Une histoire des incendies de forêts en Méditerranée (xixe-xxe siècles)

Résumé

Les incendies de forêts en Méditerranée et leur prise en compte ont une histoire qu’il convient d’analyser sur la longue durée. Outils agricole et pastoral, fléaux et catastrophes, risques récurrents majeurs ou risques secondaires, les feux ont été perçus de différentes manières selon les périodes. Ces perceptions et les politiques forestières mises en place ont eu un impact sur ces phénomènes et le vent, le climat sec et chaud ne sont pas les seuls facteurs d’expansion des feux. Du début du xixe siècle à nos jours, il s’agit ici d’analyser les interactions entre les différents éléments qui permettent de comprendre les incendies, de voir les évolutions des perceptions et des politiques mises en place en tenant compte des contextes techniques et scientifiques, économiques, sociaux et politiques, sans oublier les contextes environnementaux.

Illustration 1: Routes forestières de l’Esterel dans les années 1930
Illustration 1: Routes forestières de l’Esterel dans les années 1930
Source : Revue le Chêne, forêts, chasse, pêche, tourisme, n° 1, octobre 1931 et n°12, 4e trimestre 1934, pp. 4-34.
À la suite des lois relatives « aux mesures à prendre contre les incendies dans la région boisée des Maures et de l’Estérel » du 6 juillet 1870 et du 19 août 1893, l’État a entrepris un programme d’aménagement du massif de l’Esterel : construction de chemins, de routes, de tranchées pare-feu, de maisons forestières et mise en place de points de surveillance sur les points hauts.
Illustration 2: Préparation des terrains pour le reboisement (Massif de Las Cárcavas, Ateca, Zaragoza)
Illustration 2: Préparation des terrains pour le reboisement (Massif de Las Cárcavas, Ateca, Zaragoza)
Source : Ministerio de Agricultura, Patrimonio Forestal del Estado, Memoria resumen, 1950-1953, Madrid, 1954
Illustration 3: Photographies de reboisements en pins maritimes en Espagne (massif forestier Cogolón y Llanos dans les Asturies)
Illustration 3: Photographies de reboisements en pins maritimes en Espagne (massif forestier Cogolón y Llanos dans les Asturies)
Source : Ministerio de Agricultura, Patrimonio Forestal del Estado, Memoria resumen, 1950-1953, Madrid, 1954
Illustration 4: Photographie de reboisements en monoculture d’essences à croissance rapide dans la région de Tolède en Espagne
Illustration 4: Photographie de reboisements en monoculture d’essences à croissance rapide dans la région de Tolède en Espagne
Source : Ministerio de Agricultura, Patrimonio Forestal del Estado, Los montes Españoles, Política y Administración forestale, Madrid, 1963.

Chaque été en Espagne, au Portugal, en Grèce, en Algérie et en France, les feux ravagent des hectares de bois et les médias diffusent l’idée d’une fragilité naturelle des espaces méditerranéens aux feux de forêts. Certes, les pins, le sous-bois sec, les étés chauds et le vent sont propices au développement des sinistres. Néanmoins, une analyse historique sur la longue durée met en lumière des vulnérabilités plus complexes des écosystèmes au feu.

Le feu : un instrument agricole devenu « sinistre »

En Méditerranée, les incendies de forêts sont loin d’être un phénomène nouveau. Dans une économie rurale de faible productivité, les paysans ont longtemps pratiqué les écobuages pour profiter de l’enrichissement des sols par les cendres. Le feu est donc considéré comme un instrument agricole et pastoral où le risque d’un embrasement non contrôlé est assumé pour servir un intérêt vital, la rentabilité commerciale des bois restant de plus faible.

Or, à partir des années 1860, l’exploitation des lièges et des pins devient rentable pour alimenter en bois la construction ferrée, les usines et les mines, et en liège la marine et l’industrie du bouchon. Dans ce nouveau contexte de l’industrialisation, les incendies des propriétés boisées sont alors considérés comme « un fléau » contre lequel on peut lutter. Dans le Var, puis dans toute la Provence et en Algérie coloniale, les propriétaires privés et les élus s’appuient sur l’administration des Eaux et Forêts pour connaître le phénomène et construire un discours savant de prévention et de lutte contre les sinistres.

La lutte contre les incendies de forêts en Méditerranée : du local au régional 

« L’incendie de forêt » constitue désormais un risque à prévenir et « une catastrophe » contre laquelle il faut lutter. Enquêtes, mesures du phénomène par les statistiques, lois, aménagements des forêts domaniales : de nouvelles mesures sont mises en place pour limiter la vulnérabilité des propriétés face aux sinistres. En France, les lois de 1870 puis de 1893 sur les incendies dans les Maures et l’Esterel combinent deux volets : la prévention (interdiction des mises à feu l’été, barrières coupes feux, surveillance des massifs, débroussaillage…) et la lutte contre les sinistres (construction de réserves d'eau, routes forestières création d'un corps de pompiers) [Ill.1]. Toutefois, l’application de ces lois laisse à désirer et les forestiers se plaignent de la mauvaise volonté des bergers et du peu d’engagement financier des propriétaires. Dans les faits, seules quelques forêts domaniales comme l’Esterel sont aménagées.

