Mise au point : l’offensive allemande du printemps 1918, succès tactique et échec stratégique
Le 6 avril 1917, la déclaration de guerre des États-Unis à l’Allemagne renforce le camp de la Triple Entente (Grande-Bretagne, France et Empire russe). Mais à partir du mois de juillet 1917, la désorganisation progressive de l’armée russe et l’armistice signée par les Bolchéviques à Brest-Litovsk (3 mars 1918) libère le Front de l’Est et permet aux puissances centrales de renforcer leurs effectifs sur d’autres fronts. Le général allemand Erich Ludendorff est conscient qu’il ne lui reste que quelques semaines pour concentrer ses troupes sur le Front de l’Ouest avant que le corps expéditionnaire américain ne se mette en ordre de bataille. Il décide alors de lancer au printemps 1918 une grande offensive sur le front occidental. C’est la Kaiserschlacht, la « bataille de l’Empereur », la bataille décisive qui doit amener la victoire en provoquant d’abord la défaite des troupes britanniques puis, dans un second temps, des troupes françaises.
L’attaque allemande débute dans la Somme le 21 mars 1918, à 4 heures 20 du matin : c’est l’opération Michael. 6 473 canons et 3 532 mortiers préparent le terrain pendant 5 heures avant que les divisions d’assaut de l’infanterie n’entrent en scène pour infiltrer les lignes ennemies. La supériorité tactique et opérationnelle allemande est incontestable : dotées d’une grande puissance de feu tout en étant très mobiles, les Sturmtruppen (troupes d’assaut) parviennent à rompre le Front de l’Ouest enlisé depuis l’hiver 1914-1915 dans ce que l’historien François Cochet appelle le « système-tranchées », système défensif constitué d’un enchevêtrement de tranchées de plus en plus nombreuses et ramifiées. Sonnés, les alliés reculent avant que Ludendorff n’engage de nouvelles attaques : l’offensive « Georgette » le 9 avril 1918 en Flandres, dans la région d’Ypres ; l’offensive « Blücher » le 27 mai 1918 sur le Chemin des Dames, dans l’Aisne ; l’offensive « Gneisenau » trois jours plus tard dans le secteur de Montdidier. Dans le même temps, les Allemands bombardent Paris au moyen de canons à très longue portée, restés dans la mémoire collective sous le sobriquet de « Grosse Bertha ». En juin 1918, les Allemands ne sont plus qu’à 90 kilomètres de Paris.
Pour les troupes britanniques, le premier choc est terrible et les pertes sont importantes : au soir du 21 mars 1918, ils enregistrent la mort de 17 000 de leurs Tommies et la capture de 21 000 hommes par les troupes allemandes. Au sein des armées françaises, la situation n’est pas meilleure : des régiments entiers sont privés des liaisons avec les autres unités, incapables de se repérer sur le champ de bataille et privés de ravitaillement. Après des années de guerres de position, les poilus doivent réapprendre la guerre de mouvement.
Si la percée allemande se traduit par de véritables succès tactiques, elle ne parvient pas à renverser le rapport de force sur un plan stratégique. Certes, les offensives du printemps 1918 confirment la justesse des vues allemandes : les petits groupes de combattants très mobiles et puissamment armés s’avèrent très efficaces face au système défensif des tranchées. Mais si les troupes françaises et britanniques reculent dans un premier temps devant les assauts allemands, elles parviennent finalement à résister. Le front de l’Entente plie mais ne rompt pas et c’est alors une victoire défensive qui se dessine, alors même que tous les belligérants étaient convaincus que seule l’offensive permettrait de triompher.
Incapables de se regrouper devant Paris, les armées du Kaiser s’épuisent pour finalement refluer à l’issue d’une seconde bataille de la Marne, réédition de 1914. Initié le 18 juillet 1918 dans le secteur de Château-Thierry, le rebond allié profite pleinement de la supériorité numérique que lui offre le corps expéditionnaire américain, désormais au complet. Pour les troupes du Kaiser, le combat est inégal. De l’aveu même de Ludendorff, le 8 août 1918 est un « jour de deuil » : à elle seule, la IIe armée allemande perd 48 000 hommes en 24 heures. À partir des mois de septembre et octobre 1918, malgré les derniers assauts allemands, la défaite militaire apparaît inéluctable pour les Empires centraux, épuisés par le conflit.
