La peur des communistes dans l’Italie de la Guerre froide

Résumé

Le Parti communiste italien (PCI), qui se présente comme le plus important parti communiste du monde occidental, a, par son poids culturel et électoral, contribué à polariser la vie politique italienne pendant toutes les années de Guerre froide. L’anticommunisme apparaît ainsi en Italie comme une valeur structurante, mobilisée électoralement par les partis au pouvoir, rassemblés autour de la Démocratie chrétienne de 1947 à la fin des années 1980. Mais l’anticommunisme est également un principe cardinal pour des franges plus conservatrices, voire radicales, qui mettent en scène la peur du rouge pour justifier des formes de violence antidémocratiques. Malgré une grande diversité des origines idéologiques et des formes qu’il revêt, l’anticommunisme en Italie est caractérisé par une forte continuité, capable de présenter le communisme comme le danger numéro un, y compris après la disparition du Parti.

Ill. 1. Affiche de Giovannino Guareschi, « Va voter. Pendant que tu dors, Staline travaille ! », (1948).
Ill. 1. Affiche de Giovannino Guareschi, « Va voter. Pendant que tu dors, Staline travaille ! », (1948). Source : Fondazione Gramsci Emilia-Romagna

Né en 1921 lors du congrès de Livourne, le Parti communiste italien (PCI) a été interdit, comme les autres partis politiques italiens, sous le régime fasciste. Il participe ensuite à la Résistance et s’allie aux autres formations antifascistes avec lesquelles il instaure à la Libération la République italienne. Cependant, dès 1947, les tensions internationales l’éloignent des partis au pouvoir et il entre dans une longue période d’opposition. Dès l’année suivante, la campagne électorale de 1948 voit s’opposer fortement deux blocs hostiles, alignés sur des positions internationales antagonistes dans la Guerre froide naissante. D’un côté, la Démocratie chrétienne – pivot de la vie politique italienne de 1945 à sa disparition en 1994 – et ses alliés, face au Parti communiste et son allié socialiste. La question de la guerre froide joue alors un rôle central dans la vie politique, comme le montre l’affiche anticommuniste, dessinée par Giovannino Guareschi, le créateur des personnages de Don Camillo et Peppone. On y voit une Europe sous la menace communiste, dont la légende indique : « Va voter. Pendant que tu dors, Staline travaille ! » (Ill.1).

Une triple accusation à l’encontre du PCI : antipatriotisme, duplicité et immoralité

Les attaques contre le PCI et ses militants prennent trois formes principales. Ils sont d’abord soupçonnés, de manière très classique, de constituer un « parti de l’étranger », ce qui a d’autant plus de poids dans le débat que le tracé de la frontière entre l’Italie et la Yougoslavie communiste de Tito est toujours discuté juste après la Seconde Guerre mondiale. En second lieu, les anticommunistes mettent en doute la sincérité démocratique des militants, en les accusant de duplicité. Si le PCI a officiellement accepté le jeu démocratique dès 1944 et a contribué à la rédaction de la constitution républicaine entrée en vigueur en 1948, il lui est souvent reproché d’accepter le pluralisme seulement quand il est minoritaire. On craint surtout qu’il ne vise, à long terme, l’accaparement exclusif du pouvoir. Enfin, l’anticommunisme de matrice catholique continue de s’exprimer avec force, soutenu en cela par une partie de la hiérarchie de l’Église qui dénonce une doctrine dangereuse pour la société, immorale et mettant en péril l’existence de la famille chrétienne. Cette condamnation culmine en 1949 avec un décret de la congrégation du Saint-Office excommuniant les communistes et les sympathisants du parti.

La centralité de la violence dans la vie politique italienne

Ainsi l’anticommunisme a-t-il partie liée avec la violence, en raison de processus de délégitimation qui conduisent à considérer le parti et ses membres non seulement comme des adversaires politiques – dont la légitimité, en démocratie, est assurée – mais aussi parfois comme des ennemis dans le contexte de la Guerre froide. Les violences sont en effet nombreuses durant les campagnes électorales ou lors des grandes crises, comme celle qui fait suite à l’attentat perpétré en 1948 contre Palmiro Togliatti, le secrétaire du PCI, qui est blessé par balles par Antonio Pallante, un étudiant monarchiste. Ces troubles expliquent que le maintien de l’ordre conduise à davantage de morts en Italie que dans le reste de l’Europe occidentale. C’est par exemple le cas en 1960, quand le démocrate-chrétien Fernando Tambroni, ancien ministre de l’Intérieur et farouche anticommuniste, forme un gouvernement qui ne tient que grâce au vote favorable de 24 sénateurs néo-fascistes, dans un climat incandescent. La violence culmine à l’été avec des affrontements durant lesquels les forces de l’ordre ouvrent le feu à Reggio Emilia, tuant cinq militants communistes, ce qui conduit à une crise politique à laquelle le gouvernement Tambroni ne résiste pas.

