Du point de vue du travail, l’âge industriel peut se caractériser comme l’entrée dans un âge de l’excès. La durée et l’intensité des journées de travail, mais aussi le nombre considérable d’accidents sont en cause. L’atmosphère insalubre des ateliers, l’emploi de produits toxiques, l’exposition trop répétée à des matières organiques ou inorganiques (les peaux de mouton non traitées favorisent par exemple l’anthrax chez les mégissiers) ont également des conséquences dévastatrices.
Ces excès interpellent les contemporains de l’industrialisation. Friedrich Engels (1820-1895) se demande par exemple, dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre (1845), si les prolétaires ne sont pas victimes d’un « homicide intentionnel massif ». Les enquêtes menées par des parlementaires ou des hygiénistes conduisent alors à l’édification d’une législation protectrice tout au long du xixe siècle. Les lois sur les accidents du travail et les maladies professionnelles adoptées dans les années 1890-1910 en sont peu ou prou l’aboutissement, mais elles font largement prévaloir la réparation des maux sur la prévention des risques.
Ces limites conduisent donc le mouvement ouvrier européen, en phase de structuration depuis les années 1870, à se mobiliser contre la démesure du travail et les produits toxiques.
Un changement d’attitude du mouvement ouvrier à l’égard de la santé
Au début des années 1890, le mouvement pour la journée de huit heures entraîne un renouvellement de l’attention pour les problèmes d’usure physique, et donc pour la physiologie et la médecine. En 1900, Émile Basly, principale figure du syndicalisme dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, mobilise ainsi les travaux du médecin Alfred Riembault pour justifier l’octroi de huit heures de repos aux mineurs, afin, dit-il, « de laisser au mineur le temps nécessaire pour que l’air sain purifie sa poitrine, en même temps que la mine au repos se débarrasse pareillement des accumulations de grisou ».
Dans les années 1880-1900, les diverses lois sur les accidents du travail adoptées en Europe ouvrent un nouveau front de lutte contre les employeurs. Pour les syndicats, il s’agit alors de contester le montant des indemnisations, ou bien d’en étendre le principe à des dégâts non pris en compte par la législation. C’est notamment le cas en France qui, contrairement à l’Allemagne, l’Angleterre ou encore la Suisse, ne dispose pas de loi sur les maladies professionnelles avant 1919. C’est pourquoi, vers 1900, la Confédération Générale du Travail (CGT) entreprend un immense travail sur les « poisons professionnels », confié en grande partie aux frères Léon et Maurice Bonneff. Leurs enquêtes (Les métiers qui tuent,en 1905) constituent alors la base de réflexion de la Commission des maladies professionnelles de la CGT qui, en 1906, propose que la confédération vise aussi bien la suppression des toxiques que l’adoption d’une loi sur les maladies professionnelles (Ill. 1).
Les mondes de la santé à la rencontre de l’Europe syndicale
Plus généralement, la distance qui sépare le monde syndical du monde de la médecine et de l’hygiène tend à se résorber, et le dialogue s’ouvre (Ill. 2). En Italie, quelques fédérations de métiers qualifiés savent trouver des appuis auprès de certains médecins socialisants : ainsi, à Milan, les fédérations de typographes, gantiers et vernisseurs se tournent fréquemment vers Luigi Carozzi, alors cofondateur avec Luigi Devoto de la Clinica del lavoro de Milan.
Ailleurs, le rapprochement des médecins avec les syndicats professionnels découle des conséquences de la législation sur les accidents du travail. En France, la loi du 9 avril 1898 attribue le monopole de l’expertise médicale à des praticiens rattachés aux compagnies d’assurances. En réaction, les médecins dits « libres », marginalisés, se mobilisent dès 1902 via l’Union des syndicats médicaux. Ce mouvement trouve un écho auprès des syndicats professionnels, qui remettent en cause la déontologie des médecins des compagnies d’assurances, accusés de sous-estimer l’importance des blessures afin de réduire le montant des indemnisations.
