De quoi avaient peur les Français en 1900 ?

À propos de Arnaud-Dominique Houte, Les peurs de la Belle Époque

Arnaud-Dominique Houte, Les peurs de la Belle Epoque, Paris, Tallandier, 2022

Le livre : comprendre les peurs pour saisir une époque

« La France a peur » : l’ouverture, solennelle, du journal télévisé par le présentateur Roger Gicquel marque les esprits de l’année 1976. Prononcée à propos de l’affaire Patrick Henry, meurtrier d’un enfant, cette phrase, passée dans les mémoires, pourrait tout aussi bien désigner l’état d’esprit des Français au cours de la « Belle Époque », hantés par des peurs collectives sur lesquelles Arnaud-Dominique Houte propose un éclairage aussi original qu’instructif. À chaque entrée de l’ouvrage correspond une année et une crainte spécifique. Ainsi, l’année 1897 est-elle consacrée à l’affaire Vacher, un tueur en série ayant violé et massacré de jeunes bergers et bergères, une affaire sordide qui renforce la défiance envers les vagabonds en France. Quant à l’année 1901, elle illustre les doutes et les peurs des Français concernant la survie de leur empire colonial en rappelant l’émoi suscité dans la presse par la rébellion de Margueritte en Algérie où cinq Européens sont tués par une foule d’Algériens en colère.

Arnaud-Dominique Houte rappelle cependant que les peurs des Français de la Belle Époque dépendent de leur position sociale et des représentations qui en découlent. Ainsi, un industriel peut-il être hanté par les attentats anarchistes et les grèves de masse alors même qu’une catastrophe naturelle peut le laisser indifférent. Comme le note Arnaud-Dominique Houte : « les vignerons font des cauchemars peuplés de phylloxéra, quand les citadins s’inquiètent des voleurs ». Cependant toutes ces peurs ont un vecteur commun à la Belle Époque : une presse de masse en plein essor qui attise les inquiétudes pour vendre du papier. Les unes du Petit Journal, un quotidien tirant à des centaines de milliers d’exemplaires, illustrent avec force détails les meurtres, les attentats et les faits divers sanglants évoqués dans ses colonnes. Ces journaux insistent particulièrement sur les détails les plus macabres à même de fasciner le public comme l’état des corps après l’explosion, en novembre 1892, d’un colis piégé, déposé par des anarchistes au commissariat de la rue des Bons-Enfants…

L’essor de la « civilisation du journal » est alors indissociable de la montée des peurs tant la presse modifie la perception publique de certains phénomènes de société. Ainsi, selon ces journaux, le territoire français serait gagné par l’anarchie et la violence, un tableau bien sombre auxquels s’opposent, en réalité, les moyens d’actions de plus en plus importants de la police et de la gendarmerie. Parmi les spectres de l’insécurité médiatique se distinguent les « Apaches », un surnom désignant à Paris « les jeunes voyous organisés en bandes, vivant de vols, de trafics et de proxénétisme ». Si les méfaits de ces jeunes délinquants sont réels, Arnaud-Dominique Houte rappelle que « le phénomène apache est aussi une construction médiatique » dont les journaux comme le Petit Journal ou le Petit Parisien se sont fait une spécialité en transformant ces jeunes oisifs marginalisés en menace pour la société française.

Le cours : abolir la peine de mort ? Un débat politique et médiatique en 1908

En 1908, le débat sur l’abolition de la peine de mort en France permet de mieux saisir l’influence de la presse sur le sentiment d’insécurité à la Belle Époque. Rappelons les faits : le débat sur l’abolition s’ouvre à la Chambre des députés le 3 juillet 1908. Du côté des abolitionnistes se trouvent des hommes politiques de premier plan comme Georges Clemenceau (alors président du Conseil) et Armand Fallières (alors président de la République). Du côté des « rétentionnistes » (opposés à l’abolition) se trouvent les députés du centre et de la droite catholique et une grande partie de la presse française, à l’instar du Petit Parisien et du Petit Journal qui prétendent défendre le point de vue de lecteurs opposés à la cause abolitionniste et achèvent de convaincre une partie de l’opinion publique et des députés de refuser l’abolition en 1908.

Quels étaient alors les arguments de la presse pour refuser l’abolition de la peine de mort ? La une du supplément illustré du Petit Journal (Ill.1), publiée le 27 décembre 1908 en donne un bon aperçu.

Ill. 1 : « La crainte du châtiment », Le Petit Journal, Supplément illustré, 27 décembre 1908.
Ill. 1 : « La crainte du châtiment », Le Petit Journal, Supplément illustré, 27 décembre 1908.

Sur cette illustration, l’Apache (béret, foulard rouge et couteau à la main), s’apprête à attaquer un promeneur innocent. Mais aveuglé par la menace de la guillotine (« la crainte du châtiment »), il lâche son couteau et renonce à son forfait. L’argument de la dissuasion, représenté de manière pour le moins simpliste sur ce dessin, est une thèse récurrente des « rétentionnistes » de la Belle Époque, une thèse encore avancée aujourd’hui par les partisans du retour de la peine de mort abolie en France en 1981.

