La cause animale fait partie des mouvements sociaux les plus marqués par les différences de genre. Observer des événements comme la veggie pride – la manifestation de la fierté d’être végétarien pour les animaux –, c’est constater immédiatement une nette prédominance de militantes. Parmi les porte-parole du mouvement, leur surreprésentation est manifeste : que l’on songe en France à Brigitte Bardot, à Hélène Thouy (co-présidente du parti animaliste), à Brigitte Gothière (directrice et co-fondatrice de l’association L214), ou encore à Ingrid Newkirk, fondatrice et présidente de la plus grosse organisation animaliste au monde, People for the Ethical Treatment of Animals. Si cette prépondérance féminine ne se vérifie pas systématiquement dans la répartition des postes de cadres des associations, elle est avérée à la base du mouvement.
Pour actuelle qu’elle soit, la mobilisation féminine au sein de l’entreprise de représentation des animaux n’est en fait pas nouvelle. Elle remonte même aux premiers moments de structuration de la cause, à la croisée des xviiie et xixe siècles et s’observe en Angleterre comme en France.
Des militantes reléguées au sein des organisations de protection animale
La Royal Society for the Prevention of Cruelty of Animals est créée en 1824 et, d’emblée, les militantes constituent la moitié des sociétaires, ce qui n’est pas rien au regard de la distribution genrée au sein des organisations philanthropiques, alors très largement dominées par les hommes. Cela s’explique notamment par l’augmentation voire la généralisation des animaux de compagnie au sein des familles de la bourgeoisie au xixe siècle. Les chats et certaines races de chiens relèvent désormais du domaine de l’intérieur des foyers et sont par conséquent intégrés à l’univers féminin. Plus fondamentalement, cette situation renvoie aux modalités de la construction du genre féminin dans la période : les femmes sont réputées appartenir au domaine de la « nature », ce qui leur donne une légitimité plus grande à s’engager et à parler au nom des bêtes. Malgré cela, dans ces organisations, elles demeurent cantonnées à des tâches et positions subalternes. Les dames patronnesses de la Société de protection des animaux française (apparue en 1845) sont ainsi reléguées dans le rôle de généreuses donatrices que l’on autorise à intervenir uniquement sur les sujets tels que l’éducation des enfants à la bonté envers les bêtes, sans qu’elles ne puissent ni voter ni revendiquer de position élective au sein de la société. Au sein de ce mouvement social émergent, reléguer les femmes dans une position subordonnée s’explique en partie par des enjeux de légitimation. Moqués par leurs adversaires pour leur sensibilité excessive et leur manque de virilité, les acteurs de la protection animale mettent en effet en avant les logiques rationnelles et matérielles de leur cause au détriment de l’émotivité et la sentimentalité supposées des militantes.
Le syncrétisme antivivisectionniste
Il faut attendre les dernières décennies du xixe siècle pour voir ces rôles subalternes remis en cause par l’affirmation d’un lien entre cause des femmes et cause animale. En Grande-Bretagne, alors que la première vague féministe conteste l’arbitraire de la domination masculine, l’antivivisection émerge comme une définition nouvelle de la représentation des intérêts des animaux. En partie produite par des journalistes actives dans la cause des femmes comme Frances Power Cobbe ou Anna Kingsford, la protestation contre la généralisation des pratiques de dissection opérée sur des animaux vivants s’articule à la contestation de l’autorité croissante exercée par les médecins et savants sur les corps et la définition de la « nature » des femmes. En Grande-Bretagne, les capacités oratoires et l’entregent des promotrices de cette acception novatrice du porte-parolat des animaux, leurs positions dans le champ intellectuel et au sein du mouvement féministe, favorisent les mises en relation. L’antivivisectionnisme est ainsi rapidement perçu par de nombreuses militantes féministes, à côté d’autres causes comme l’antivaccination, les mouvements de tempérance ou d’abolition de la prostitution, comme expression d’une même remise en cause de la légitimité des rapports de domination exercés par les savants et les médecins sur certains groupes sociaux.