La violence anticommuniste se trouve également au cœur de la culture politique néofasciste. Dès les années 1950, celle-ci se déploie dans les marges du parti néofasciste, le Mouvement social italien (MSI), formé en 1946, qui se présente lui-même comme le meilleur rempart contre le danger communiste. Cela se traduit par de nombreuses agressions de militants communistes, dont la fréquence augmente encore à la fin des années 1960, jouant un rôle dans la radicalisation de l’affrontement politique. Le nombre d’agressions symboliques (contre des locaux du PCI, via des graffitis injurieux) ou physiques croît de manière sensible durant cette période. La gauche et les syndicats dénoncent avec force ce qui est vu comme la résurgence du squadrisme, c’est-à-dire des forces paramilitaires fascistes qui ont combattu les mouvements sociaux par la violence après la Première Guerre mondiale.

La « stratégie de la tension » : un terrorisme anticommuniste de Guerre froide

Alors qu’une détente s’observe sur le plan international à partir du milieu des années 1960, le PCI est animé par une volonté de normalisation. Dans le but de lever les obstacles qui les séparent du pouvoir, les dirigeants du parti condamnent explicitement la répression du Printemps de Prague en août 1968, puis, à partir de l’arrivée d’Enrico Berlinguer à la tête du parti en 1972, s’engagent dans une stratégie dite du « compromis historique », c’est-à-dire de rapprochement avec l’adversaire héréditaire, la Démocratie chrétienne. Paradoxalement, cette évolution ravive l’anticommunisme d’une partie des élites qui craignent plus que tout une possible arrivée au pouvoir du PCI, y compris par les voies démocratiques, comme cela se produit au même moment au Chili avec l’arrivée au pouvoir de la coalition de gauche menée par Salvador Allende.

La « stratégie de la tension », mise en œuvre par une partie des services secrets italiens, liés aux milieux d’extrême droite, est pensée comme une réponse à cette crainte. Elle vise, par le biais d’attentats non revendiqués perpétrés dans des lieux publics, à déstabiliser l’ordre public en attirant la responsabilité sur les militants de gauche, dans le contexte des mobilisations sociales et ouvrières des années 1967-1969. Le premier attentat, perpétré piazza Fontana à Milan le 12 décembre 1969 dans une banque, est symbolique de cette stratégie terroriste anticommuniste. Les milieux mobilisés, qui proviennent de plusieurs groupes néofascistes mais également des services secrets italiens, s’inspirant des méthodes de l’OAS, décrivent une « guerre révolutionnaire » que mettraient en œuvre les communistes, procédant non plus par l’usage de la force, mais par une offensive hybride, mêlant influence culturelle et artistique et noyautage des médias. Cette interprétation est déjà au cœur d’un colloque organisé à Rome en mai 1965, rassemblant militaires, magistrats, journalistes et hommes politiques de provenances diverses mais dont le dénominateur commun est la crainte renouvelée du péril communiste.

La deuxième partie des années 1970 est caractérisée par l’échec de la « stratégie de la tension », dont la matrice réelle est progressivement dévoilée, et par l’émergence d’un terrorisme « rouge » contre lequel le PCI s’érige en premier défenseur de la légalité constitutionnelle. Malgré la poursuite de la ligne politique de soutien aux institutions, la propagande anticommuniste reprend volontiers ses anciens codes en insistant sur la duplicité et la nature antidémocratique du communisme, soutenue par le mouvement antitotalitaire qui se renforce au cours des années 1980. L’abandon du terme même de « communisme » par le parti, qui se transforme en 1991 en Parti démocratique de gauche (PDS), n’entraîne pas la disparition de l’anticommunisme. Ce thème est un axe de campagne de Silvio Berlusconi en 1994, dirigé contre des adversaires accusés d’être secrètement restés fidèles à un idéal toujours caricaturé comme opposé aux libertés.

Bibliographie

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Pertici Roberto, « Il vario anticomunismo italiano (1936-1960): lineamenti di una storia », Due nazioni. Legittimazione e delegittimazione nella storia dell’Italia contemporanea, Bologne, Il Mulino, 2002.

Sogno Edgardo et Cazzullo Aldo, Testamento di un anticomunista: dalla Resistenza al golpe bianco, Milan, Mondadori, 2000.

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