Histoire d’un métier. 
Le savoir-faire des menuisier-carrossiers en France au 19e siècle

Résumé

Au milieu du 19siècle, les menuisier-carrossiers sont encouragés à utiliser les savoirs mathématiques pour dessiner les pièces en bois nécessaires à la construction des voitures hippomobiles. L’objectif est de standardiser les méthodes de fabrication et d’accélérer les cadences de production. Mais il ne suffit pas de mettre à disposition un savoir théorique pour que les professionnels s’en saisissent, surtout si ces dernier maîtrisent parfaitement un savoir empirique fondé sur des pratiques anciennes. L’exemple des menuisiers-carrossiers au 19e siècle raconte l’histoire d’un métier entre tradition et modernité qui change irrémédiablement au cours de ce siècle où triomphe la science.

Ill. 1. Atelier de menuiserie Belvallette à la fin des années 1870 (Turgan, 1874, p. 60)
Ill. 2. Dessin géométrique appliquée à la carrosserie. Leçon 2 de géométrie donnée par le professeur Henri Zablot (1814-1885) dans le Cours d’instruction professionnelle et artistique de carrosserie de Paris (1878) (source : Musée national de la voiture). Le Phaéton est un type de modèle de voiture hippomobile.

Mise au point : au 19e siècle, les élites carrossières promeuvent la mathématisation du dessin des voitures 

Sous l’Ancien régime, la fabrication de voitures hippomobiles nécessitait l’intervention de plusieurs corps de métiers, organisés en corporations qui travaillaient dans des ateliers distincts : le carrossier-menuisier découpait le bois et, à l’aide de rabots, façonnait les pièces de bois avant assemblage ; le carrossier-charron assemblait caisse et train ; le sellier-carrossier travaillait à la décoration et au confort de l’assise et de l’habitacle ; le sellier-bourrelier était chargé d’atteler la voiture au cheval. C’est seulement au milieu du 19e siècle que les différentes tâches commencent progressivement à être regroupées au sein du même atelier, sans exclure la sous-traitance, notamment pour les pièces métalliques. 

Ce regroupement des activités ne s’accompagne pas tout de suite d’une uniformisation des techniques de travail, notamment en ce qui concerne le dessin des pièces à fabriquer. En effet, les artisans utilisaient plus fréquemment des gabarits de pièces standards, stockés dans une remise dédiée ou accrochées aux murs, qui servaient à dessiner sur le bois les formes des pièces de la voiture avant découpe. Pour fabriquer un nouveau modèle, le carrossier-menuisier pouvait dessiner une élévation de profil de la voiture sur tableau noir, souvent en grandeur d’exécution (ou grandeur nature). Mais entre le dessin réalisé en grand et le report des tracés sur les planches de bois à découper, il fallait compter avec de nombreux allers-retours, tâtonnements et corrections appris par la routine des gestes du métier.  

Au milieu du 19e siècle, trois carrossiers de métier, Albert Dupont (1827- nc), Brice Thomas (1820-1895) et Henri Zablot (1814-1885) reprochent aux techniques artisanales utilisées par leurs confrères, leur trop grande diversité et leur piètre efficacité, deux insuffisances qu’ils jugent incompatibles avec le développement économique et industriel qui exige, selon eux, d’accélérer davantage la standardisation dans la pratique du dessin. Leur « nouvelle » méthode est issue d’une théorie mathématique – la géométrie descriptive, formalisée par le savant Gaspard Monge (1746-1818). Articulant des principes mathématiques rigoureux et une visée pratique pour la réalisation de dessins représentant à plat des volumes, la géométrie descriptive s’appuie sur une double projection des surfaces de l’objet que l’on souhaite représenter (Ill.2). Dans le cas des voitures, le train (c’est-à-dire le châssis), la caisse (c’est-à-dire l’habitacle) ainsi que le système d’harnache du cheval (qui permet à l’animal de tracter la voiture), sont projetés à la fois sur un plan vertical et sur un plan horizontal. Pour les trois réformateurs, la science de Monge appliquée à la menuiserie en voitures permettra de standardiser le geste graphique en le codifiant par des normes mathématiques, de mieux former les ouvriers en rendant leurs gestes plus précis, et ainsi de répondre à l’accroissement de la demande en modèles complexes et personnalisés qui empêche le réemploi des mêmes gabarits.