En France, « vraies protectrices » contre « spécialistes »
À partir des années 1880, ces conceptions sont importées en France où des passeurs de sens tels qu’Anna Kingsford, très active sur le continent, mettent en relation les militantes. Fille d’un riche armateur londonien, journaliste et éditrice, spirite et militante des causes féministe, végétarienne et antivivisectionniste, Kingsford devient docteure de la faculté de médecine de Paris en 1880, dans le but de dénoncer de l’intérieur les dérives matérialistes de la science et de la médecine. Durant sa courte carrière militante (elle meurt en 1888 des suites d’une pneumonie, à l’âge de 41 ans), elle multiplie les interventions dans les organisations de la cause animale et l’espace public français pour faire connaître ses vues antivivisectionnistes. De manière plus discrète et moins systématique, des contacts sont pris entre militantes françaises et britanniques à l’occasion des premiers congrès féministes internationaux et dans des congrès d’œuvres féminines philanthropiques.
Au sein de la SPA, certaines sociétaires se saisissent dès lors de l’antivivisectionnisme pour s’opposer à une direction à l’époque pour partie constituée de médecins et de vétérinaires. Les militantes mettent en cause à la fois la complaisance de ces « spécialistes » vis-à-vis des pratiques cruelles des savants et l’impossibilité pour les femmes – qui se revendiquent contre leurs adversaires comme de « vraies protectrices », parce que désintéressées des profits de la science – de participer au processus électif au sein de la société. De ces conflits résultent des scissions et la création dans les années 1880 et 1890 d’une série de groupements antivivisectionnistes dans lesquels les militantes, issues principalement de la haute et moyenne bourgeoisie, sont majoritaires et occupent souvent des positions de premier plan. Cette cause mobilise aussi bien des figures célèbres de la première vague féministe de sensibilité républicaine, comme Jules Bois ou Maria Deraismes, que des figures proches des cercles socialistes et anarchistes, comme Louise Michel ou Marie Huot. L’articulation entre cause des femmes et antivivisectionnisme est cependant loin de faire l’unanimité parmi les féministes ; Hubertine Auclert prend ainsi position contre la zoophilie de Maria Deraismes, accusée de faire le jeu du masculinisme en multipliant les objets de lutte et en entraînant une dispersion des énergies militantes. Les interrelations se prolongent néanmoins dans les premières décennies du xxe siècle et des militantes multipositionnées, dont Séverine ou Marguerite Durand constituent des figures exemplaires, participent tout à la fois au mouvement d’émancipation des femmes et à la mouvance zoophile en évoquant régulièrement ces enjeux dans La Fronde.
Par la suite, les liens se distendent en France, du fait notamment du déclin et de la disparition des groupements antivivisectionnistes pendant l’entre-deux-guerres. Ceux-ci, qui avaient eu toutes les peines du monde à s’implanter dans le pays de Pasteur, sont balayés par les progrès médicaux comme la découverte de l’insuline, rendue possible grâce à des vivisections de chiens. Ne subsistent alors de ce courant de pensée que les refuges pour animaux errants, pensés pour partie comme moyen de priver les expérimentateurs d’une source de cobayes bon marché. Ce n’est qu’avec l’importation à partir de la fin des années 1980 des formalisations théoriques de l’antispécisme et du droit des animaux, dont les promoteurs entendent montrer l’intersectionnalité des dominations fondées sur le sexe et la race avec l’exploitation animale, ou avec les travaux d’une autrice comme Carol J. Adams que recommencent à être explorées les relations entre genre et cause animale.
Carrié, Fabien, « Vraies protectrices et représentantes privilégiées des sans-voix : l’engagement des femmes dans la cause animale française à la fin du xixe siècle », Genre & histoire, 22, 2018.
Donald, Diana, Women Against Cruelty. Protection of Animals in Nineteenth Century Britain, Manchester, Manchester University Press, 2020.
Kete, Kathleen, The Beast in the Boudoir : Petkeeping in Nineteenth-Century Paris, Berkeley, University of California Press, 1994.