Dès la fin du xixe siècle, toutes ces connaissances s’échangent sur l’ensemble du pourtour méditerranéen par le biais des revues et des publications forestières et botaniques, mais aussi par la création d’associations internationales. Construite peu à peu, l’idée de l’existence d’une forêt méditerranéenne est désormais systématiquement associée à celle du risque incendie. Dans les années 1920, les incendies de forêts sont d’ailleurs au cœur des préoccupations de la Ligue forestière internationale méditerranéenne, Silva Mediterranea, créée en 1922. Partant du constat d’une très forte dégradation du couvert forestier en Méditerranée, ces adhérents (forestiers, phytosociologues et géobotanistes français, italiens, portugais, espagnols, grecs et yougoslaves) veulent reboiser la région en essences adaptées à la fois aux sols pauvres, à l’aridité et aux incendies. En évitant les essences pyrophiles, comme les résineux qui se développent sur un substrat ayant subi un incendie, ils ont le projet de reconstruire et d’aménager une forêt plus résistante aux feux avec des feuillus et notamment des chênes.

D’une sylviculture intensive à la lutte contre les incendies

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, ces préoccupations, toujours présentes, sont toutefois reléguées au second plan dans les modèles forestiers élaborés par les organismes de coopération internationale. La surexploitation et la destruction des bois pendant la guerre, puis le contexte de la Guerre froide, qui place les pays européens dans la dépendance des importations canadiennes, font craindre des pénuries de bois surtout dans les pays méditerranéens. Dans le cadre de la reconstruction économique de l’Europe occidentale avec le plan Marshall, puis à la fin des années 1950 de la construction européenne, il s’agit d’accroitre fortement la production ligneuse par la structuration d’une « filière bois », c’est-à-dire d’une production intégrée, de la plantation au produit fini. Dans les politiques nationales, mais aussi dans les organismes internationaux comme la Commission européenne des forêts à la FAO (Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture), les modèles proposés vont dans ce sens. Héritière du mouvement Silva Mediterranea, mais désormais rattachée à la Commission européenne des forêts, la Sous-commission aux questions forestières méditerranéennes regroupe une nouvelle génération de forestiers qui s’adapte à ce nouveau contexte. Ils prônent le développement de reboisements totalement artificiels en monoculture avec des essences à croissance rapide (eucalyptus et résineux), l’utilisation d’engrais et d’amendements fertilisants, et une exploitation mécanisée, le tout étant relié aux usines de traitement en aval de la coupe. Certains groupes de travail du nouvel organisme de Silva Mediterranea ont même été chargés d’œuvrer à la sélection, à la production et à l’échange des espèces à croissance rapide. Ces efforts permettent d’ailleurs l’extension des plantations d’eucalyptus dans la région méditerranéenne selon un rythme annuel d’environ 40. 000 hectares. Durant les vingt années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la croissance économique a ainsi constitué la préoccupation essentielle des services forestiers de la région méditerranéenne. Les reboisements industriels en eucalyptus, couplés avec les usines de traitement en aval de la région du Rharb au Maroc ou de l’Espagne franquiste, ont été présentés comme des modèles de sylviculture moderne (Ill. 2 à 4).

Mis de côté dans le contexte d’après-guerre, le thème du risque incendie resurgit dans les années 1980. Les anciennes générations de Silva Mediterranea avaient alerté avec raison des dangers d’une politique forestière uniquement productiviste. Trente à quarante ans après leur plantation, les essences à croissance rapide se sont fortement développées. Très sensibles au feu, leur extension fait courir un fort risque d’incendie renforcé par plusieurs autres facteurs. L’enfrichement qui suit l’exode rural joue un rôle tout comme les aménagements anthropiques liés au mitage et à la périurbanisation, sans oublier les évolutions climatiques et les nouveaux usages sociaux des forêts par des urbains en mal de nature (tourisme, sport, pique-niques…). En conséquence, des réseaux de coopération et de recherche ont été relancés en 1985 et Silva Mediterranea impulse depuis lors de nouveaux programmes sur la prévention des incendies, la conservation de la biodiversité et les conséquences environnementales du changement climatique.

Du risque à prendre au risque à prévenir, du risque vu comme secondaire au risque vu comme majeur, l’exemple de la lutte contre les incendies de forêts en Méditerranée témoigne de l’importance des contextes économiques, sociaux, politiques, scientifiques et techniques dans la mise en place des politiques forestières. Une étude sur la longue durée fait par ailleurs ressortir les décalages de contextes et, en conséquence, les difficultés de toute prospective. Le temps de l’arbre n’est pas le temps des hommes. Ces décalages peuvent être porteurs de bien des effets pervers.

Bibliographie

Bouisset Christine, « L’apport de la géographie historique dans la connaissance des incendies de forêts et dans leur gestion en région méditerranéenne », dans Philippe Boulanger et Jean-René Trochet (dir.), Où en est la géographie historique ? Entre économie et culture, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 213-220.

Chalvet Martine, « La vulnérabilité de la forêt provençale face aux incendies : naissance d’une notion (fin xixe siècle) », dans Charles-François Mathis, Stéphane Frioux, Michèle Dagenais et François Walter (dir.), dossier « Vulnérabilités environnementales : perspectives historiques », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 16, n° 3, 2017, p. 1-30. 

Chalvet Martine, « Silva Mediterranea. La sylviculture méditerranéenne, une sylviculture « alternative » (1911-1970) ? », dans Vincent Banos et Maude Flamand-Hubert (dir.), dossier « Les mondes de la forêt et du bois à l’épreuve des changements globaux. Regards croisés France-Québec », Cahiers de géographie du Québec, vol. 65, n° 183, décembre 2020, p. 257-267.


Source URL: https://ehne.fr/encyclopedie/thématiques/écologies-et-environnements/espace-et-ressources-entre-protection-et-valorisation/une-histoire-des-incendies-de-forêts-en-méditerranée-xixe-xxe-siècles