Voici ce qu’en dit le nationaliste Maurice Barrès à la Chambre des députés le 3 juillet 1908, en réponse au député Joseph Reinach qui proposait l’abolition, dans un discours disponible en ligne sur le site de l’Assemblée nationale.

« Je suis partisan du maintien de la peine de mort, du maintien et de l'application. […] Si nous supprimons la peine de mort, si nous faisons cette expérience de désarmement au risque de qui serait-elle faite ? Il faut bien le constater : ce sont les pauvres que nous découvrons, ce sont eux qui pâtiront d'abord. Quoi qu'on fasse, il est bien certain que la police protégera toujours mieux les riches que les pauvres. (Exclamations à l'extrême gauche et à gauche.) Je pense que mes collègues ne se méprennent pas sur la constatation de fait que j'apporte ici. Si nous nous promenons dans le centre de Paris, nous voyons, devant la porte de tel banquier fameux, un agent éternel se promener de jour et de nuit. (Interruptions.) […] Cette suppression de la peine de mort sera-t-elle du moins un ennoblissement de notre civilisation ? Si quelques-uns sont disposés à le croire, c'est qu'ils désirent mettre, de plus en plus, notre société d'accord avec les données que nous fournit la science. Nous écoutons les médecins qui nous disent en regardant les assassins : « Ils sont nécessités. Celui-ci tient son crime de son atavisme ; cet autre le tient du milieu dans lequel il a été plongé ». […]

La science nous apporte une indication dont nous tous, législateurs, nous savons bien que nous avons à tirer parti ; combattons les causes de dégénérescence. Mais quand nous sommes en présence du membre déjà pourri, quand nous sommes en présence de ce malheureux - malheureux, si nous considérons les conditions sociales dans lesquelles il s'est formé, mais misérable si nous considérons le triste crime dans lequel il est tombé. (Bruit à l'extrême gauche.) »

Maurice Barrès, séance du 3 juillet 1908 à la Chambre des députés

À ce discours qui soutient l’idée d’une criminalité héréditaire (selon une croyance courante à la fin du xixe siècle), qui fait primer l’intérêt de la société à se défendre à tout prix contre les criminels et qui défend d’abord l’intérêt des victimes contre les potentiels assassins (« c'est l’intérêt social qui doit nous inspirer et non un attendrissement sur l'être antisocial »), s’opposent les arguments du député socialiste Jean Jaurès lors de cette même séance du 3 juillet 1908 :

On nous dit : « La peine de mort ! Elle est nécessaire, elle est exemplaire ; si on la supprime, les crimes vont se multiplier ». Messieurs, j'ai d'abord le droit de dire à la commission que c'est à elle de faire la preuve. Vous reconnaissez, vous-mêmes, que la peine de mort est atroce, qu'elle est une forme de la barbarie, que vous voudriez la rejeter, que vous demanderiez au pays de la rejeter, si elle n'était pas strictement indispensable à la sécurité des hommes. C'est à vous, messieurs, de faire la preuve, par des faits décisifs, qu'elle est, en effet, indispensable. Or, qu'est-ce que je remarque ? Ah ! Si vous la maintenez, si vous la développez, il y aura demain une certitude, la certitude que des têtes humaines tomberont ; mais il y aura cette certitude aussi que parmi ces têtes qui tomberont, il y aura des têtes d'innocents. (Exclamations au centre et sur divers bancs à gauche. - Applaudissements à l'extrême gauche.)

Je dis, messieurs, une certitude mathématique, (très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) Dans un seul cas d'exécution il y a une possibilité infime d'erreur ; dans plusieurs cas une possibilité plus grande et, en vertu de la loi même des probabilités, il est certain qu'en se continuant, en se multipliant, les exécutions aboutissent inévitablement à la suppression de quelques innocents. (Nouveaux applaudissements à l'extrême gauche. - Interruptions à droite.)

C'est là, quoi que vous fassiez, une certitude que vous ne pouvez pas nier. Et en regard de cette certitude, que nous apportez-vous comme démonstration de l'efficacité de la peine de mort ? S'agit-il pour nous d'entrer dans la psychologie des criminels ? Vous nous demandez : « Êtes-vous sûrs que jamais un homme méditant un crime n'a été arrêté par la pensée de l'échafaud possible ? »

Contrairement à Maurice Barrès et au Petit Journal, Jaurès met en doute le caractère dissuasif de la peine de mort sur les criminels, cet effet psychologique de la guillotine qui n’est pas démontré par les partisans de la peine de mort (« C’est à vous, messieurs, de faire la preuve, par des faits décisifs, qu'elle est, en effet, indispensable »). De même, Jean Jaurès rappelle que le risque de l’erreur judiciaire invalide l’usage même de la peine capitale (« il y aura cette certitude aussi que parmi ces têtes qui tomberont, il y aura des têtes d’innocents »). Pour Jaurès, si la dissuasion des criminels n’est pas certaine, en revanche l’exécution d’innocent reste une éventualité probable en cas d’erreur judiciaire.


Source URL: https://ehne.fr/eduscol/de-quoi-avaient-peur-les-francais-en-1900