Contexte : la montée des conflits du travail dans une grande ville industrielle au XVIIIe siècle
Au xviiie siècle, à Nantes comme ailleurs, la croissance économique conduit les maîtres à exiger des ouvriers une ardeur et une assiduité accrues au travail. Pour ne pas se trouver brusquement dépourvus d'ouvriers, les maîtres cherchent alors à limiter leurs déplacements car les ouvriers changent fréquemment d'emploi, soit parce qu'ils sont en conflit avec leur patron, soit parce qu'ils trouvent ailleurs un meilleur salaire. Ils jouent donc sur la concurrence entre les maîtres. En 1749, pour limiter ces changements d'ateliers, la police du travail c'est-à-dire l’ensemble des règles qui fixent la soumission des compagnons, est renforcée par le pouvoir royal qui rend obligatoire le billet de congé : pour retrouver du travail, un ouvrier doit présenter ce billet remis par son précédent patron, attestant qu'il l'a quitté légalement.
Les maîtres artisans sont souvent organisés en corporations, qui détiennent un monopole sur la production et la vente dans un métier particulier. Dirigées par des maîtres élus par leurs pairs, qui portent les titres de « juré » ou « garde », ces corporations gèrent les intérêts des maîtres et assurent la police du travail. Les compagnons ne sont pas membres des corporations, mais s'organisent dans les compagnonnages, des organisations illégales mais très efficaces pour défendre leurs intérêts. Corporations de maîtres et compagnonnages d'ouvriers se disputent alors le contrôle du marché du travail.
Ainsi, à Nantes, en 1764, la corporation des maîtres taillandiers – métallurgistes spécialisés dans la réalisation d'outils – décide de créer un bureau d'embauche : munis d'un billet de congé délivré par leur précédent maître, les compagnons devront désormais se présenter à ce bureau qui leur indiquera dans quel atelier travailler à l'avenir. Cette initiative apparaît dans d'autres métiers, ainsi chez les tailleurs d'habits ou les cloutiers à Nantes, et d'autres villes, par exemple chez les selliers parisiens en 1744, les serruriers parisiens en 1746 ou encore les menuisiers bordelais en 1751. Les compagnons perdent donc le droit de s'embaucher librement dans l'atelier de leur choix. Cette décision vise à contrecarrer le monopole sur l’embauche imposé, à Nantes, par le compagnonnage des ouvriers taillandiers afin d'obtenir des salaires plus élevés.
Aussi, la décision de créer un bureau d’embauche au service des maîtres taillandiers rencontre-t-elle la résistance des ouvriers réunis dans le compagnonnage. En effet, à Nantes comme dans tout le royaume, les compagnonnages se renforcent au xviiie siècle, comme en témoignent l'essor des luttes ouvrières et le développement des voyages de formation. De plus, pressés par des commandes et donc par le besoin de main d’œuvre, certains maîtres se soumettent aux exigences salariales du compagnonnage en contournant les bureaux d’embauche instaurés par la corporation. Dans ces conditions, favorables aux compagnons, la création à Nantes en 1764 du bureau d'embauche de la corporation des maîtres taillandiers s'avère un échec.
Archives : les maîtres taillandiers dénoncent le monopole d’embauche des compagnons (1764)
« A Messieurs,
Messieurs tenans le siège royal de la police de Nantes.
Suplie humblement le corps et communauté des maistres taillandiers de la ville et fauxbourgs de Nantes, suitte et dilligence de Jean Moncheveux, garde, Gabriel Vimont, sous-garde et François Hitier fils, juré l’an présent en charge dudit corps et communauté.
Disant que, quelques précautions que les magistrats ayent prises, quelques soins qu’ils fesoient donner pour détruire et prévenir les désordres ou associations de compagnons qu’on appelle du devoir, il n’a pas été possible d’en venir parfaitement à bout ; elles ont été dissipées pendant quelque tems ; elles ont été tenues dans des lieux plus écartés ; elles ont peut-estre été moins fréquentes, mais elles n’en subsistaient pas moins.
Lorsque les compagnons se sont apperçus qu’ils étaient venus à bout de tromper la vigilance des magistras, ils sont devenus plus indociles, plus intraitables, ils ont voullu dominer avec empire sur les maistres ; ils les insultent journellement et leur manquent essentiellement en toutte occasion.
Le chef de cette association se nomme le roulleur, c’est lui qui dispose à son gré au compagnon ; il les place dans les boutique des maistres qui lui sont agréable, ceux qui ont le malheur de lui déplaire sont assurer de n’en point avoir.
Ils sont encourragés dans cet esprit de sédition par quelques maistres (…) afin d’avoir, au moien de cette complaisance, des compagnons quant et en tel nombre qu’ils en veullent.
Quelque fois même, lorsque le caprice les conduit, ils sortent tous de la ville et laissent, en partant pour d’autres endroits, les maistres de Nantes au dépourvu et dans l’impossibilité de servir le public.
Ces résolutions sont prises dans leurs assemblées qu’ils font en grand nombre dans une auberge qu’ils ont adoptée rue haute des Jacobins, et sont ponctuellement exécutées sous prétexte qu’il ne faut pas estre longtems dans une même boutique (…)
Ce qu’il y a de plus tristes pour les maistres et de plus contrairre au bon ordre, c’est qu’ils forcent les compagnons qui ne sont pas de leur association et qu’ils appellent les gaveaux à sortir de la ville et ne veullent pas souffrir qu’ils travaillent (…)
Dans des circonstances aussi désagréables pour les maîtres taillandiers, ils ont réfléchy sur les moyens propres à faire tomber cette espèce d’association et voicy le résultat de leurs réflexions.
