Mise au point : le code de l’indigénat entre exclusion de la citoyenneté et pratiques répressives
Le code de l’indigénat trouve son origine dans l’Algérie coloniale. L’acte de capitulation de 1830 garantit aux populations algériennes le respect de leurs traditions, y compris juridiques. Les musulmans peuvent ainsi continuer à dépendre des jugements des cadis et les juifs des jurisprudences rabbiniques. Cependant, la départementalisation de l’Algérie à partir de 1848 (Oran, Alger, Constantine) place les autorités françaises face un dilemme : la population algérienne ne peut pas être considérée comme une population étrangère – à moins de reconnaître l’Algérie comme un État tiers – mais les autorités coloniales ne souhaitent pas non plus étendre la citoyenneté française à une population 25 fois plus nombreuse que les colons français au risque d’un net déséquilibre des voix dans le corps électoral. Enfin, pour de nombreux colons français en Algérie, les populations algériennes n’étaient pas considérées comme suffisamment « civilisées » pour être dignes d’accéder à la citoyenneté française et devenir leurs égaux en droit.
Le Sénatus-Consulte du 14 juillet 1865 résout ce dilemme en séparant la citoyenneté de la nationalité française. Désormais, les dits indigènes peuvent se prévaloir de la nationalité française, sans jouir des droits conférés par la citoyenneté. Néanmoins, les indigènes peuvent acquérir la citoyenneté en la demandant individuellement, à la condition de renoncer à l’accès aux tribunaux musulmans et rabbiniques. En 1870, le décret Crémieux accorde la citoyenneté à une partie minoritaire des populations algériennes, les Juifs d’Algérie, qui ne sont plus désormais considérés comme des indigènes, sauf pendant la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle le régime de Vichy abolit le décret Crémieux.
Le statut de l’indigénat repose sur la distinction entre plusieurs juridictions : celle des cadis pour les musulmans et celle des tribunaux de la République pour les Français. Mais ce statut autorise aussi de nombreuses dérogations à l’administration coloniale qui peut imposer des travaux forcés, des peines de prison et des confiscations de propriété aux populations indigènes, par une série de pratiques répressives adoptées au xixe siècle et en partie réglementées par la loi du 28 juin 1881. Sans aucune forme de procès, de débats contradictoires, de droit à la défense (avocat) et de la présomption d’innocence, les accusés sont jugés directement par les administrateurs coloniaux (chefs militaires puis contrôleurs civils) qui décident de leurs peines. Ce système répressif et arbitraire est également promulgué en Cochinchine en 1881 et progressivement étendu à d’autres colonies (Sénégal, Nouvelle-Calédonie) en 1887 avec la généralisation du code de l’indigénat. Les nombreux territoires colonisés par la France à la fin du xixe siècle en Afrique et en Asie sont également placés sous ce régime spécial.
Parmi les mesures coercitives, le système des corvées est largement utilisé pour mener des chantiers de grande ampleur (Ill.1). L’exemple le plus emblématique est la construction de la ligne de chemin de fer Congo-Océan (1921-1934), dénoncée par André Gide dans Voyage au Congo (1927). Pour mener à bien le chantier, le gouverneur général de l’Afrique équatoriale française (AEF), Victor Augagneur, décide la réquisition de tous les hommes adultes du Congo, au risque de laisser les cultures agricoles à l’abandon. Le recrutement brutal, les conditions terribles de déplacement et de travail imposées main dans la main par l’administration coloniale et les entrepreneurs privés causent la mort d’environ 20 000 indigènes.
Il reste que l’application de ce système répressif est variable selon les époques, les territoires considérés et qu’il ne s’applique pas de la même manière sur les populations colonisées, notamment sur les « chefs indigènes » nommés par le pouvoir colonial. Choisis parmi les familles disposant de l’autorité coutumière, ces « chefs indigènes » sont tout d’abord placés sous protectorat, puis fonctionnarisés à la fin du xixe siècle. Ils sont nommés par le gouverneur de la colonie, sur présentation du commandant de cercle. Si leur situation est relativement ménagée par le pouvoir, ils subissent aussi le poids du système colonial : nombre d’entre eux sont formés à « l’école des otages », fondée en 1855 à Saint-Louis par le maréchal Faidherbe, où sont recrutés de force les enfants des élites indigènes pour en faire des auxiliaires du pouvoir colonial.
Enfin, si l’application plus ou moins brutale du code de l’indigénat dépend du bon vouloir des administrateurs coloniaux, en période de soulèvements contre la domination coloniale, ce système répressif devient particulièrement meurtrier comme cela s’est produit durant la révolte de 1947 à Madagascar où 40 000 colonisés sont tués au cours de la grande répression.
