Proclamation de Victor-Emmanuel II aux habitants de la Savoie et de Nice (1er avril 1860)

Résumé

Quelques jours avant l’organisation des plébiscites d'annexion de la Savoie et du comté de Nice à la France, le roi de Sardaigne Victor-Emmanuel II adresse à ses sujets savoyards et niçois une proclamation officielle par laquelle il les délie de leur devoir de fidélité à la Maison de Savoie. Le monarque insiste sur la nécessité du consentement des populations, tout en énonçant les motifs en faveur de l'annexion à la France. Au printemps 1860, les plébiscites organisés en Savoie et dans le comté de Nice donnent une majorité écrasante (plus de 99 %) aux partisans de l'annexion.

Ill. 1 : Proclamation de Victor-Emmanuel Ier aux habitants de la Savoie et de Nice, 1er avril 1860 (Conseil départemental de la Savoie. Archives départementales, 12 Fi 56)

Contexte : comment expliquer la victoire spectaculaire du « Oui » aux plébiscites de 1860 ?

Les plébiscites de 1860 sur l'annexion de la Savoie et de Nice à la France (15 et 16 avril à Nice, 22 et 23 avril en Savoie) ont donné une majorité écrasante au « oui » (99,3 % à Nice, 99,7 % en Savoie). Cette adhésion massive a fait couler beaucoup d'encre sur la valeur des plébiscites, notamment dans la presse anglaise, peu favorable à cette extension territoriale de la France. Les opposants au résultat du plébiscite ont dénoncé le trucage de la consultation et l'inexpérience des populations qui, pour la première fois dans ces contrées, étaient convoquées au suffrage universel et n’auraient fait qu'obéir, aveuglément, aux ordres des notables favorables à l’annexion.

Pour comprendre les enjeux réels des plébiscites de 1860, il faut se garder de tout anachronisme : le plébiscite napoléonien ne correspond pas aux procédures d'un référendum telles que nous les connaissons, à commencer par le respect du secret du vote et l'absence de pressions administratives. Cette procédure « démocratique » est scrupuleusement encadrée et elle ne vise pas à exprimer un choix, mais à conforter celui du souverain. En d'autres termes, avec les plébiscites de 1860, la vraie question était moins de savoir si les populations concernées voulaient être réunies à la France, que de faire savoir qu'elles voulaient l'être. À ce titre, la vraie mesure du succès était la mobilisation des électeurs car une trop forte abstention pouvait passer pour un désaveu de l’accord conclu entre les souverains. Les plébiscites de 1860 furent donc l’objet d'une intense campagne d'opinion dans les semaines qui précédèrent le scrutin.

En Savoie comme à Nice, le régime de Napoléon III n'était pas en mesure d'exercer les mêmes contraintes car ces territoires n'étaient pas encore sous administration française. Cependant, le pouvoir napoléonien a encouragé une vigoureuse campagne de propagande. Il dépêcha, au début du mois d'avril, des hommes de confiance, Armand Laity en Savoie et Pierre-Marie Pietri à Nice, afin de prendre contact avec les notables locaux. Ces hommes ne furent pas avares de promesses pour mettre en valeur les intérêts de l'annexion, jouant sur la réputation de prospérité de la France impériale et les possibles retombées économiques locales.

Contre certains opposants savoyards à l’annexion, qui préféraient un rattachement à Genève, ces relais de l'autorité française avaient préparé le terrain politique en promettant une zone franche qui permettait de conserver les avantages des liens économiques avec Genève pour la Savoie du nord.

Par ailleurs, et contrairement à la France, la presse était libre en Savoie comme à Nice. Les opinions contradictoires s’exprimèrent dans les journaux et la circulation d’un grand nombre de brochures. La propagande politique utilisait tous les moyens de cette époque. Chants et cantates de circonstances furent composés, sans qu’il soit véritablement possible de mesurer leur diffusion effective et leur impact réel sur les résultats des plébiscites. L’exposé d'arguments contradictoires fut plus vif dans le comté de Nice où le parti anti-annexionniste était plus influent qu’en Savoie. Les argumentaires reposaient, de part et d’autre, sur l'histoire (un passé commun), la langue, les frontières naturelles et, surtout, les intérêts économiques. En somme, tous les éléments qui composent une nation identifiée par Renan dans son célèbre Qu'est-ce qu'une nation ? de 1882.

Les agents français et ceux des comités annexionnistes ne manquèrent pas de vanter les intérêts économiques de l'annexion pour les habitants. À défaut de la liberté, mieux établie dans la monarchie constitutionnelle sarde, on leur proposait la prospérité économique : c'était la promesse faite aux Français par le Second Empire dès 1852, qui avait conduit à l'acceptation d'un régime qui a duré vingt ans. Le régime de Napoléon III s’efforça, les années suivantes, de confirmer cette promesse aux populations savoyardes et niçoises qui bénéficièrent notamment des investissements dans les infrastructures (chemins de fer, routes et ponts). Les enjeux politiques des plébiscites de 1860 tenaient donc en grande partie à une alternative qui conditionna également l’analyse qu’en firent les historiens : la liberté ou les intérêts matériels ? Selon que l'une ou l'autre option est privilégiée, le jugement sur l'annexion change. Il se pourrait bien que les populations aient choisi en toute conscience de voter pour les seconds.

Archive : « Aux habitants de la Savoie & de Nice » (1er avril 1860)

Aux habitants

De la Savoie & de Nice

Un traité conclu le 24 mars établit que la réunion de la Savoie et de Nice à la France aura lieu avec l’adhésion des populations et la sanction du Parlement.

