L’essor commercial et financier rend de plus en plus visible, aux xviiie et xixe siècles, un groupe social jusqu’ici confondu avec les grands négociants et les financiers : les banquiers. La finance correspond alors aux opérations réalisées pour le compte de l’État : prêts directs, émission d’emprunts, transfert de capitaux, ou affermage des taxes et des impôts, quand la banque consiste en des opérations monétaires de change et de crédit au service du négoce et des grandes fortunes. Dans les faits, banque et finance se confondent peu à peu en raison de l’origine commune des capitaux mobilisés, et s’incarnent dans la figure du banquier.
La dimension personnelle de cette activité est en effet fondamentale : jusqu’à l’essor des banques par actions au milieu du xixe siècle, les banquiers sont responsables sur leur fortune de leurs affaires comme des intérêts de leurs clients. Pour autant, ces individus ne sont pas isolés, mais participent à des réseaux d’affaires complexes, hiérarchisés et mouvants. La banque est donc un milieu social qui dépend, pour ses affaires et sa prospérité, de son accès aux élites et à l’État.
La banque : un milieu social
Le banquier vend de l’argent, du temps et de l’information, qu’il achète par ses réseaux et avec son « crédit » – la confiance qu’il inspire. Le banquier est donc un intermédiaire, qui, en mobilisant ses réseaux familiaux, professionnels et personnels, cherche à savoir qui a besoin d’argent, qui en dispose, pour quelle durée, en quel lieu et avec quelles garanties.
En plus de ces réseaux, le plus souvent hérités, cette profession exige une formation commerciale, comptable et juridique spéciale. Seuls ceux qui disposent à la fois des savoirs, des codes sociaux et des moyens financiers parviennent donc à s’établir, succédant souvent à un père ou à un oncle, parfois à un protecteur, comme c’est le cas de Jacques Laffitte (1767-1844), fils de maître charpentier puis clerc de notaire, devenu l’un des plus grands banquiers français du xixe siècle.
La Haute banque : de l’élite à l’archétype du banquier
La Haute banque, qui incarne la puissance du monde bancaire et financier du xviiie au xxe siècle, combine transmissions familiales et capacités individuelles dans quatre traits. Qu’elle émerge du négoce ou de la finance d’État, elle doit son essor à la protection des puissants, par exemple les « banquiers de Cour » des principautés germaniques. Elle abandonne peu à peu le grand négoce, même si le commerce des métaux précieux, du coton et du grain constitue un pan ordinaire de son activité jusqu’au xxe siècle. Elle articule la finance (publique) et la banque (privée) : les quatre frères Pâris en sont l’exemple achevé, à la fois acteurs de la refondation des finances d’État après la chute de Law en 1720 et banquiers. Enfin, les banquiers spéculent sur les monnaies en transférant des sommes en espèces ou en tirant des traites commerciales et des lettres de crédit. Aussi sont-ils en contact étroit avec l’élite aristocratique et, pour peu qu’ils réussissent, accèdent à la noblesse et à des charges publiques prestigieuses : contrôleur général des finances (Jacques Necker, 1732-1804, France), dirigeant de la plus grande compagnie de commerce des Indes (Thomas Hope, 1704-1779, Provinces-Unies), ministre des Finances (François Cabarrus, 1752-1810, Espagne).
Si l’essor des banquiers d’État est souvent spectaculaire, leur chute l’est parfois tout autant : Nicolas Fouquet (1615-1680) sombre au plus haut de sa fortune, John Law (1671-1729) suit une trajectoire de météore. La faveur est chose fragile, d’autant que ces banquiers sont pris dans une injonction paradoxale : s’ils ne répondent pas aux ambitions de leurs puissants protecteurs, ils se trouvent exposés aux cabales des jaloux qui prétendent faire mieux ; s’ils réussissent trop bien, l’hubris, la leur ou celle de leurs commanditaires, les place bientôt sur la roche tarpéienne. Ainsi, la rivalité entre Necker et Turgot a accompagné les difficultés financières de la monarchie française finissante, tandis que celle entre les Rothschild et les Pereire a défrayé la chronique du Second Empire.
