Théâtre et politique en prison : le FLN aux Baumettes (Marseille, 1961)  


1. Représentation théâtrale par et pour les militants FLN, prison des Baumettes (Marseille), 23 juin 1961, archives départementales des Bouches du Rhône
1. Représentation théâtrale par et pour les militants FLN, prison des Baumettes (Marseille), 23 juin 1961, archives départementales des Bouches du Rhône

Les photographies clandestines d’un spectacle du FLN à la prison des Baumettes

Six hommes, sur une scène de fortune, devant un public assis, en rangs bien ordonnés, composant à peu de choses près un orchestre de chaâbi, musique populaire algérienne très en vogue dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale. Un sixième homme paraît écouter avec attention. Peut-être va-t-il chanter ? Devant eux, deux tabourets recouverts d’un tissu forment une tribune précaire, et une étrange banderole proclame fièrement « écran panoramique ». Derrière eux, une toile peinte représente un paysage. Un rideau de scène remonté laisse apparaître deux lettres, P et R, précédées d’une troisième lettre illisible. À l’arrière, côté jardin, une fenêtre occultée par un tissu sombre, bardée de barreaux.

Face à la scène, une assemblée d’hommes assis à même le sol regarde le spectacle avec attention. Peu de calvities, quelques rares têtes grisonnantes : l’assemblée paraît plutôt jeune, tout comme les six hommes présents sur scène.

La photo est prise en plongée, et l’on distingue à droite quelques formes floues, sans doute les vêtements d’autres personnes, situées au côté du photographe.

Quelle est donc cette étrange assemblée, sans femmes ni vieillards ni enfants ?

Cette photographie a été prise à la prison des Baumettes, à Marseille, le 23 juin 1961, à l’occasion de la fête de l’Achoura, dans une cour de promenade servant également à la pratique du sport et, occasionnellement, de cinéma, recouverte et obscurcie comme c’est le cas ici par un velum sombre. On y voit quelques-uns des plus de 630 détenus algériens incarcérés dans la prison phocéenne pour des faits en rapport avec la guerre qui, depuis près de sept ans déjà, ravage une Algérie en quête d’indépendance. Des détenus politiques, donc, qui ont obtenu depuis deux ans un régime de détention spécifique dit « régime A » qui consiste en un certain nombre d’aménagements et de droits supplémentaires, comme celui de lire la presse ou d’organiser des cours scolaires entre détenus.

La photographie est extraite d’une série de 39 clichés, provenant d’une même pellicule, réalisés clandestinement à l’occasion d’un après-midi de spectacle associant musique, théâtre, discours et chants collectifs. L’observation de la série permet de saisir un prisonnier-photographe mobile, parfois mêlé au public, parfois au bas de la scène, sur la scène elle-même, en coulisse, ou sur la travée qui surplombe la cour. Quelques autres photographies avaient été prises la veille, à l’occasion d’une répétition, lors d’un moment de détente : des détenus parodiant des soldats au garde-à-vous, un détenu habillé en femme tenant en joue l’un de ses compagnons, mains en l’air, à l’aide d’une fausse arme en bois peint, ou trois détenus accroupis dans une cellule, accoudés les uns sur les autres en un geste d’amitié fraternelle. Derrière eux, les toilettes, une lourde porte, la peinture écaillée, du linge étendu : trois hommes, donc, enfermés dans 9 mètres carrés.

Le détournement d’une pratique théâtrale jusque-là tolérée

La pratique du théâtre aux Baumettes était régulière et tolérée par la direction lors des occasions festives, pourvu qu’il s’agisse de pièces du répertoire classique. Elle s’y était notamment développée durant l’incarcération du dramaturge Mohamed Boudia, qui deviendra administrateur de la troupe du FLN à Tunis après son évasion en 1961 (deux de ses pièces ont été écrites en prison, dont Naissance, créée aux Baumettes). Au cours de ce spectacle joué au mois de juin 1961, les détenus outrepassent la tolérance qui leur est faite par la direction de la prison de jouer des pièces « ne présentant qu’un caractère anodin » et transposent en Algérie l’intrigue de celle d’Emmanuel Roblès, Montserrat (1948), portant sur la guerre civile au Venezuela (1810-1823). Ils y mettent en scène des soldats en uniformes français se livrant à des violences sur les populations civiles algériennes (photographie n°2). Leurs costumes et leurs armes proviennent des ateliers de la prison, où les détenus de droit commun fabriquent des panoplies militaires et des armes factices pour enfants. Les lettres, partiellement visibles sur le rideau de scène (photographie n°1), forment l’acronyme de Grand Peuple Révolutionnaire Anticolonialiste, dans un jeu de sens malicieux avec le réel GPRA, le gouvernement provisoire de la république algérienne. Au-dessous, visibles sur d’autres photos, on repère les lettres FLN et ALN, sans toutefois pouvoir en lire plus.