Dans les années 1870 et 1880, la mathématisation de la menuiserie et du dessin des voitures accompagne la création des écoles professionnelles de carrosserie. Les apprentis carrossiers sont formés à dessiner lors de cours magistraux en géométrie descriptive où leur sont présentés des dessins appliqués à la carrosserie (Ill. 1). Les journaux de carrosserie (qui apparaissent dans ces mêmes années avec l’essor de la presse professionnelle) publient dans leurs colonnes des épures descriptives et des leçons mathématiques. Dans le même temps, les entreprises du luxe vantent cette nouvelle façon de dessiner comme étant la seule à pouvoir concevoir des voitures modernes et élégantes et à accompagner l’essor et le « progrès » de l’industrie carrossière française.

L’arrivée de la géométrie descriptive n’en contrarie pas moins des pratiques anciennes utilisées par de nombreux professionnels issus de petits établissements provinciaux, qui les jugent efficaces. En effet, il ne suffit pas de mettre à disposition un savoir théorique pour que les praticiens s’en saisissent : la mathématisation des gestes techniques et artisanaux ne va pas de soi, comme le montrent, au même moment, les résistances à la mécanisation des boulangeries en France étudiées par François Jarrige (2010). Ainsi, de nombreux ateliers reprochent à la géométrie descriptive de rendre trop abstrait l’objet technique à fabriquer : contrairement au dessin technique ou à la perspective, il est en effet bien difficile de repérer les volumes habituels d’une voiture ou de ses parties en regardant une épure descriptive, jugée trop abstraite par les carrossiers. Pour venir à bout de ces résistances, la presse professionnelle se fait alors l’avocate de la cause mathématique par le biais d’articles militants, qui cherchent à convaincre « le bas » du métier. 

Document : le carrossier Brice Thomas défend l’ouvrier « intelligent » contre l’ouvrier « habile » (1873)

Les appréciations dans les faits industriels se sont considérablement modifiées depuis un demi-siècle, et se modifient de plus en plus chaque jour. Autrefois l’ouvrier habile était pris en grande considération ; mais, depuis l’introduction des machines-outils dans l’industrie, savoir faire le travail n’est plus qu’un mérite secondaire. Le mérite principal est de savoir l’apprécier et le diriger. C’est la supériorité de l’intelligence sur l’habileté de main d’œuvre. []

Ces considérations sont de nature à faire réfléchir sérieusement les ouvriers qui n’ont pas d’autres ressources que leur industrie. Pour en tirer le meilleur parti, ils doivent commencer le plus tôt possible la culture de leur intelligence. Tous les hommes qui sont initiés aux tendances de l’industrie sont d’avis que dans peu d’années presque tous les établissements industriels seront dirigés par des hommes instruits, et que les contremaîtres seront choisis, non pas parmi les ouvriers les plus habiles, mais bien parmi les plus intelligents [].  Avec [l’ouverture d’écoles professionnelles], nul doute que nous obtiendrons des résultats satisfaisants, surtout si les élèves y apportent, de leur côté, toute l’attention et la persévérance possibles, sans lesquels nos efforts seraient impuissants.

Si les raisons que nous venons d’exposer n’étaient pas suffisantes, si elles manquaient d’autorité, nous engagerions les ouvriers à méditer les passages qui suivent, extraits du rapport de MM. Morin et Tresca, directeur et sous-directeur du Conservatoire des arts et métiers, sur l’enseignement professionnel et industriel, inséré dans les rapports des membres de la section française, sur l’exposition universelle de Londres, en 1862 : « Les opérations industrielles sont exclusivement réalisées par les mains ou sous la direction du contre-maître, des ingénieurs et des fabricants ; ils ont tous besoin de certaines connaissances communes ; il leur est donc indispensable de comprendre le même langage et d’être initiés, bien que d’une manière différente, aux mêmes vérités fondamentales. »

Extrait d’un article de Brice Thomas, paru dans Le guide du carrossier, n° 97, février 1873.

