Le « génie végétal » désigne, selon une acception forgée dans la seconde moitié du xxe siècle, l’ensemble des techniques utilisant les végétaux vivants pour des aménagements variés, en particulier la stabilisation de berges ou de talus, la fixation des rivages, ou encore la dépollution des sols, des eaux ou de l’air. Les objectifs de maintien de la biodiversité et de lutte contre le réchauffement climatique, auxquels vient s’ajouter la question des sensibilités paysagères, font de ce savoir-faire un élément clé des gestions environnementales contemporaines. Cette « bio-ingénierie » est, de nos jours, souvent opposée au « génie civil » associé aux interventions plus minérales. Cette appréciation d’une ingénierie végétale, plus proche de la nature, tire très largement ses origines dans des pratiques et des débats du siècle des Lumières. Elle interroge les modalités de circulations des techniques entre expertise profane et savoirs légitimes, mais aussi les retours d’expériences d’un territoire à l’autre.
Un génie végétal populaire : savoirs paysans et ménagements de la nature
Apprivoiser les dynamiques de la nature est un enjeu crucial pour les sociétés agraires préindustrielles pour lesquelles les végétaux de l’inculte (saltus) constituent une ressource essentielle. En Bretagne, l’ajonc des landes fournit de précieux fertilisants mélangés aux fumiers de cour et d’étable ; en bas Languedoc, dans les garrigues du Lodévois, le genêt d’Espagne est taillé et semé à la fin de l’époque moderne parce qu’il fournit, outre du fumier, des fibres textiles qui offrent un substitut à la laine. Ainsi, des végétaux font partout l’objet de soins spécifiques parce qu’ils constituent des ressources essentielles à la culture des champs (ager), à l’artisanat rural ou à l’économie domestique. Les haies et les ripisylves, ménagées sur les berges des cours d’eau, sont indissociables de ces pratiques quotidiennes de mise en ressource des végétaux dans ces sociétés préindustrielles.
Le long des cours d’eau ou sur les littoraux, certains végétaux sont utilisés comme outils de micro-aménagements. Avec sa forme de têtard, le saule ou osier est l’essence la plus emblématique de ce génie végétal populaire. Taillé et bouturé dans les fonds de vallée, il fournit petit bois et matériau de vannerie. Son réseau racinaire permet, en outre, de stabiliser les berges et de prévenir les submersions. En 1758, un « Mémoire sur la culture de l’osier » publié dans le Journal Œconomique constate que « les propriétaires riverains plantent souvent de l’osier dans [leurs] terreins, pour conserver leurs héritages, parce que l’osier résiste mieux qu’autre chose aux inondations », avant de préciser que « le limon que les eaux y laissent, en se retirant, ne le fait que multiplier davantage ». Sur les littoraux où le sel contraint la flore, des végétaux halophiles comme l’oyat, le pin maritime ou le tamaris sont employés semblablement pour lutter contre la mouvance des sédiments, tout en étant pourvoyeurs de combustible, voire de bois d’œuvre. Ces « savoirs écologiques locaux », pour reprendre une expression forgée par les anthropologues, sont enchâssés dans des environnements singuliers et constituent une forme empirique de recours au génie végétal.
Les ingénieurs et les savoirs botaniques au siècle des Lumières
Depuis la Renaissance, les ingénieurs sont des intermédiaires qui mettent en relation une vision rationalisée de l’espace avec des savoir-faire techniques de plus en plus reproductibles. Traditionnellement, leur ingenium est davantage associé à la pierre, la glaise ou encore l’eau qu’au règne du vivant. Cependant, à la fin de l’époque moderne, l’essor de l’ingénierie civile, en charge notamment des infrastructures fluviales et littorales, conduit à un intérêt technique croissant pour la botanique. À l’échelle du royaume de France, l’investissement des pouvoirs publics dans la navigation intérieure sous l’impulsion du contrôleur général Orry (1730-1745), puis, au début des années 1760, le rattachement des ports de commerce des pays d'élection au département des Ponts et Chaussées suscitent la curiosité des ingénieurs pour les questions végétales. Avant de puiser dans la botanique savante, ceux-ci s’inspirent de savoirs profanes. Dans leurs Recherches sur la construction la plus avantageuse des digues (1764), Guillaume Viallet, ingénieur en chef de la généralité de Caen, et l’abbé Charles Bossut, professeur à l’École royale du génie de Mézières, évoquent ainsi les « moyens [les] plus simples dont on se sert communément pour empêcher une rivière & un ruisseau de ruiner ses berges » : ils constatent que l’« usage le plus général est de planter des saules nains & des osiers tout le long, & sur-tout au pied de la berge qu’on veut conserver ».