Enfin, les années 1900 constituent, pour des sociétés dans lesquelles le pouvoir politique s’efforce d’organiser le maillage hygiénique du territoire, un important moment de réflexion quant aux moyens de faire descendre l’hygiène vers les masses. En France encore, c’est en vue de favoriser l’émergence d’une véritable « hygiène sociale » que le second directeur de l’Institut Pasteur, Émile Duclaux (1840-1904), promeut la coopération avec les syndicats de travailleurs dans L’Hygiène sociale (1902). Cette posture est reprise par le directeur de l’Institut Pasteur de Lille, Albert Calmette (1863-1933), lorsque l’épidémie d’ankylostomiase (une infection par un ver parasite qui colonise les galeries souterraines et provoque l’anémie des mineurs) frappe les mines d’Europe occidentale entre 1899 et 1905.
Des pratiques originales de contestation et de prévention des risques industriels
Assurément, la grève demeure l’un des principaux moyens pour mettre en lumière les négligences des employeurs en matière de sécurité, ou pour donner de la visibilité à des affections résultant de l’emploi de produits nocifs (Ill. 3). Cette arme est mobilisée en 1888 par les ouvriers des mines de cuivre andalouses de la Rio Tinto Company, qui manifestent aux côtés de paysans ayant vu leurs champs détruits par la calcination des pyrites à l’air libre. Elle est également mobilisée entre 1888 et 1898 par les ouvrières françaises et britanniques des fabriques d’allumettes atteintes par la nécrose phosphorée de la mâchoire. Sachant mobiliser à bon escient la presse afin de construire de véritables scandales médiatiques (à l’instar des peintres en bâtiment atteints de saturnisme à cause du blanc de plomb), les syndicats cherchent à interdire certaines substances toxiques, ou bien à obtenir la réparation des maladies professionnelles dont elles sont la cause.
La capacité à produire une contre-expertise technique indépendante devient alors une orientation cardinale des pratiques ouvrières de contestation et de prévention des risques. Un bon exemple est celui des délégués mineurs à la sécurité dont le statut est instauré en France en 1890. Élus démocratiquement par leurs pairs, ces derniers ont la charge d’effectuer des visites dans les galeries afin d’examiner les conditions de sécurité, mais aussi d’inspecter les ouvrages à la suite d’accidents. Souvent issus des syndicats de mineurs, les délégués mineurs opposent leur expertise profane à celle des ingénieurs des mines, et remettent plus largement en cause le fonctionnement capitaliste des exploitations minières, qui se fait selon eux au détriment de la sécurité des travailleurs.
Enfin, la mise en place d’institutions autonomes de soin et de conseil juridique aux accidentés constitue une réponse originale à la collusion de plus en plus vivement dénoncée entre médecine et pouvoir patronal. Là encore, le syndicalisme français se singularise par sa volonté de porter l’« action directe » jusque dans le champ de la santé. C’est pourquoi, dans ses congrès de 1908 à 1914, la CGT encourage la multiplication de cliniques syndicales ou de secrétariats ouvriers d’hygiène, rattachés aux Bourses du travail, recrutant parmi les médecins socialisants opposés à la mainmise des assurances privées.
Certes, la préoccupation du mouvement ouvrier pour son environnement de travail demeure minoritaire tout au long de la période, ne concernant bien souvent que ses segments aux particularités corporatives les plus prononcées. Mais les années 1900 constituent malgré tout un moment fort d’expression de la réflexivité ouvrière face aux risques industriels. L’issue de l’antagonisme qui se manifeste alors entre la course à la productivité et la sécurité au travail est toutefois l’instauration d’un « compromis réparateur », c’est-à-dire l’acceptation de la financiarisation des risques professionnels. Celui-ci ne sera véritablement remis en cause que dans les années 1960-1970, dans un mouvement plus large de contestation du compromis fordiste.
Cottereau Alain, « Usure au travail, destins masculins et destins féminins dans les cultures ouvrières, en France, au xixe siècle », Le Mouvement social, 1983, « L’usure au travail », n°124, p. 71-112.
Carnevale Francesco, Causarano Pietro, « La santé des travailleurs en Italie : acteurs et conflits », Revue française des affaires sociales, 2008, vol. 2, p. 185-204.
Rainhorn Judith, Blanc de plomb. Histoire d’un poison légal, Paris, Presses de Sciences Po, 2019
Reberioux Madeleine, « Mouvement syndical et santé en France, 1880-1914 », Prévenir, « Mouvement ouvrier et santé. Une comparaison internationale », 1989, n°18, p. 15-30.