaires venus prêter main forte aux républicains espagnols.
Document : Rapport du Chargé d’affaire italien à Berlin, Magistrati, au ministre des Affaires étrangères, Ciano. Berlin, 2 décembre 1936.
[…] J'ai trouvé le ministre Göring mécontent du cours général de la guerre civile espagnole. La longue attente des nationalistes avant de marcher sur Madrid a permis aux milices rouges de se préparer et de s'organiser de manière plus efficace que par le passé. […] Dans de telles conditions, sans être pessimiste, il faut reconnaître que la situation pourrait s’aggraver et que le temps joue désormais contre nous. Étant donné la conviction absolue du côté allemand que se joue en Espagne un jeu d'une grande importance, notamment pour une question de prestige, entre les forces qui veulent sauver la civilisation européenne et celles de la révolution destructrice, il est nécessaire de réfléchir sérieusement à de meilleurs moyens d'obtenir une victoire, aussi vite que possible. […] En fait, tout porte à croire qu'il ne suffit pas de renforcer les rangs de Franco uniquement par l’envoi de matériel ou de spécialistes. […] La constitution d'un noyau de troupes fraîches et bien organisées pourrait constituer un élément de première importance pour faire pencher la balance. Selon le général Göring, ce corps pourrait être composé de dix mille Chemises noires et de dix mille hommes des formations SS et serait envoyé progressivement vers le Nord afin de dénouer la situation à Madrid […] Il convient d'étudier les meilleurs moyens pour que l'intervention ait lieu de fait mais dissimulée, en respectant au mieux les formes. Je le rassurai, en ajoutant qu'évidemment une intervention italo-allemande en Espagne ne se ferait pas par l'envoi de régiments réguliers musique en tête et étendards déployés, mais par des formations de volontaires dits irréguliers, convenablement encadrés et dirigés. [...] Immédiatement après, je retournai auprès du général Göring à qui je lus les nombreux télégrammes parus hier soir dans la presse étrangère concernant le débarquement en Espagne de formations allemandes […]. Le général Göring reçut cette nouvelle avec un sourire de satisfaction et m'a dit qu'hier soir il avait appris leur publication à l'étranger. […] En réalité, plus de cinq mille hommes appartenant à des unités d'artillerie anti-aérienne, mais également équipés de canons pour les opérations terrestres et accompagnés de sections de mitrailleuses […] avaient commencé à débarquer. […] Le Führer […] estime qu'en plus de l'aide matérielle, il serait très opportun d'écraser d'emblée l'aide que les Rouges reçoivent de la Russie soviétique. À ce sujet, compte tenu du fait que l'Allemagne ne veut pas se montrer concernée par les questions en Méditerranée […] où elle n'a pas d'intérêts directs et où son intervention ouverte pourrait provoquer des réactions franco-anglaises hostiles, l'Italie, drapée du droit que lui confère sa situation de grande puissance méditerranéenne, devrait, sous quelque forme que ce soit, imposer un « halte-là ! » à l'U.R.S.S., en proclamant que cette puissance, ne faisant pas partie de la Méditerranée, n'a pas le droit de la faire labourer par ses navires remplis d'armes et de soldats, bouleversant les équilibres et créant des foyers d'agitation bolchevique. […] Un tel « halte-là ! » italien serait naturellement immédiatement soutenu par tous les moyens par l'Allemagne.
Rapport du Chargé d’affaire italien à Berlin, Magistrati, au ministre des Affaires étrangères, Ciano. Berlin, 2 décembre 1936. Documenti Diplomatici Italiani, huitième série, vol. 4, doc. 531, p. 588-591. Traduit de l’italien par l’auteur?.
Éclairages : L’Italie et l’Allemagne s’entendent sur une intervention militaire en Espagne (décembre 1936)
Premier conseiller à l’ambassade italienne à Berlin, Massimo Magistrati fut nommé à ce poste clef par le ministre des Affaires étrangères mussolinien, Galeazzo Ciano (dont il était le beau-frère), afin de contrôler les actions de l’ambassadeur en poste, Bernardo Attolico, et de presser la négociation d’un accord étroit entre Rome et Berlin.
Lors de cette rencontre entre Massimo Magistrati, et Herman Göring (alors ministre de l’Aviation) en décembre 1936, les deux pays sont déjà engagés militairement en Espagne sans que leurs interventions soient encore coordonnées : les échanges entre Herman Göring et le chargé d’affaires italien révèlent que les Allemands ont déjà envoyé des formations terrestres en Espagne, même si le ministre de l’Aviation se garde bien d’admettre que cette décision a été prise officiellement par les autorités du IIIe Reich (« Le général Göring reçut cette nouvelle avec un sourire de satisfaction et m'a dit qu'il en avait entendu parler [et de ne pas m’inquiéter »).
Cette rencontre marque le début de la coordination des efforts militaires italiens et allemands en Espagne dans le sillage de l’Axe Rome-Berlin officialisé un mois plus tôt (1er novembre 1936). Les deux puissances poursuivent les mêmes objectifs idéologiques : combattre l’influence communiste en Europe assimilée à une « Révolution destructrice ». Mais il s’agit surtout, pour les deux régimes totalitaires, de contrer l’influence de Moscou et des puissances françaises et anglaises en Espagne, en Méditerranée (considérée comme la chasse garde de l’Italie) et plus largement en Europe. De ce point de vue, une victoire de Franco remplacerait une démocratie favorable à la France par un régime placé dans l’orbite de Rome et Berlin.
Cet échange entre Göring et Magistrati révèle surtout la prudence des deux puissances italiennes et allemandes qui maintiennent l’ambiguïté et le flou sur leur engagement militaire en Espagne. Cette prudence est justifiée par la doctrine de « non-intervention » imposée par la France et l’Angleterre lors de la première réunion du Comité de non-intervention, dit « Comité de Londres » qui s’était tenue le 9 septembre et avait rassemblé vingt-cinq pays européens. Pour l’Allemagne et l’Italie, la non-intervention imposée par Londres et Paris constituait une option utile pour gagner du temps, évaluer la faiblesse des démocraties et imposer leur propre agenda géopolitique. Rome et Berlin s’appuyaient sur la peur du déclenchement d’un nouveau conflit européen pour intervenir militairement en Espagne sans reconnaître l’envoi de troupes et de matériel, un double jeu dont les opinions publiques n’étaient pas dupes mais qui permettait de sauvegarder les apparences d’un conflit limité à l’Espagne.
Berdah (Jean-François), La démocratie assassinée. La République espagnole et les grandes puissances 1931-1939, Paris, Berg International Éditeurs, coll. « Écritures de l'Histoire », 2000.
Canal (Jordi) et Duclert (Vincent) (Dir.), La guerre d’Espagne. Un conflit qui a façonné l’Europe, Paris, Armand Colin, 2016
Thomas (Hugh), La guerre d’Espagne. Juillet 1936-mars 1939, Paris, Robert Laffont, 1999.
Viñas (Ángel), La soledad de la República. El abandono de las democracias y el viraje hacia la Union Soviética. Barcelone, Crítica, 2010 [2006].
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