Document texte : le témoignage d’Ernst Jünger dans Orage d’acier (1920)
« Nous nous racontâmes sans vain luxe de paroles nos aventures et nous tendîmes les gourdes et les tablettes de chocolat, puis l’avance fut reprise ‘à la demande générale’. Les mitrailleurs, sentant sans doute leur flanc menacé, avaient disparu. Nous avions dû gagner jusqu’à présent trois ou quatre kilomètres. Le creux grouillait maintenant de troupes d’assaut. De l’arrière, à perte de vue, elles arrivaient en lignes de tirailleurs, en files ou en colonnes par groupes. Nous étions malheureusement trop tassés ; dans l’assaut, nous n’avions par chance, aucune idée précise de la gravité de nos pertes.
Nous parvînmes à la colline sans rencontrer de résistance. Sur notre droite, des silhouettes en kaki sautèrent hors d’un élément de tranchée. Nous suivîmes l’exemple de Breyer qui, sans ôter sa pipe de sa bouche, s’arrêta un moment pour les viser, puis poursuivit son avance.
La colline était truffée d’une série d’abris disposés irrégulièrement sur sa pente. Ils ne furent pas défendus ; il est probable qu’on n’y avait pas encore pris garde à notre approche. Peut-être quelques-uns d’entre eux étaient-ils inoccupés. Tantôt, des vapeurs qui en jaillissaient nous montraient qu’on les enfumait au passage ; tantôt leurs occupants en sortaient, blêmes et les bras en l’air. On leur fit livrer leurs gourdes et leurs cigarettes, puis on leur montra la direction de l’arrière, dans laquelle ils s’enfuirent à toutes jambes. Un jeune Anglais s’était déjà rendu à moi lorsqu’il fit soudain demi-tour et redisparut dans son abri. Comme il persistait, en dépit de mes sommations, à ne pas vouloir quitter sa cachette, nous mîmes fin à ses hésitations de quelques grenades et poursuivîmes notre route. Un étroit sentier se perdait au-delà de la crête. Un poteau indicateur nous apprît qu’il menait à Vraucourt. Tandis que les autres s’attardaient auprès des abris, je passai la crête avec le lieutenant Heins.
De l’autre côté du vallon, on distinguait les ruines du village de Vraucourt. Devant elles, des éclairs jaillissaient d’une batterie de campagne, dont les servants, à l’aspect et sous le feu de la première vague d’assaut, se replièrent sur le village. Les défenseurs d’une série d’abris aménagés dans un chemin creux en sortirent également et s’enfuirent. J’en abattis un au moment où il bondissait hors du premier abri. »
Jünger, Ernst, Orages d’acier, Paris, Le Livre de Poche, 2021, p. 316-317.
Éclairages : au cœur de l’offensive allemande de 1918, le témoignage d’Ernst Jünger (1920)
Publié à compte d’auteur en 1920, Orages d’acier est probablement le roman le plus célèbre écrit sur la Première Guerre mondiale en Allemagne, avec À l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque et Quatre de l’infanterie d’Ernst Johannsen. Il est vrai que son auteur traverse toute l’histoire de l’Allemagne du xxe siècle, des horreurs de la Grande Guerre à celles de la Seconde Guerre mondiale, avant de devenir une figure de la réconciliation entre Paris et Berlin. C’est ainsi qu’en 1995, alors âgé de 100 ans, il est reçu à l’Élysée par François Mitterrand, Président de la République et grand amateur de littérature. En 2008, consécration suprême, il est le deuxième écrivain de langue allemande, après Bertold Brecht, à être publié dans la prestigieuse collection Pléiade des éditions Gallimard.
