Mise au point : Bismarck, le « révolutionnaire blanc »
Bismarck est un homme que l’on classe spontanément parmi les conservateurs voire les réactionnaires en politique. Son ascendance paternelle fait de lui un Junker, un de ces grands propriétaires fonciers qui, en Prusse, soutiennent les conservateurs. Après des études de droit à Göttingen et Berlin, Bismarck s’établit un temps sur les terres familiales en Poméranie. Il y rencontre son épouse, Johanna von Puttkamer (1824-1894) qui l’introduit dans les cercles protestants rigoristes. Quand éclate la révolution de 1848 dans les États allemands, Bismarck se range du côté des ultra-conservateurs : il ne pardonne pas au roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, d’avoir cédé, après une sanglante insurrection (18 mars 1848), en octroyant l’élection d’une Assemblée (Landtag) au suffrage universel masculin.
Partout les revendications libérales, soutenues par une bourgeoisie en pleine ascension économique et sociale, consistent à demander la reconnaissance des libertés fondamentales (notamment de réunion et de presse) dans la lignée des Droits de l’Homme et du citoyen et des droits politiques avec l’octroi de constitutions. Opposé à ces revendications libérales, Bismarck anime le journal ultra-conservateur die Kreuzzeitung (la Gazette de la Croix). En 1849, il est élu député et doit défendre le roi Fréderic-Guillaume IV accusé par l’opposition libérale d’avoir abandonné tout projet d’unification après la signature du traité d’Olmütz (30 novembre 1850) confortant le leadership autrichien sur la Confédération germanique. La tâche est complexe car Bismarck est opposé aux députés libéraux mais il est favorable, comme eux, à une politique de puissance contre l’Autriche.
La guerre de Crimée (1853-1856) révèle au grand jour les contradictions entre Bismarck, alors ambassadeur auprès de la Confédération germanique, et les conservateurs. Ces derniers sont plutôt favorables à une intervention de l’armée prussienne aux côtés de l’Autriche et de la Grande-Bretagne contre la puissance russe en Crimée. Bismarck, lui, considère que la Prusse n’a rien à gagner à tenir « le rôle d’un prince hindou vassal, qui fait la guerre sous le protectorat de l’Angleterre pour le compte de celle-ci » (Pensées et Souvenirs par le prince de Bismarck, Paris, Le Soudier, 1899, vol. 1, p. 151).
Pour faire valoir les intérêts supérieurs de la puissance prussienne, il n’hésite donc pas à transgresser un principe bien établi chez les conservateurs : l’alliance traditionnelle avec l’Autriche, défenseur de cette Europe dynastique, catholique et antilibérale. De ce point de vue et – et pour reprendre le titre de la biographie (Ill.2) que l’historien allemand Lothar Gall a consacrée à Bismarck, ce dernier est un « révolutionnaire blanc ».
Lorsque Bismarck est nommé ministre-président du royaume de Prusse par le roi Guillaume Ier (1862), il affirme que l’unité allemande, qui a échoué en 1848, ne sera pas réalisée « par des discours et des votes de majorité » mais « par le fer et le sang », c’est-à-dire une politique étrangère pragmatique adossée à la force militaire (la Realpolitik), une politique qu’il met successivement en pratique contre le Danemark en 1864, puis contre l’Autriche en 1866.
Après la victoire remportée sur l’Autriche à l’été 1866 (Sadowa), Bismarck peut fonder autour de la Prusse une Confédération d’Allemagne du Nord, c’est-à-dire une Confédération des États allemands situés au Nord du Main (1867). Pour convaincre les États du Sud de rejoindre les États du Nord, Bismarck cherche à réunir les dirigeants allemands autour d’un ennemi commun : la France de Napoléon III qui, par ailleurs, n’aurait pas accepté l’unification d’un empire aussi puissant à sa frontière. À partir de 1868, il s’attelle à pousser la France à la guerre jusqu’à y parvenir en juillet 1870. Après une série de victoires militaires assez rapides et des négociations de paix beaucoup plus difficiles, il parvient à faire proclamer le deuxième Reich allemand à Versailles le 18 janvier 1871.