Cependant, l’extension du code l’indigénat en 1887 ne doit pas faire oublier qu’une autre partie des populations colonisées de l’empire français échappe partiellement à ce statut. C’est le cas des « protégés », habitants des protectorats en Tunisie, au Maroc ou en Indochine. C’est également le cas des populations dites « originaires » des Quatre communes du Sénégal dont le statut de citoyen – officiellement étendu à toute la population en 1916 – n’est jamais véritablement accepté par l’administration coloniale qui peine à les considérer comme des citoyens français comme les autres. Enfin, dans la Caraïbe et à la Réunion, les anciens esclaves qui accèdent à la citoyenneté en 1848 peuvent désormais élire des députés à l’Assemblée nationale mais restent gouvernés par décrets sur leur territoire. Alors même qu’ils élisent des députés à l’Assemblée nationale, les lois qui y sont votées ne s’appliquent pas sur leur sol. Ce régime d’exception prend fin avec l’adoption de la constitution de la IVe République en 1946.
Document : Loi du 21 décembre 1897 relative aux pouvoirs disciplinaires des administrateurs des communes mixtes, en Algérie
Loi qui maintient pour sept ans aux administrateurs des communes mixtes*, en territoire civil, le droit de répression, par voie disciplinaire, des infractions spéciales à l’indigénat.
Art 1 : Les administrateurs des communes mixtes du territoire civil de l’Algérie conserveront pendant sept ans, à partir de la promulgation de la présente loi, à l’égard des indigènes musulmans non naturalisés habitant ces circonscriptions les pouvoirs de répression, par voie disciplinaire, des infractions spéciales à l’indigénat énumérées au tableau annexe à la présente loi.
[…]
Art 4 : Les décisions des administrateurs pourront être attaquées par la voie de l’appel devant le préfet pour l’arrondissement du chef-lieu, devant le sous-préfet pour les autres arrondissements, lorsqu’elles prononceront un emprisonnement de plus de 24h ou une amende de plus de 5f. L’appel produira un effet suspensif. L’appelant sera toujours admis à présenter en personne sa défense devant les sous-préfets ou les préfets.
Art 5 : Le préfet ou le sous-préfet pourra, si l’appel est fondé, substituer l’amende à l’emprisonnement, réduire et même supprimer la peine. Sa décision, notifiée à l’administrateur, devra être transcrite sur un registre à souche en marge de la décision infirmée.
Art 6 : Si l’appel n’est pas fondé, le préfet ou le sous-préfet pourra, en confirmant la décision, infliger une amende de 1 à 5f. La notification prévue au 2e paragraphe de l’article précédent sera également obligatoire.
Art 7 : Les infractions visées dans l’annexe de la présente loi pourront être atténuées ou même supprimées par un arrêté du gouverneur général.
[…]
Tableau annexe des infractions spéciales à l’indigénat
1 – Propos tenus en public contre la France et son gouvernement.
2 – Refus ou inexécution des services de patrouille ou de garde prescrites par l’autorité ; abandon d’un poste ou négligence dans les mêmes services.
3 – Refus de fournir contre remboursement immédiat, au prix du tarif fixé par le préfet, les agents auxiliaires, les moyens de transport, les vivres, l’eau potable et le combustible aux fonctionnaires ou agents dûment autorisés et accrédités officiellement auprès du chef de la tribu ou du douar, dans les régions désignées tous les ans par un arrêté spécial du gouverneur général […]
4 – Inexécution des ordres donnés en vue de l’application des lois relatives l’établissement et la conservation de la propriété. Omission ou retard dans les déclarations d’état-civil prescrites par la loi du 23 mars 1882 et inobservation de cette loi concernant l’usage du nom patronymique.
5 – Inobservation des décisions administratives portant attribution des terres collectives de culture, après avis de la djemaa consultée.
6 – Retard prolongé et non justifié dans le paiement des impôts, soulte de rachat de séquestre, amendes et généralement de toute somme due à l’État ou à la commune, ainsi que dans l’exécution des prestations faites en nature.
7 – Défaut d’obtempérer sans excuse valable aux convocations des contrôleurs et répartiteurs des contributions diverses à l’occasion de l’assiette et la perception des impôts.
8 – Dissimulation de matière imposable et connivence dans les soustractions ou tentatives de soustraction au recensement des animaux et objets imposables.
9 – Détention pendant plus de 24h d’animaux égarés sans avis donné à l’autorité.
10 – Asile donné, sans en aviser immédiatement le chef du douar, à des vagabonds ainsi qu’à tout étranger à la commune mixte non porteur d’un permis régulier.
11 – Défaut par tout indigène de faire immatriculer, dans un délai de 15 jours, les armes à feu dont il deviendra propriétaire, soit par héritage, soit par acquisition légalement autorisée.
12 – Habitation isolée, sans autorisation de l’administrateur ou de son délégué, en dehors de la dechera ou du douar ; campement sur les lieux prohibés.
13 – Défaut par tout indigène de se munir d’un passeport, permis de voyage, carte de sûreté ou livret d’ouvrier régulièrement visé lorsqu’il se rend dans un arrondissement autre que celui de son domicile. Le même permis de départ servira pendant un an sans être visé à chaque. (sic) Il sera retiré au détenteur qui en aura fait mauvais usage.
[…]
16 – Actes de désordre sur les marchés et dans les lieux publics, n’offrant pas un caractère de gravité suffisant pour constituer un délit.
17 – Refus ou négligence de faire les travaux, le service ou de prêter le secours dont ils auraient été requis dans les circonstances d’accidents, cas d’insurrection, brigandage, pillage, flagrant délit, clameur publique ou exécution judiciaire.