Dans cet extrait qui rend compte de l’offensive du 21 mars 1918 à laquelle il prend part, dans le Pas-de-Calais, au sein d’une compagnie de Sturmtruppen (troupes d’assaut) du 73e régiment d’infanterie de Hanovre, Ernst Jünger revient sur un moment décisif de la Première Guerre mondiale, la « bataille de l’Empereur ». L’extrait proposé ne doit pas être pris au pied de la lettre : il s’agit bien d’une œuvre littéraire et non d’un témoignage brut consigné directement sur le champ de bataille. En effet, si l’auteur utilise les carnets qu’il remplit tout au long de la campagne pour publier son « journal » de guerre, son expérience combattante fait ici l’objet d’une réinterprétation indissociable d’une démarche artistique. Il s’agit bien pour Ernst Jünger d’écrire une œuvre littéraire à partir de ses carnets de guerre, comme il l’affirmera dans la préface de l’édition allemande d’Orages d’acier en 1924. Aussi est-il vain de chercher à démêler dans cette œuvre le vrai du faux, le vraisemblable du peu probable.
Ce qui compte dans ce texte, ce sont les impressions : la froideur implacable des mitrailleuses, la force impitoyable des munitions d’artillerie, les effroyables destructions opérées par les troupes allemandes, la progression inéluctable, tel un rouleau compresseur, des troupes d’assaut, les Orages d’acier (feux d’artillerie) qui réduisent à néant, ou presque, les combattants adverses. D’une plume subtile, Ernst Jünger décrit dans ces quelques lignes la déshumanisation du champ de bataille, un espace où l’avancée des Sturmtruppen ressemble, d’une certaine manière, à la fumigation d’un terrier (« Un jeune Anglais s’était déjà rendu à moi lorsqu’il fit soudain demi-tour et redisparut dans son abri. Comme il persistait, en dépit de mes sommations, à ne pas vouloir quitter sa cachette, nous mîmes fin à ses hésitations de quelques grenades et poursuivîmes notre route »). Aussi, quand il est visible, le combattant est comme animalisé, semblable à un gibier en proie à une horde de chasseurs.
La plume d’Ernst Jünger se place à la hauteur d’hommes confrontés à la guerre de mouvement après une longue immobilisation dans les tranchées. En effet, le « système-tranchées » condamne les combattants à se dérober à la vue de l’ennemi. Dans ce cadre réduit, le regard du soldat se heurte nécessairement aux contreforts de la tranchée car regarder au loin, c’est prendre le risque d’être vu et abattu. Le contraste est donc saisissant avec l’ivresse du mouvement décrit par Ernst Jünger (« Nous parvînmes à la colline sans rencontrer de résistance ») et la possibilité d’embrasser du regard l’ensemble du champ de bataille, telle cette « colline » dépeinte comme étant « truffée d’une série d’abris disposés irrégulièrement sur sa pente ».
L’extrait présenté pose également une autre question, celle de l’esthétisation de la guerre. Dans Orages d’acier, la plume d’Ernst Jünger fait merveille et révèle un grand écrivain, ce qui pose un épineux dilemme : même appréhendée au prisme de la littérature, la guerre, plus encore cette Grande Guerre qui accouche d’un profond pacifisme, peut-elle être « belle » ? Là est toute l’ambiguïté d’un texte qui, constamment réédité au cours des années 1920, ne comporte aucune critique de l’armée allemande et l’assimile constamment à une grande « famille ».
Beaupre, Nicolas, Ecrire en guerre, écrire la guerre. France, Allemagne, 1914-1920, Paris, Editions de CNRS, 2006.
Le Naour, Jean-Yves, 1918. L’Étrange victoire, Paris, Perrin, 2016.
Strohn, Matthias (ed.), 1918 Winning the War, Losing the War, Bloomsbury, 1988.
Zabecki, David T., The Germans 1918 Offensives. A Case Study in the Operational Level of War, Londres, Routledge, 2006.