Document : Lettre de Bismarck au général Leopold von Gerlach (extraits), 2 mai 1857
« Alors que nous sommes parfaitement d’accord en politique intérieure, je ne peux adhérer à vos conceptions en politique étrangère, auxquelles je fais en général le reproche qu’elles ignorent les réalités (Note du traducteur : les passages en italique font l’objet d’une typographie différente dans le texte original). Vous partez du point de vue que je sacrifie le principe à un seul homme parce qu’il m’en impose [Napoléon III]. Je proteste contre la prémisse et la conséquence. L’homme ne m’en impose pas. La capacité d’admirer les hommes n’est que modérément développée chez moi et c’est une infirmité de mes yeux que de voir davantage les défauts que les mérites. (…).
La France ne m’intéresse qu’en tant qu’elle a une incidence sur la situation de ma patrie et nous ne pouvons faire de la politique qu’avec la France telle qu’elle est sans l’exclure de nos combinaisons. Un monarque comme Louis XIV est un élément aussi hostile que Napoléon Ier et s’il venait à l’idée de son successeur d’abdiquer pour jouir des loisirs de la vie privée, il ne nous rendrait pas service et Henri V [prétendant à la Couronne de France] ne serait pas son successeur ; et quand bien même on le placerait sur le trône vacant et disponible, il ne pourrait s’y maintenir.
Je peux, en tant que romantique, verser une larme sur son destin ; comme diplomate, je serais son serviteur si j’étais français, mais la France, quel que soit l’homme placé à sa tête, ne compte pour moi que comme pièce, une pièce indispensable, sur l’échiquier politique et dans ce jeu mon seul devoir est de servir mon roi et mon pays. Les sympathies et les antipathies pour des puissances ou des personnages étrangers, je ne peux, au nom de mon sens du devoir dans le service diplomatique de mon pays, les justifier ni en moi-même ni chez les autres [ …]. Subordonner les intérêts de sa patrie à ses propres sentiments d’affection ou de haine pour des étrangers, à mon sens, même le roi n’en a pas le droit mais s’il le fait, il en sera responsable devant Dieu et non devant moi et voilà pourquoi je me tais sur ce point.
Ou bien trouvez-vous le principe que j’ai sacrifié dans la formule qu’un Prussien doit toujours être l’ennemi de la France ? De ce qui précède découle que je tire ma règle de conduite envers les gouvernements étrangers, non d’antipathies dépassées mais de leur degré de nocivité ou d’utilité envers la Prusse. Dans la politique des sentiments, il n’existe aucune réciprocité, c’est une spécificité prussienne ; tous les autres États prennent leurs intérêts pour seule norme de leurs actions, quand bien même ils les drapent de raisons juridiques ou sentimentales. (…) »
Lettre de Bismarck au général Leopold von Gerlach (extraits), 2 mai 1857, Otto von Bismarck, Gesammelte Werke, Neue Friedrichsruher Ausgabe, Paderborn, Schöningh, 2012, p. 98-104.
Éclairages : Bismarck définit sa Realpolitik avec la France de Napoléon III (1857)
Dans cette lettre envoyée, le 2 mai 1857, à Leopold von Gerlach (1790-1861), un ami conservateur, Bismarck développe sa conception de la Realpolitik, une « politique réaliste » qui prend en compte l’état des rapports de force internationaux avant de faire valoir des conceptions idéologiques ou des antipathies au nom de ses opinions monarchistes. (« […] Les sympathies et les antipathies pour des puissances ou des personnages étrangers, je ne peux, au nom de mon sens du devoir dans le service diplomatique de mon pays, les justifier ni en moi-même ni chez les autres »). La Realpolitik de Bismarck balaie toute inclination « sentimentale » et prend l’égoïsme étatique pour « seule norme » de la politique étrangère : « […] tous les autres États prennent leurs intérêts pour seule norme de leurs actions, quand bien même ils les drapent de raisons juridiques ou sentimentales. […] ».
