Enseigner par la nature. Le jardin scolaire au xixe siècle

Résumé

Le jardin scolaire est un espace pédagogique qui se développe progressivement au xixe siècle en Europe. Il est destiné à l’enseignement pratique de l’agriculture, de l’horticulture, et plus largement à l’enseignement des sciences. En France, les jardins sont pensés comme des lieux de démonstration et d’expérimentation agricole et horticole qui favorisent des rapports à l’environnement plus rationnels. Ce sont aussi des espaces perçus comme susceptibles d’éveiller l’attention des enfants à la nature (plantes utiles et nuisibles, insectes) et un attachement à leur « petite patrie », c’est-à-dire leur terroir et leur identité locale. Laissant une certaine place au travail des enfants de manière plus ou moins encadrée, le jardin est complémentaire de l’herbier et des promenades pédagogiques. 

Illustration 1 : Elèves jardinant dans une école rurale en Angleterre, dans le Surrey, v. 1909 (auteure : Susan Bender Sipe, Library of Congress, Wikicommons).
Illustration 1 : Elèves jardinant dans une école rurale en Angleterre, dans le Surrey, v. 1909 (auteure : Susan Bender Sipe, Library of Congress, Wikicommons).
Illustration 2 : René Leblanc, Introduction à l'enseignement agricole. Notions de sciences physiques et naturelles appliquées à l'agriculture, Paris, Librairie André Guédon, 1895.
Illustration 2 : René Leblanc, Introduction à l'enseignement agricole. Notions de sciences physiques et naturelles appliquées à l'agriculture, Paris, Librairie André Guédon, 1895.
Illustration 3 : Photographie montrant des exemples d’expérimentations en pots, dans René Leblanc, Extrait de « l’Enseignement agricole ». Expériences scientifiques et agricoles pour l'école primaire, Paris, Larousse, 1896, p.126.
Illustration 3 : Photographie montrant des exemples d’expérimentations en pots, dans René Leblanc, Extrait de « l’Enseignement agricole ». Expériences scientifiques et agricoles pour l'école primaire, Paris, Larousse, 1896, p.126.

Espace clos cultivé annexé aux écoles primaires à des fins pédagogiques et didactiques, le jardin scolaire se développe au xixe siècle. À partir du milieu du siècle, il suit l’essor de la scolarisation en Occident et répond aux craintes que suscitent l’industrialisation et l’urbanisation. Il est ensuite soutenu par l’éveil de l’Éducation nouvelle, prônant l’apprentissage par l’expérience et l’activité. Il connaît un succès important dans un grand nombre de pays européens, allant des États allemands à la Suède en passant par le Royaume-Uni (ill.1) ou la Belgique. En France, l’association de jardins aux écoles est envisagée dès la Révolution française, mais c’est à partir du Second Empire et de la Troisième République que ce lieu s’insère progressivement dans l’espace scolaire.

Le jardin scolaire est un lieu de transmission de savoirs et de pratiques agricoles qui repose essentiellement sur un rapport rationnel à la nature : il vise à en maîtriser les productions en s’appuyant sur des savoirs scientifiques plutôt que sur des croyances ou des connaissances empiriques. Pour autant, les pratiques sont hétérogènes, et le jardin ne s’intègre pas sans difficulté à l’espace scolaire. 

Ambitions pédagogiques, limites logistiques

Dès 1847, l’annexion d’un jardin aux écoles primaires françaises est encouragée afin de dispenser un enseignement agricole pratique. En 1850, l’enseignement agricole et horticole est introduit dans les programmes à titre facultatif. Pour des raisons économiques et politiques, le Second Empire privilégie l’intégration de cet enseignement à l’enseignement général primaire, qui s’adresse à l’ensemble des élèves, au détriment de l’enseignement professionnel agricole (fermes-écoles, écoles régionales et Institut national d’agriculture créés en 1848). Une circulaire du 31 décembre 1867, sous le ministère Duruy, précise qu’il doit être assuré par les instituteurs et les institutrices, formés à cette fin dans les écoles normales. Dès lors, chaque école primaire doit disposer d’un jardin, dont l’existence devient même une condition d’attribution de subventions de l’État lors de la construction d’établissements.

La promotion du jardin comme outil d’enseignement s’accentue sous la Troisième République, dans un contexte de lutte contre l’exode rural. L’école primaire laïque, gratuite et obligatoire des lois Ferry (1881 et 1882) a pour mission de former des citoyens attachés à la nation, des individus rationnels en mesure de participer au progrès économique et agricole. Cela passe notamment par l’enseignement obligatoire des sciences, de l’agriculture et de l’horticulture. En 1874 cependant, sur environ 60 000 établissements, moins de la moitié comptent un jardin. L’obligation d’annexer un jardin est alors rappelée par plusieurs circulaires en 1880 et 1882.  Après une brève transformation en potagers patriotiques, loin des visées pédagogiques, lors de la Première Guerre mondiale, de nouveaux projets de développement des jardins scolaires apparaissent dans les années 1920. Si leur intérêt fait consensus, l’insistance sur leur caractère novateur atteste de la difficulté à ancrer cet espace dans le milieu scolaire, notamment en raison de contraintes foncières. 

Le jardin comme support pédagogique et moral 

L’enseignement théorique dispensé en classe concernant l’agriculture et l’horticulture, ou celui transmis par les leçons de choses (lors desquelles, par l’observation d’objets et de faits, les enfants se forgeraient une connaissance rationnelle du monde), varie suivant l’âge et le genre. Les garçons sont plutôt destinataires des techniques agricoles (ill. 2), et les filles de ce qui relève de l’économie domestique (culture des plantes médicinales, aromatiques, etc.). Quoiqu’il en soit, il est complété par l’enseignement pratique au jardin.

