Un Paris vert
Au xviiie siècle, Paris se recouvre d’un vert manteau de fleurs, d’arbres et de plantes en tous genres, si bien que la nature végétale devient présente dans toute la ville. Cette nature y est alors à la fois utilitaire, avec les jardins potagers et les espaces de maraîchage, et récréative, comme en témoignent les nombreux jardins d’agrément qui ouvrent à la promenade publique à partir de la seconde moitié du xviie siècle. D’après une note de l’Atelier parisien d’urbanisme, en 1730, la nature couvre plus de 73% des 105 km2 du Paris d’aujourd’hui, et environ 19% du Paris dans ses limites du xviiie siècle. Le jardin des Tuileries (16 ha) [Illustration 1], le couvent des Chartreux (16 ha), le jardin du Luxembourg (13 ha) et le Jardin du Roi (8 ha) représentent alors près de 50% de l’ensemble des parcs et jardins. Outre les jardins royaux et ceux des particuliers, ceux des congrégations religieuses, généralement clos et composés de vergers, de potagers et de jardins d’agrément, constituent une part significative des jardins dans la ville. Enfin, les boulevards et les allées comme celle des Champs-Élysées sont également plantés.
Au cours du xviiie siècle, les cours et les jardins particuliers tendent à régresser dans le centre de Paris, d’autant plus que la pression démographique aboutit à la prolifération des constructions anarchiques, et que les opérations royales d’urbanisme mènent parfois à la disparition de certains jardins. Ainsi, en 1773, un jardin fleuriste et des potagers avec arbres fruitiers doivent céder leur place à la nouvelle halle aux veaux sur un enclos vendu par les Bernardins. Cependant, la construction de grands jardins au cœur de la métropole apparaît aux yeux des contemporains comme une nécessité pour remédier aux miasmes de la ville dans un espace urbain qui, idéalement, devrait être aéré et fluide. En vertu de la doctrine médicale néo-hippocratique en vigueur, les jardins, tout comme les places publiques, sont donc investis d’une capacité à améliorer la salubrité générale de la ville. Selon l’architecte Pierre Patte, la taille des jardins dans la ville importe cependant moins que leur répartition homogène.
Plantes lointaines, plantes locales
Paris devient aussi au xviiie siècle l’un des lieux emblématiques de l’acclimatation des espèces végétales exotiques. Dès 1714, plusieurs serres sont construites au Jardin du Roi pour acclimater des caféiers de Java provenant des Provinces-Unies et offerts à Louis XIV par le bourgmestre d’Amsterdam, avant d’être transplantés aux Antilles, témoignant de l’ouverture des horizons impériaux du royaume [Illustration 2]. Parallèlement aux serres royales (Choisy ou encore Versailles), les serres privées se multiplient tout au long du siècle au point de devenir des éléments essentiels de la culture matérielle des jardins parisiens au xviiie siècle. Celles de M. Bombarde, à proximité du Luxembourg, ou celles du duc d’Ayen, dans le faubourg Saint Germain, figurent parmi les plus notables en 1759 nous apprend Jèze dans son Tableau de Paris, sans oublier leur diffusion remarquable dans le faubourg Saint-Marcel. Cet engouement est motivé par la consommation ostentatoire et distinctive, la curiosité et l’intérêt plus proprement scientifique, à l’image des serres tropicales de Monceau, où le jardinier écossais Thomas aménage la collection de plantes pour constituer une école de botanique dévolue au duc de Chartres et à ses enfants.
La végétation dans Paris n’est pas uniquement exogène. Il faut régulièrement assurer l’entretien de la végétation ordinaire des jardins royaux qui se parent d’ormes, de tilleuls, de marronniers, mais aussi de buis et de charmille. C’est le rôle qu’endossent six pépinières royales que l’on retrouve à Marly, à Choisy, mais surtout au Roule dans le faubourg Saint-Honoré. Elles sont censées fournir les jardins et les allées des maisons royales en fleurs, arbres et arbustes. La pépinière du Roule, dont la première mention remonte à 1669 avant son déplacement en 1720, approvisionne essentiellement les jardins de la capitale pour leurs regarnis. Pour le pouvoir royal, il est cependant difficile de réguler les tensions nées de sa mission de fournir les jardins publics et de satisfaire les demandes que formulent les aristocrates et les membres du clergé aux pépinières pour regarnir leurs jardins. Dans la mesure où les jardins privés participent eux aussi à l’acclimatation des essences, il est souvent complexe pour l’administration de différencier les besoins en fonction du statut des jardins, d’autant plus que l’économie du végétal repose sur des relations clientélistes typiques de la société d’Ancien Régime. Cette problématique conduit à de fréquents épisodes de pénurie et à la fermeture de la pépinière du Roule en 1773.