La construction des États modernes, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en France, en Espagne, réduit progressivement le rôle fiscal de ces banquiers-financiers dans l’affermage des impôts. Ils se rattrapent en émettant d’énormes emprunts sous la forme d’appels publics à l’épargne, matérialisés par des titres financiers négociables à la Bourse. Les frères Rothschild, notamment Nathan (1777-1836) qui dirige la branche londonienne, sont souvent crédités de l’invention de cette forme de finance, pour répondre aux besoins suscités par les guerres napoléoniennes.
L’archétype : les Rothschild
La réussite des Rothschild mêle trois aspects du métier de banquier. Ils vendent des espèces d’or et d’argent sur tout le continent, aux armées en campagne et aux trésors centraux. Leur capacité à transférer les liquidités entre Madrid, Bruxelles ou Rome leur procure à la fois de plantureux bénéfices et la confiance des hommes politiques. Ils vendent ensuite du temps : les emprunts qu’ils émettent apportent des ressources immédiates aux États. Enfin, tout repose sur l’excellence de leurs informations : jusqu’à la généralisation du télégraphe, le réseau Rothschild se caractérise par la rapidité et la fiabilité des informations transmises à travers toute l’Europe, par pigeons ou par courriers spéciaux.
Riche, parfois immensément, proche du pouvoir, mais étranger à celui-ci voire profondément illégitime, informé, et donc manipulateur, le banquier déjà critiqué par Louis-Sébastien Mercier se cristallise au xixe siècle, dans la figure de Nucingen de Balzac, inspiré de James de Rothschild, jusqu’au fantasme antisémite et complotiste de l’écrivain Alphonse Toussenel (1803-1885).
Un mode de vie et un riche leg artistique
Se modelant sur les banquiers florentins qui incarnent prestige et succès, les grands banquiers du xviiie et du xixe siècle s’inspirent abondamment de la Renaissance italienne et de l’Antiquité grecque. Le château de Vaux-le-Vicomte de Fouquet en est un exemple précoce. Cet italianisme se retrouve dans de somptueuses demeures, comme Osterley Park, l’un des joyaux du National Trust britannique, bâti par le banquier anglais Francis Child (vers 1735-1763).
Le nombre d’anciennes demeures de banquiers devenues musées témoigne de ce goût pour les arts, parfois authentique, parfois simple cachet de respectabilité : John-Pierpont Morgan (1837-1913) a légué à New York un de ses plus beaux musées. Les Rothschild, les plus riches de tous les banquiers du xixe siècle, inventent leur propre style décoratif, accumulant les décors les plus onéreux dans la plus grande quantité. Ce modèle somptuaire a été moqué par les frères Goncourt : « Nous revenons de Ferrières. [...] un château de dix-huit millions, extravagant de bêtise et de ridicule, un pudding de tous les styles, la stupide ambition d’avoir tous les monuments en un ! » Mais il a aussi fourni aux artistes et artisans les moyens de poursuivre leurs créations par-delà l’extinction des commandes aristocratiques. Thomas Hope (1769-1831), grand collectionneur, se fait une réputation d’esthète plus que de banquier, et initie le style néo-classique d’inspiration grecque (Greek revival puis Néo-Grec) qui marque le début du xixe siècle. Ces banquiers contribuent enfin à établir un modèle d’évergétisme moderne qui s’étend aussi aux œuvres sociales et éducatives, aux fondations religieuses, aux actions humanitaires : il n’est pas de grand banquier qui n’ait, à un moment ou un autre, discrètement ou ostensiblement, versé dans la philanthropie.
Ce rapport à l’art des grands banquiers ne s’est pas limité à une consommation ostentatoire, comme on l’a vu avec Hope. Parmi leurs descendants, figurent des artistes, des créateurs ou des intellectuels accomplis et parfois influents : David Ricardo, Charles Babbage, Heinrich Heine, Felix Mendelssohn, Marcel Proust, Thomas Mann, et tant d’autres.
Bergeron, Louis, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire, Paris, EHESS, 1978.
Bonin, Hubert et Nougaret, Roger, The worldwide legacy of Haute Banque. From 19th to 21st century, Bruxelles, Peter Lang, 2022.
Chaussinand-Nogaret, Guy, Gens de finance au xviiie siècle, Paris, Complexe, (1ère édition Bordas 1972), 1993.
Ferguson, Niall, The House of Rothschild: Money's Prophets, 2 vol., New York, Penguin, 1999.