Cette vision des relations internationales le conduit à faire entrer la France de Napoléon III dans ses calculs diplomatiques, une option mal comprise et critiquée par le camp conservateur. Si la France, « telle qu’elle est », intéresse Bismarck, c’est que contrairement à la dynastie des Bourbons (jusqu’en 1830) et à celle des Orléans (jusqu’en 1848) qui l’ont précédé, Napoléon III souhaite, avec sa « politique des nationalités » conduire une politique « révisionniste » c’est-à-dire qu’il entend revenir sur l’équilibre diplomatique instauré en Europe à la suite du Congrès de Vienne en 1815, lequel permet à l’Autriche de dominer l’espace germanique. Faut-il pour autant adhérer à l’opposition construite dans cette lettre entre son réalisme, lucide, intelligent, et la position des conservateurs, faite d’« antipathies dépassées », de sentiments personnels « d’affection ou de haine » donc antipatriotiques ?
L’ensemble de la correspondance des deux hommes montre que Gerlach n’est pas réfractaire au pragmatisme. En revanche, il oppose au choix de l’alliance française, l’argument que la Prusse est trop faible et que cette alliance serait déséquilibrée… Si Bismarck grossit, à escient, l’opposition « de principe » avec les conservateurs, c’est aussi pour des raisons d’opportunisme politique. En 1857, il a plus de quarante ans, sa carrière stagne. Il lui faut donc se démarquer de la camarilla d’ultra-conservateurs qui entoure un roi de plus en plus affaibli par la maladie, attirer l’attention des nationaux-libéraux par son pragmatisme décomplexé, en bref, se construire un destin, celui d’un recours possible.
En affirmant brutalement le primat des alliances, Bismarck va aussi à l’encontre du « concert européen », cette première ébauche de « système international » reposant sur un effort diplomatique multilatéral (conférences d’ambassadeurs, congrès des souverains) pour éviter que les contentieux ne dégénèrent en conflit. Dans ce cadre, les puissances européennes acceptent depuis 1815 d’abdiquer une partie de leurs intérêts pour la sauvegarde des équilibres internationaux. La définition de ce que doit être une politique extérieure, selon Bismarck, tout entière tendue vers la satisfaction des intérêts nationaux, est donc par essence opposée au concert européen.
En définitive, Bismarck n’est pas un théoricien des relations internationales mais un praticien en qui certains diplomates postérieurs, tel le secrétaire d’État américain Henry Kissinger (1923-2023), ont pu voir un des précurseurs du courant « réaliste » des relations internationales – attentif avant tout à mesurer des rapports de force entre puissances - par opposition à une vision libérale et idéaliste, assise sur des valeurs à visée universelle comme la souveraineté nationale ou la paix entre les peuples.
Pensées et Souvenirs par le prince de Bismarck, E. Jaeglé (éd°), Paris, Le Soudier, 1899 (4ème édition), 2 vol.
Baumgart, Winfried, Europäischer Konzert und nationale Bewegung. Internationale Beziehungen, Paderborn, Schöningh, 1999.
Burgaud, Stéphanie, Bismarck. La démesure, Paris, Ellipse, 2019, 312 p.
Burgaud, Stéphanie, « Bismarck (1815-1898). La Realdiplomatie », Grands Diplomates. Les maîtres des relations internationales de Mazarin à nos jours, Vedrine, Hubert (dir.°), Paris, Perrin, 2023, p. 141-159.
Gall, Lothar, Bismarck. Le révolutionnaire blanc, Paris, Fayard, 1986.
Kissinger, Henry, ‘The White Revolutionary: Reflections on Bismarck’, Daedalus, vol. 97, No. 3, Philosophers and Kings: Studies in Leadership (Summer, 1968), p. 888-924
Kraus, Hans-Christof, « Bismarck und die preussische Konservativen (Bismarck et les conservateurs prussiens) », Friedrichsruher Beiträge, Bd 12, OvBS, 2000, S. 3-39.
Schroeder, Paul, Austria, Great Britain, and the Crimean War: the destruction of the European concert, Ithaca [N.Y.], Cornell University Press, 1972, XX-544p.