Pensé par l’instituteur ou l’institutrice, son aménagement laisse peu de traces. Pierre Joigneaux (1815-1892), député républicain passionné d’agronomie, conseille dans la Revue pédagogique de le diviser en quatre carrés, comprenant un potager au centre, des arbres fruitiers et des fleurs en bordure. D’autres auteurs recommandent d’ajouter des parterres de plantes médicinales ou agricoles, ou bien un jardin botanique miniature, où les plantes illustrent les caractéristiques de chaque famille et sont disposées suivant une classification scientifique, même si sa création semble rester exceptionnelle. 

Parce qu’il est une activité physique, le jardinage est associé à des vertus hygiénistes. Il apprendrait aussi à cultiver la patience et serait porteur de valeurs morales. L’ordonnancement, la maîtrise et la propreté du jardin attesteraient du travail et de la rigueur de son propriétaire. À rebours de l’oisiveté, il constituerait ainsi un modèle pour les élèves. La beauté de la composition des parterres est également réputée susceptible d’éveiller le sens esthétique des enfants, qui seraient ainsi conduits à observer et à admirer la nature. Enfin, le jardin est pensé comme un facteur d’attachement à l’agriculture, au milieu rural et à la « petite patrie » (puis à la grande par extension). Cette relation serait garante d’un certain ordre social fragilisé par l’urbanisation croissante, symptôme de l’exode rural. Ces différents éléments sont autant liés à l’organisation matérielle du jardin qu’à l’enseignement dont il constitue le cadre. 

Par ailleurs, le jardin est un espace d’apprentissage de savoir-faire, de gestes et de techniques qui reposent sur la disciplinarisation des corps. Parfois, les opérations de culture (taille, greffe, semis et plantations, etc.) montrées par l’instituteur ou l’institutrice sont ensuite effectuées par les élèves suivant des hiérarchies d’âge ou de mérite. Des carrés du jardin peuvent être confiés aux élèves les plus âgés qui en organisent la culture. Dans quelques écoles, les enfants ont librement accès au jardin lors des récréations. 

Quelle nature enseigner ? 

Au sein des jardins, le choix des espèces, des variétés et de leur organisation n’est pas laissé au hasard. Il véhicule une certaine conception de la nature combinant le local et l’utile. Il est ainsi recommandé de cultiver des plantes représentatives de la région, adaptées au climat et au sol. Celles-ci sont aussi tenues de répondre à des finalités économiques : elles doivent correspondre aux productions locales et les améliorer, par l’introduction de « bonnes variétés » appréciées pour leur productivité ou leurs qualités biologiques, gustatives, esthétiques. A cette fin, des graines plus performantes sont distribuées par le Muséum National d’Histoire Naturelle, ou parfois par le conseil général, par exemple en Côte d’Or en 1878. Par ce biais, les jardins scolaires peuvent servir de porte d’entrée à l’intégration de nouvelles variétés à l’échelle locale, en se diffusant ensuite dans les jardins ruraux privés. 

Le jardin complète les promenades en campagne où les plantes spontanées sont observées dans leur milieu, et l’herbier du musée scolaire. L’herbier permet d’étudier les espèces végétales, leurs propriétés et leur classification en mêlant les savoirs savants et vernaculaires pour distinguer les plantes utiles et nuisibles. Au contraire de celui-ci, le jardin permet d’observer les changements qu’implique la croissance de la plante : c’est ainsi un espace de démonstration et d’expérimentation sur le vivant. 

Selon Pierre Joigneaux, le jardin, ses carrés et ses pots – où sont utilisés différents amendements (tout produit fertilisant la terre, tels que le fumier, la chaux, etc.) et engrais (ill. 3) – offrent une « réduction très perfectionné de la grande culture ». L’observation et la comparaison rigoureuse des résultats obtenus sur la croissance et la productivité des plantes doivent convaincre les élèves de l’efficacité de ces intrants, transposables du jardin au champ. Cette approche rationnelle de l’environnement, détachée des croyances et superstitions attribuées aux populations rurales, repose sur la maîtrise de différents facteurs intervenant dans la culture des plantes.

Le jardin est donc traversé par les enjeux pédagogiques et éducatifs de la seconde moitié du xixe siècle, en même temps qu’il apparaît comme le vecteur d’un rapport rationnel et anthropocentré à l’environnement. Malgré leur mobilisation comme espace productif lors de la Première Guerre mondiale, l’intégration des jardins dans le cadre scolaire s’estompe au cours du second xxe siècle. Ces dernières décennies, les préoccupations écologiques lui ont conféré un intérêt renouvelé dans le milieu éducatif.

Bibliographie

Morel Gaud « Le jardin et les autres outils pédagogiques pour l'enseignement des sciences » in Hulin Nicole (dir.), Étude sur l'histoire de l'enseignement des sciences physiques et naturelles, Lyon, ENS éditions, 2001, p. 99-110.

Krzywkowski Isabelle, « Bataille autour d'un jardin : le “jardin scolaire” en France avant-guerre », dans Jardins entre rêve et pédagogie, Lille, Université d'Artois, 1999, p.135-164.

Charmasson Thérèse, Duvigneau Michel, Lelorrain Anne-Marie, Le Naou Henri, L'enseignement agricole. 150 ans d'Histoire. Évolution historique et atlas contemporain, Dijon, Éducagri, 1999.


Source URL: https://ehne.fr/encyclopedie/thématiques/ecologies-et-environnements/espace-et-ressources-entre-protection-et-valorisation/enseigner-par-la-nature-le-jardin-scolaire-au-xixe-siecle