Éclairages : la théorie mathématique est-elle vraiment indispensable à l’intelligence et l’habileté des carrossiers ?

Pour défendre l’introduction des mathématiques théoriques dans l’atelier de menuiserie en voitures, le carrossier Brice Thomas recourt au très diffusé journal professionnel Le guide du carrossier (1859-1914), qu’il a lui-même fondé et qu’il dirige depuis sa création. Pour Thomas, l’ouvrier habile serait celui de l’ancien temps : « autrefois », « il y a un demi-siècle », il était parfaitement capable de répondre aux besoins du métier par l’assurance des gestes maintes moins répétés. Les modèles de voitures étant alors peu nombreux, il était possible de réutiliser des gabarits standards, toujours les mêmes ou presque ; la main et le coup d’œil experts du menuisier-carrossier suffisaient alors à ajuster les pièces les unes aux autres en cas de problème après le tracé et la découpe. 

Depuis, affirme Thomas, « les appréciations dans les faits industriels se sont considérablement modifiées » : dans l’atelier, les « machines » auraient remplacé l’homme ; « l’intelligence » des mathématiques permettrait aujourd’hui « d’apprécier et de diriger » la production ; autant de considérations qui justifient selon lui que «  les ouvriers qui n’ont pas d’autres ressources que leur industrie (…) doivent commencer le plus tôt possible la culture de leur intelligence » en apprenant la théorie mathématique du dessin. 

Le prosélytisme mathématique de Brice Thomas n’échappe pas à une forme de caricature. En effet, l’ouvrier habile « d’autrefois » cultivait déjà des savoirs théoriques. Certes, ils étaient moins formalisés que les principes de la géométrie descriptive exposés dans le Traité de menuiserie en voitures rédigé par Brice Thomas en 1870. Mais les mathématiques présentées, par exemple, cent ans plus tôt dans l’Art du menuisier-carrossier (1771) d’André Jacob Roubo (1739-1791) n’ont rien de triviales. Directement issues d’observations faites dans les ateliers parisiens par l’auteur – un ébéniste de formation –, elles donnaient déjà à voir des méthodes de rectification des courbes déformées par la projection orthogonale.

Quant aux transformations de l’atelier de carrosserie au cours de la seconde moitié du 19e siècle, elles n’ont pas, en France, l’ampleur que sous-entend le directeur du Guide du carrossier : la production en série des voitures reste très marginale avant 1900 et l’atelier de menuiserie-carrosserie conserve de nombreux attributs de l’artisanat d’Ancien Régime. Le dessin, la découpe et l’usinage des pièces de bois pour le montage des caisses de voitures, reposent sur le travail collaboratif et polyvalent d’une petite équipe pilotée par un premier ouvrier, au sein de laquelle savoirs et savoir-faire s’échangent. 

Dans ce mode d’organisation du travail – qui disparaitra avec la ligne d’assemblage fordienne – l’intelligence et l’habileté se confondent, rendant caduque, dans une grande mesure, la nécessité de recourir à la théorie mathématique. Absente des dessins de travail retrouvés dans les archives d’entreprises, ignorée par les déposants de brevets dans la représentation géométrique des modèles de voiture, la théorie mathématique n’est semble-t-il jamais devenue « une vérité fondamentale » des ouvriers en voitures hippomobiles.

Bibliographie

Bouchet, Ghislaine, Le cheval à Paris de 1850 à 1914, Droz, Genève-Paris, 1993.

Jarrige, François, « Le travail de la routine : autour d’une controverse sociotechnique dans la boulangerie française du xixe siècle », Sciences Sociales, 2010, vol. 65, n° 3, p. 645-677.

Morel, Thomas, Preveraud, Thomas, « Introduction - Les mathématiques professionnelles (xvie – xixe siècle) », Cahiers François Viète, 2022, vol. 3, n° 13, p. 5-22.

Preveraud, Thomas, La géométrie en milieu professionnel. Dessiner la voiture à cheval au xixe siècle (France-États-Unis), Paris, Classiques Garnier, 2023.

Roche, Daniel, La culture équestre de l’Occident (xvie-xixe siècle), Le cheval moteur, t. 1, Paris, Fayard, 2008.


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