Une ceinture verte
Les pépinières privées tendent donc à se multiplier dans la seconde moitié du xviiie siècle, témoignant des logiques de commercialisation du végétal en ville. À Paris et en Île-de-France, le dynamisme de l’arboriculture fruitière répond à une demande urbaine croissante, soutenue par un engouement jamais démenti des élites à l’égard de ce type de culture (les pêches de Montreuil, les ananas de Choisy ou les fraises de Meudon). Cette frénésie jardinière est largement soutenue par la publication de traités d’horticulture et de catalogues de plantes, ainsi que par l’attrait notable des élites citadines pour le jardinage. Les pépinières essaiment alors tout autour de la capitale, au point de former une véritable ceinture verte de Fontenay-aux-Roses au Pré‑Saint-Gervais. La route reliant Choisy à Vitry constitue en particulier l’un des axes pépiniéristes les plus denses aux côtés de Villejuif. Si les pépinières vitriotes, réputées notamment pour la culture des cognassiers, approvisionnent massivement la capitale, leur zone de chalandise s’étend à l’échelle du royaume et inclut des villes comme Bordeaux, Montauban, Abbeville ou encore Rouen. Louis-François de Calonne prétend même que de nombreux plants des pépinières de Vitry sont écoulés sur les marchés africains, américains, russes et suédois.
Dès les années 1770, la construction de nouveaux jardins paysagers à Paris, dans le style anglo-chinois, témoigne de nouvelles sensibilités aux formes irrégulières et sinueuses de la nature contre la symétrie du jardin à la française jugée trop froide. Ces nouveaux jardins, appelés aussi « folies », se déploient à l’ouest de la capitale, là où la spéculation du siècle est la plus prometteuse, dans des espaces moins densément bâtis, mais relativement proches des nouveaux espaces de promenade et des lieux de divertissement fréquentés par la population parisienne [illustration 3]. Le jardin aménagé à Bagatelle par Thomas Blaikie pour le comte d’Artois, à partir de 1777, en est un parfait exemple. Les premières plantations sont des alaternes, des lauriers-tins et des genêts d’Espagne qui servent d’écrin à l’obélisque, au pont chinois, à la maison gothique ou encore au tombeau d’un pharaon, autant de fabriques devant faire du lieu un « pays d’illusion » qui serait de tous les lieux et de tous les temps.
La nature végétale est donc ancienne à Paris. Ses racines remontent en partie à l’époque moderne, alors que les jardins connaissent un franc succès : ils apparaissent alors comme un moyen de pallier l’insalubrité des villes, d’alimenter la population et de mettre à disposition des citadins des espaces récréatifs. Si les jardins d’agrément s’ouvrent progressivement au public, ce n’est qu’à la Révolution française qu’ils deviennent des espaces entièrement publics et nationaux. Sous la Convention nationale, les plantes ornementales des jardins des Tuileries et du Luxembourg sont ainsi remplacées par des tubercules de pommes de terre et de betterave, mais aussi par des turneps, des navets et des topinambours afin de pourvoir à l’alimentation de la Nation.
Mathis, Charles-François, Pépy, Émilie-Anne, La ville végétale. Une histoire de la nature en milieu urbain (France, xviie-xxie siècle), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017.
Spary, Emma, Utopia’s Garden: French Natural History from Old Regime to Revolution, Chicago, University of Chicago Press, 2000.
Synowiecki, Jan, Paris en ses jardins. Nature et culture urbaine dans Paris au xviiie siècle, Ceyzérieux, Champ Vallon, 2021.