Quelque pénible qu’il me soit de me séparer des Provinces qui ont fait si longtemps partie des États de mes Ancêtres et auxquelles tant de souvenirs me rattachent, j’ai dû considérer que les changements territoriaux, amenés par la guerre en Italie, justifiait la demande que mon auguste allié l’Empereur Napoléon m’a adressée pour obtenir cette réunion. J’ai dû en outre tenir compte des services immenses que la France a rendus à l’Italie, des sacrifices qu’elle a faits dans l’intérêt de son indépendance, des liens que les traités ont forgés entre les deux pays. Je ne pouvais méconnaître d’ailleurs, que le développement du commerce, la rapidité et la facilité des communications augmentent chaque jour davantage l’importance et le nombre de rapports de la Savoie et de Nice avec la France. Je n’ai pu oublier enfin que des grandes affinités de race, de langages et de mœurs rendent ces rapports de plus en plus intimes et naturels.

Toutefois ce grand changement dans le sort de ces provinces ne saurait vous être imposé. Il doit être le résultat de votre libre consentement. Telle est ma ferme volonté : telle est aussi l’intention de l’Empereur des Français. Pour que rien ne puisse gêner la libre manifestation de vos vœux, je rappelle ceux parmi les principaux fonctionnaires de l’ordre administratif qui n’appartiennent pas à votre pays, et je les remplace momentanément par plusieurs de vos concitoyens entourés de l’estime et de la considération générale.

Dans ces circonstances solennelles vous vous montrerez dignes de la réputation que vous avez acquise. Si vous devez suivre d’autres destinées, faites en sorte que les Français vous accueillent comme des frères qu’on a depuis longtemps appris à apprécier et à estimer. Faites que votre réunion à la France soit un lien de plus entre deux nations dont la mission est de travailler de concert au développement de la civilisation.

Turin, 1er avril 1860

Victor-Emanuel

C. Cavour

Le 1er avril 1860, le roi Victor-Emmanuel publie une proclamation diffusée en Savoie et dans le comté de Nice. Elle est abondamment commentée dans la presse, et fait grand effet sur les populations quelques jours avant l’organisation des plébiscites.

Avec un style chargé d’émotion, Victor-Emmanuel II se résigne à la séparation avec ses deux territoires, en soulignant bien qu'il s’agissait de possessions personnelles et dynastiques (« Quelque pénible qu’il me soit de me séparer des Provinces… »). Cette cession est clairement exposée comme une rétribution consentie à l'Empereur des Français (« j’ai dû considérer que les changements territoriaux, amenés par la guerre en Italie, justifiait la demande que mon auguste allié l’Empereur Napoléon m’a adressée pour obtenir cette réunion »).

Le royaume de Sardaigne se tourne résolument vers l'Italie, tandis que les intérêts de la Savoie et de Nice les dirigent résolument vers la France : le roi lui-même expose les arguments de la propagande annexionniste qui reposaient en grande partie sur le principe des nationalités (histoire, langue, frontières naturelles, intérêts économiques).  Selon ces principes, les populations savoyardes et niçoises apparaissent déjà en partie attachées à la nation française (« Je ne pouvais méconnaître d’ailleurs, que le développement du commerce, la rapidité et la facilité des communications augmentent chaque jour davantage l’importance et le nombre de rapports de la Savoie et de Nice avec la France. Je n’ai pu oublier enfin que des grandes affinités de race, de langages et de mœurs rendent ces rapports de plus en plus intimes et naturels »).

Le retrait annoncé des fonctionnaires de l'administration piémontaise est un signe concret, et visible pour les populations, que le pouvoir central abandonne le terrain. Présenté comme un moyen de garantir la « libre manifestation de vos vœux », ce départ signifie aussi que la procédure qui doit aboutir à la cession des territoires est déjà en cours. La proclamation ne laisse donc aucun doute sur la volonté du souverain de voir ses sujets accepter et ratifier sa décision. La fin de la proclamation suggère d’ailleurs que le résultat de la consultation doit être sans ambiguïté, dans l'intérêt même de l'intégration des populations à leur nouvelle nation (« faites en sorte que les Français vous accueillent comme des frères »).

Promulguée quelques jours avant l’organisation des plébiscites, cette proclamation ferme la porte à toute alternative, aussi bien pour l'aristocratie fidèle à la Maison de Savoie que pour les libéraux proches de la ligne politique de Cavour qui ne voyaient pas d’un bon œil la politique autoritaire de Napoléon III. Les fidélités à la Maison de Savoie étaient donc trahies par le souverain même, qui les repoussaient sans ambiguïté. L'arrangement entre souverains avait scellé le résultat des plébiscites eux-mêmes : dans ces conditions, que pouvait signifier voter « non » ?

Bibliographie

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Guichonnet, Paul, Histoire de l’annexion de la Savoie à la France, Montmélian, La Fontaine de Siloé, éd. 2003.

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Ortolani, Marc, Vernier, Olivier, Bottin, Michel (dir.), Consentement des populations, plébiscites et changements de souveraineté : à l’occasion du 150e anniversaire de l’annexion de Nice et de la Savoie à la France, Nice, Serre, 2013.

Sorrel, Christian, Guichonnet, Paul (dir.), La Savoie et l’Europe, 1860-2010. Dictionnaire historique de l’Annexion, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2009.

Sorrel, Christian, Aux urnes savoyards !, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2010.


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