18 – Réunion sans autorisation pour ziara ou zerda (pèlerinage, repas public) – réunion sans autorisation de plus de 25 personnes du sexe masculin ; coups de feu, sans autorisation, dans une fête par exemple : un mariage, une naissance, une circoncision.
19 – Ouverture de tout établissement religieux ou d’ensemble sans autorisation.
20 – Refus de comparaître après avertissement écrit devant l’officier de police judiciaire.
21 – Négligence ou refus d’envoyer un enfant d’âge scolaire à l’école primaire, quand l’école est située à moins de 3 km et qu’il n’est pas présenté d’excuse valable.
[…]
* La commune mixte est le statut municipal des localités rurales composées majoritairement d’indigènes. Elles sont administrées par un fonctionnaire désigné par le Gouverneur général.
Éclairages : au cœur de l’arbitraire répressif colonial
Établi en 1897, ce texte de loi voté à la Chambre des députés s’inscrit dans la continuité des textes précédents qui ont institutionnalisé l’indigénat en Algérie. La lecture de ce document montre l’étendue des « pouvoirs de répression » (article 1) laissés aux administrateurs coloniaux, lesquels peuvent exercer cette répression de manière arbitraire. En effet, les caractéristiques des « actes de désordre […] n’offrant pas un caractère de gravité suffisant pour constituer un délit » (infraction n°16) ne sont pas précisées, ce qui permet aux administrateurs de disposer d’un texte suffisamment malléable pour laisser libre cours à leur volonté de réprimer notamment lorsqu’il s’agit de punir « tout propos tenu contre la France et son gouvernement » (infraction n°1).
Ce document renseigne également sur d’autres aspects du contrôle colonial répressif des populations algériennes : l’aide à la « pacification coloniale » (2,3) et donc à la collaboration militaire par le biais d’engagement aux côtés des armées françaises, le contrôle des déplacements (9 à 13), et le contrôle de la vie quotidienne (16 à 23). Enfin, les infractions liées à l’organisation administrative et fiscale (4 à 8) permettent de comprendre qu’une grande part du coût de la colonisation est supportée par les populations colonisées. En effet, les dépenses courantes de l’administration coloniale sont financées par les impôts directs et les taxes sur le capital foncier et les cheptels, qui s’ajoutent aux spoliations alors même que les colons européens sont exonérés d’impôt.
Cette domination aux multiples facettes ne va pas sans entrainer des formes variées de résistance chez les populations indigènes. L’une d’elle consiste à se saisir de possibilités de recours contre les sanctions de l’administration coloniale (art 4 à 7). Les propriétaires de plus de 25 ans peuvent ainsi formuler des requêtes auprès des conseils de préfecture. Ces requêtes peuvent concerner la fiscalité, les élections municipales ainsi que les « excès » de l’administration. L’historien Didier Guignard a ainsi identifié 358 affaires entre 1880 et 1914 portées devant les tribunaux pour abus d’administrateur, parmi lesquelles 230 permettent l’identification du plaignant. Ces derniers sont à 84 % des citoyens contre 22 % d’indigènes (certaines plaintes sont collectives).
La presse est également un support de résistance à l’arbitraire de l’administration coloniale. En Indochine, de nombreux titres de journaux sont créés par les communistes, comme La Lutte, journal trotskyste créé en 1933 qui ne cesse de dénoncer les administrateurs. Mais la censure coloniale parvient à maîtriser le degré de radicalité des publications, qui ne peuvent pas être rédigées en Vietnamien, et restent donc difficiles d’accès. Enfin, l’action violente est parfois utilisée. Ainsi en octobre 1921, un projet d’assassinat du ministre des Colonies Albert Sarraut (1872-1962), fomenté par des révolutionnaires indochinois est déjoué par la police. Cette résistance peut être plus spontanée et plus collective, qu’il s’agisse d’éviter le contrainte répressive – pensons à la fuite de certaines populations provoquée par les réquisitions de main-d’œuvre au Congo – et prendre la forme d’une véritable résistance armée – comme dans l’Aurès, en Kabylie, où les indigènes résistent à l’enrôlement forcé dans l’armée en 1916 et 1917.
Blevis, Laure, « En marge du décret Crémieux. Les Juifs naturalisés français en Algérie (1865 - 1919) », Archives Juives, n° 45, vol. 2, 2012, p. 47‑67.
Guignard, Didier, L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale (1880-1914) : visibilité et singularité, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2014.
Merle, Isabelle, « Retour sur le régime de l’indigénat : Genèse et contradictions des principes répressifs dans l’empire français », French Politics, Culture & Society, n° 20, vol. 2, 2002, p. 77‑97.
Mann, Gregory, « What Was the “Indigénat”? The “Empire of Law” in French West Africa », The Journal of African History, n° 50, vol. 3, 2009, p. 331‑353.
Thenault, Sylvie, « L’indigénat dans l’Empire français : Algérie/Cochinchine, une double matrice », Monde(s), n° 12, vol. 2, 2017, p. 21‑40.