L’hybridation entre les savoirs botaniques et les pratiques ingénieuriales s’opère plus systématiquement dans des lieux de savoirs comme les institutions académiques. En avril 1777, sous la houlette de l’ingénieur en chef Armand Bernardin Lefebvre, l’Académie royale des Belles-Lettres de Caen lance un prix sur les « arbres, les arbustes & les plantes, qui croissant sur le rivage de la mer, sans avoir néanmoins besoin d’en être baignés à toutes les marées, pourroient être employés à la construction des digues & épis ». Le gagnant du concours, Gabriel Aimé Noël, ingénieur-géographe engagé dans les premiers aménagements de la rade de Cherbourg, offre un vrai petit traité de génie végétal littoral [Fig.2]. Dans le même temps, des naturalistes ou des polymathes de toutes conditions – curieux aussi bien de sciences que d’art – tournent leur attention vers ces techniques d’ingénierie végétale. Au milieu des années 1770, dans le cadre d’un concours de l’Académie de Marseille, l’ancien premier consul d’Arles, Jean-François de Lalauzière, estime que pour « donner au Rhône une embouchure fixe et invariable, qui puisse assurer une navigation prompte », il convient d’en corseter l’estuaire par des digues renforcées par des plantations de saules [fig.3].
L’apogée du génie végétal littoral à la fin de l’époque moderne
À la fin de l’époque moderne, en même temps que s’affirme progressivement l’idéal d’une ville plus végétale par préoccupation sanitaire, esthétique et récréative, les littoraux du royaume de France sont un laboratoire majeur de l’intégration des savoirs botaniques aux pratiques d’aménagement. En bas Languedoc, la construction d’un réseau de canaux dans les lagunes et la mise en chenal des estuaires s’appuie sur la fixation de dunes et de digues par des plantations de tamaris, protégées par des mesures de police spécifiques [fig.1]. En Gascogne, des démarches précoces de végétalisation du littoral sableux dans le captalat de Buch, au sud du bassin d’Arcachon, ou à proximité de l’estuaire de la Gironde, sont suivies d’entreprises de plus grande envergure. Ainsi, dans les années 1780, l’ingénieur en chef de la généralité de Bordeaux, Nicolas Brémontier, obtient des financements du pouvoir central qui permettent des ensemencements systématiques de pins et de genêts. Initiés à la veille de la Révolution française, ils sont ralentis dans les années 1790 mais reprennent à partir du Directoire et du Premier Empire grâce à la création d’une Commission des dunes à l’échelle départementale.
Dans les années 1800, cet ingénieur doit faire face à de vives controverses savantes pour déterminer si son travail s’appuie sur des « découvertes nouvelles » ou s’il ne constitue qu’une « imitation de ce qui a été fait ailleurs » : ces querelles témoignent de l’ambiguïté des innovations ingénieuriales, puisqu’elles reposent sur la systématisation et l’amélioration de solutions techniques anciennes qui sont avant tout le fruit d’un empirisme séculaire. En raison d’un sens incontestable de l’auto-promotion et d’une ampleur sans précédent des plantations soutenues par l’administration centrale, l’action de Brémontier marque les esprits et constitue un moment-clé dans l’essor d’un génie végétal à l’échelle européenne, voire atlantique : durant tout le xixe siècle, de nombreux ingénieurs considèrent cette expérience comme matricielle et s’en revendiquent.
Burgel, Élias, « Le tamaris au siècle des Lumières : de l’arbrisseau de l’inculte au végétal de l’ingénieur (bas Languedoc, xviiie siècle) », Histoire & Sociétés Rurales, n° 56, 2021, p. 111-176.
Caillosse, Pierre, « La Paroisse de Soulac de la fin du xvie au milieu du xixe siècle : les transformations d’un territoire littoral entre la Gironde et l’Atlantique », thèse de doctorat d’Histoire, Université de la Rochelle, 2015 [disponible en ligne].
Charpentier, Emmanuelle, Les campagnes françaises à l’époque moderne, Paris, Armand Colin, 2021, chapitre 4, « Exploiter son environnement », p. 141-179.
Llinares, Sylviane, Égasse, Benjamin et Dana, Katherine (dir.), De l’estran à la digue. Histoire des aménagements portuaires et littoraux (xvie-xxe siècle), Rennes, PUR, 2018.
Mathis, Charles-François et Pépy, Émilie-Anne, La ville végétale. Une histoire de la nature en milieu urbain (xvie-xxie siècle), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017.