Contexte : l’impact psychologique des bombardements à Paris (printemps 1918)
Au printemps 1918, les armées allemandes installent à 120 km de Paris plusieurs canons de longue portée dont les premiers obus atteignent la capitale le 23 mars 1918. Pour la presse parisienne, ces tirs sont d’abord portés au crédit de la « Grosse Bertha », du nom de la pièce d’artillerie fabriquée par les usines Krupp et utilisée principalement en 1914 contre les forts militaires en Belgique et en Lorraine. En réalité, ces munitions ont été tirées par les nouveaux canons de très longue portée développés par l’armée allemande, surnommés Pariser kanone (canons parisiens), dont l’utilisation s’est révélée moins efficace pour son emploi tactique que par les effets psychologiques sur la population parisienne.
Ce n’est pas la première fois que des obus atteignent Paris depuis le début des hostilités. Mais ces attaques étaient jusqu’alors menées, très ponctuellement, par l’aviation allemande (Taubes, Gothas, dirigeables Zeppelin) avec un bilan humain très limité (quelques dizaines de morts et de blessés) au regard des pertes civiles et militaires sur le front occidental. Entre le 23 mars et le 8 août 1918, le bombardement de Paris par l’artillerie lourde (plus de 300 obus et 250 morts) marque l’opinion publique. Au moment même où l’avancée allemande fait craindre une défaite, l’impact psychologique de ces bombardements se lit directement dans la presse.
Le 29 mars 1918, le bombardement de l’église Saint-Gervais à Paris est abondamment commenté en raison de son bilan particulièrement lourd : 91 morts et 68 blessés. Pour les catholiques, une telle date n’est pas une coïncidence : ce jour est en effet celui du Vendredi saint et de nombreux croyants voient dans ce bombardement un signe de la Providence. La presse réactive à cette occasion le thème religieux d’une guerre pour la civilisation et la foi chrétienne, déjà mise en scène pour dénoncer les bombardements de la cathédrale de Reims en septembre 1914.
À l’impact psychologique des bombardements allemands sur Paris répond donc une mobilisation pour dénoncer les atrocités allemandes. En France, cette rhétorique est orchestrée, entres autres, par la Section photographique des armées (SPA, ancêtre de l’actuel ECPAD), créée en 1915 dans le but de « prendre tous clichés intéressants au point de vue historique (destructions, ruines…), au point de vue de la propagande par l’image à l’étranger, au point de vue des opérations militaires ». C’est ainsi que le bombardement, le 11 avril 1918, de la maternité de l’hôpital Baudelocque, boulevard du Port-Royal à Paris, fait l’objet d’une photographie par ce service (Ill.1) qui met en scène le massacre de victimes innocentes (4 morts et plusieurs blessés). Cette photographie, désormais conservée dans les fonds du Musée Carnavalet, est reprise par le journal L’Excelsior le 13 avril 1918, accompagnée d’une photographie de nouveau-né, sur une première page dénonçant « le nouveau crime allemand». Et le journal populaire de préciser : « Après une église bombardée le vendredi saint, c’est une crèche qu’atteint un de leurs obus. Là encore, les victimes sont des femmes et des enfants : de tout petits enfants ».
Archive : stupeur et tremblements des Parisiens, le témoignage du député Henri Galli (mars 1918)
« 21 mars 1918 […]
19 heures
Vers dix-huit heures et demie, le bruit s’est répandu, au Palais-Bourbon, comme une traînée de poudre, que l’offensive était commencée. Les Allemands attaqueraient sur tout le front. […]
23 mars 1918
L’alerte de cette nuit n’a pas duré. À peine avons-nous entendu des canonnades lointaines ; mais, ce matin, tandis que je lisais mes journaux dans mon lit, de violentes détonations me font tendre l’oreille. […] Boum, boum ! Ce sont des bombes. Et pourtant, ni avions, ni bruits de moteurs. […]
C’est rue Charles V. Je m’y précipite. J’arrive avec les pompiers. Le toit est crevé. La bombe a démoli l’étage supérieur et fortement endommagé celui qui est au-dessous, habité par des prêtres. Ceux-ci étaient à l’office à Saint-Paul. Mais une servante restée là est tuée. On emporte son cadavre. Je ramasse des éclats qui sont d’obus et non de bombe. Il y a des fragments de bague. Tout cela est étrange. Une de nos pièces de barrage a-t-elle tiré sur Paris ? Mais on ne les entend même pas. Notre canon se tait. […]
Je sais qu’une bombe vient de tomber rue François Miron sur le vieil hôtel de Beauvais. J’y arrive, en même temps que Poincaré, Clemenceau, le général Mordacq et le préfet de police.
Le projectile est tombé dans la cour, a crevé le sol et la voûte d’une cave où il a fait explosion. Les pompiers placent une échelle, mettent leur masque et descendent par le trou. Ils visitent cette cave et remontent après exploration. Ni morts, ni blessés.