2.	Détenus FLN mettant en scène les violences exercées par l’armée française contre les populations civiles algériennes, prison des Baumettes (Marseille), 23 juin 1961, archives départementales des Bouches du Rhône
2. Détenus FLN mettant en scène les violences exercées par l’armée française contre les populations civiles algériennes, prison des Baumettes (Marseille), 23 juin 1961, archives départementales des Bouches du Rhône

Comment de tels clichés peuvent-ils avoir été pris dans un lieu où, en principe, toute prise de vue est interdite ? Cette histoire est précisément documentée par deux dossiers se trouvant aux archives nationales et aux archives des Bouches-du-Rhône.

D’après un rapport du directeur de la prison, quatre appareils photos y auraient été introduits à l’occasion de parloirs rapprochés, par des visiteurs les ayant transmis clandestinement aux détenus qui, en tant que politiques, avaient obtenu de la direction de ne pas être fouillés au retour. Cette série de photographies a pu être réalisée car les détenus FLN se trouvaient à cette date en quasi-autogestion dans les grandes prisons où leur nombre leur a permis de s’imposer. Aux Baumettes, six surveillants seulement sont affectés à une division de plus de 600 détenus, administrés par un comité de détention qui s’y déplace librement et qui maintient une stricte discipline interne, garantissant un calme suffisant aux yeux de la direction. Il est donc tout à fait probable qu’aucun surveillant n’ait été en mesure de contrôler réellement ce qui se passait ce jour-là dans une assemblée si nombreuse et pour peu que le détenu photographe ait été membre du comité de détention, il a pu se déplacer sans la moindre difficulté durant le spectacle et multiplier ainsi les angles de vue.

Une pellicule saisie par l’autorité pénitentiaire

Reste à savoir comment les photographies se sont retrouvées dans ce carton d’archives marseillais où je les ai découvertes en août 2015.

Les différents rapports du directeur des Baumettes à sa hiérarchie permettent d’en retracer le parcours. La veille du spectacle, au cours des répétitions, un surveillant surprend les détenus en train de se photographier. Il en informe le directeur en prenant son service le lendemain matin. Mais le nombre des détenus rassemblés pour le spectacle (plusieurs centaines, vraisemblablement l’intégralité du groupe FLN marseillais) ne permet pas de saisir l’appareil sur le champ, d’autant qu’un rapport des renseignements généraux fait état de menaces proférées à l’encontre du surveillant quelques jours plus tard, à l’extérieur de la prison.

3.	Détenus FLN acteurs, posant en costume dans une cour de la prison des Baumettes (Marseille), vraisemblablement le 22 juin 1961, archives départementales des Bouches du Rhône
3. Détenus FLN acteurs, posant en costume dans une cour de la prison des Baumettes (Marseille), vraisemblablement le 22 juin 1961, archives départementales des Bouches du Rhône

Il faut une longue négociation entre le directeur de la prison et Mohamed Daksi, porte-parole des détenus FLN, pour que soit récupéré dans un premier temps l’appareil, et plusieurs jours après, la pellicule. Celle-ci fut ensuite développée dans les locaux de la police marseillaise, puis transmise à la direction de l’administration pénitentiaire avant de terminer dans le carton d’archives que j’ai pu consulter.

L’affaire prend rapidement un tour politique quand le député et patron de presse marseillais Jean Fraissinet, figure nationaliste farouchement « Algérie française », interpelle le garde des Sceaux Edmond Michelet à l’Assemblée le 11 juillet 1961. Durant plusieurs semaines, le député utilise cet épisode pour dénoncer la politique d’un gouvernement en pleine négociation avec le FLN. La polémique entraîne une fouille générale des quartiers de détention algériens le 19 juillet, sur demande du préfet alerté par Fraissinet de la présence d’armes en détention. La fouille se déroule dans un climat de grande tension, en présence de quatre sections de CRS stationnés sur l’ensemble des passerelles et coursives de la prison. Cet épisode inaugure une période de reprise en main par la direction de la prison, entrainant le déclenchement d’une grande grève de la faim des détenus FLN en septembre 1961.

Bibliographie

André Marc, « L’itinérance carcérale durant la guerre d’indépendance algérienne : entre logique de répression étatique et stratégie de résistance individuelle », Revue historique, vol. 698, n°2, 2021, p. 409-445.

Layani Fanny , « Fresnes, “prison algérienne” ? (1954-1962) », L’Année du Maghreb, n°20, 2019, p.179-194.

Layani Fanny, « Ce que la guerre fait aux prisons. L’impact de la guerre d’indépendance algérienne sur les prisons de métropole », Criminocorpus [En ligne], 13 | 2019, mis en ligne le 09 septembre 2019, url : http://journals.openedition.org/criminocorpus/6274

Vimont Jean-Claude, La prison politique en France. Genèse d’un mode d’incarcération spécifique. xviiie-xxie siècles, Paris, Anthropos, 1993.


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