- Je ne comprends rien à ce bombardement, me dit Poincaré. Les avions ennemis n’ont pas été signalés. On ne les entend pas, d’où viennent les bombes ?
Même observation de Clemenceau qui s’étonne que nos aviateurs du Bourget ne se soient pas montrés plus tôt. […]
J’ai l’explication une heure plus tard, rue Charles V où je suis retourné et où je rencontre M. Kling du laboratoire municipal. Pas de doute, me dit-il, nous sommes bombardés non par avion, mais par canon.
Comment, à 120 kilomètres ? C’est du Jules Verne que vous me contez là !
Non, tous mes renseignements concordent : la nature des projectiles, leur direction, les intervalles des explosions, les travaux de Krupp, les observations de nos avions. La batterie qui nous bombarde est en position près de Saint-Quentin. Chaque pièce peut tirer quinze coups et Paris est une fameuse cible !
Je me demande encore si je ne rêve pas. […] Il fait un temps de joie et le soleil resplendissant éclaire les horreurs imaginées et réalisées par une science abominable au service d’un peuple de brigands. »
Galli, Henri (édition présentée par Henri-Galli, Pascal et Nivet, Philippe), Journal politique de la Grande Guerre 1914-1918. La IIIe République sur le vif, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, tome 2, p. 1439-1443.
« Jules Verne », c’est le premier nom qui vient à l’esprit d’Henri Galli, député républicain, proche de Paul Déroulède et figure de la Ligue des Patriotes, pour imaginer la distance parcourue (« 120 km ») par les obus tirés sur Paris le 23 mars 1918. Cette référence à une œuvre attachée aux progrès scientifiques du xixe siècle témoigne de l’étonnement des contemporains face à la puissance de cette arme nouvelle développée en Allemagne.
Pourtant, ce bombardement de la capitale n’est pas complètement inédit. Pendant la guerre de 1870, alors que Paris est assiégée, la ville est déjà la cible des canons allemands. Mais il est vrai que ceux-ci sont d’une ampleur bien moindre et les dégâts beaucoup moins importants. De même, dès le 30 août 1914, alors que les troupes allemandes ne sont qu’à quelques dizaines de kilomètres de Paris, un pilote de Taube vient survoler la capitale et jette, à la main, trois bombes, sans causer la moindre victime, n’occasionnant que de minces dégâts matériels. Depuis, les aviateurs allemands, à bords de Taube, de Gotha ou de dirigeable Zeppelin ont provoqué quelques attaques spectaculaires sur Paris auxquels répondaient l’aviation française à partir de la base aérienne du Bourget. C’est pourquoi, le premier réflexe d’Henri Galli incrimine l’aviation allemande avant de comprendre, stupéfait, qu’il s’agit bien de canons de longue portée.
Ce témoignage illustre l’indignation morale face à ces nouvelles méthodes de guerre qui s’en prennent aux populations civiles. Les bombardements de villes « non défendues » sont pourtant interdits par les conventions internationales de La Haye de 1899 et 1907. Ces accords stipulent que « les belligérants n’ont pas un droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l’ennemi ». Ce faisant, la Première Guerre mondiale apparaît comme le moment d’une vaste faillite du droit international en effaçant la distinction entre civils et militaires.
Pour Henri Galli, ce bombardement est bien le témoignage d’ « une science abominable au service d’un peuple de brigands ». Cette dénonciation de la barbarie allemande se retrouve à plusieurs reprises dans ses carnets où ce nationaliste, doublé d’un antisémite pathologique, dénonce les effets dévastateurs de la « science boche ». Cette détestation de l’ennemi est une caractéristique marquante de ce que certains historiens, à la suite des travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau et d’Annette Becker, ont proposé d’appeler la « culture de guerre », à savoir le système de représentations mentales capable de donner du sens au conflit.
Ces bombardements créent un climat de tension propice à l’émergence de nombreuses « rumeurs » et autres « fausses nouvelles » sur la provenance de ces tirs. Dans un article aujourd’hui célèbre, le médiéviste Marc Bloch avait déjà proposé ses « réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre », texte tiré pour une large part de son expérience des tranchées. Mais son analyse vaut aussi pour l’arrière, et au premier titre à Paris, tant le conflit exacerbe les esprits. C’est ainsi qu’Henri Galli note dans son journal, le 21 mars 1918, que la nouvelle de l’attaque allemande se répand « comme une traînée de poudre » dans les travées de l’Assemblée nationale. S’il ne donne pas le détail, tout porte à croire que les nouvelles véhiculées par le bouche-à-oreilles ne sont pas toutes vraies.
Audoin-Rouzeau, Stéphane et Becker, Annette, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000.
Bloch, Marc, « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre », Revue de synthèse historique, T.33, n°7, 1921. p. 13-86.
Hippler, Thomas, Le Gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014.