Les moyens d’y parvenir serait que l’ancien garde [un ancien responsable de la corporation] fut authorisé à tenir un registre sur lequel il inscrirait les noms de tous les taillandiers maîtres (…) qui demanderaient des compagnons dans l’ordre où ils seraient présentés pour en avoir ;
Que chaque compagnon arrivant fut tenu de se présenter chez le garde pour avoir un billet, afin d’aller travailler chez le maistre (…) qui auroit le premier demandé un compagnon, qu’il fut défendu à tous maître (…) d’en recevoir aucun qu’il n’eut un billet de l’ancien garde ;
Que dans le cas où un compagnon quitta son maistre, il ne put estre reçu à prendre chez l’ancien garde un billet pour rentrer chez aucun autre qu’il n’eut un congé de la part de ce premier maistre ;
que conformément à vos réglemens en grand nombre, il fut fait défenses à tous les compagnons taillandiers de s’assembler plus de trois, sous prétexte de devoir, que défenses soient faittes à touttes personnes de les favoriser, enfin qu’il leur soit enjoint de porter respect à leurs maîtres.
Mais comme pour assurer au réglemen qu’il vous plaira de rendre, son entierre exécution, il est nécessaire de prononcer une peinne contre les contrevenans, il serait à propos de condamner chacun des maîtres (…) qui contreviendront à quelque partie du réglemen qui sera rendu à une amande de vingt livres, et les compagnons à quinze jours de prison lorsqu’ils seront surpris dans leur assemblée ou devoir ou quant il sera prouvé qu’ils auront insulté ou maltraité leurs maistres.
Tels sont les seuls moyens capables de prévenir les abus de ce prétendu devoir et de contenir les compagnons dans les formes du respect qu’ils doivent aux maistres (…) ».
Archives municipales de Nantes, HH 166, pièce 1, plainte de la corporation, 27 août 1764.
La plainte adressée en 1764 par la corporation des maîtres taillandiers à la municipalité est conservée aux Archives de Nantes (ce service conserve non seulement les archives municipales mais encore désormais les archives métropolitaines). Cette plainte est adressée par plusieurs responsables de la corporation des taillandiers, élus par leurs pairs, qui portent les titres de « garde » (Jean Moncheveux), de « sous-garde » (Gabriel Vimont) et de « juré » (François Hitier).
Les maîtres s'adressent ici à la municipalité (« le siège royal de la police de Nantes ») car elle est responsable de la police, terme qui a alors une signification beaucoup plus large qu'aujourd'hui. La municipalité est notamment chargée de la police des métiers, c'est-à-dire du respect des règles qui régissent l'activité professionnelle, y compris la police du travail qui vise la subordination des ouvriers : c'est pourquoi la corporation se tourne vers elle en 1764 pour qu'elle approuve la création du bureau d'embauche.
Les maîtres commencent par rappeler que le compagnonnage constitue une force bien enracinée parmi les ouvriers, ce qui lui a permis de résister jusqu’à présent à la répression menée par les autorités publiques : « Disant que, quelques précautions que les magistrats ayent prises, quelques soins qu’ils fesoient donner pour détruire et prévenir les désordres ou associations de compagnons qu’on appelle du devoir, il n’a pas été possible d’en venir parfaitement à bout ; elles ont été dissipées pendant quelque tems ; elles ont été tenues dans des lieux plus écartés ; elles ont peut-estre été moins fréquentes, mais elles n’en subsistaient pas moins ».
L’enracinement du compagnonnage lui permet de se redresser rapidement : « Lorsque les compagnons se sont apperçus qu’ils étaient venus à bout de tromper la vigilance des magistras, ils sont devenus plus indociles, plus intraitables, ils ont voullu dominer avec empire sur les maistres ; ils les insultent journellement et leur manquent essentiellement en toutte occasion ». Sur le plan juridique, la subordination de l'ouvrier à son employeur étant assimilée à celle du domestique envers son maître, des incartades limitées peuvent être dénoncées comme des actes d'insubordination. Certes, il est vrai que des compagnons peuvent insulter leurs maîtres, voire recourir à la violence physique. Toutefois, les membres des compagnonnages recourent surtout à la violence contre les ouvriers étrangers à leur organisation.
Par ailleurs, dans chaque ville, des compagnons dirigent l'association. Ici, apparaît le « roulleur », c’est-à-dire celui qui tient un rôle, soit la liste des compagnons. En vertu du monopole que détient le compagnonnage, le « roulleur » attribue des ouvriers aux maîtres qui acceptent les salaires exigés par les compagnons, mais en prive ceux qui les refusent (« Le chef de cette association se nomme le roulleur, c’est lui qui dispose à son gré au compagnon ; il les place dans les boutique des maistres qui lui sont agréable, ceux qui ont le malheur de lui déplaire sont assurer de n’en point avoir. »). Enfin, pour imposer son monopole, le compagnonnage force les ouvriers qui n'en sont pas membres à quitter la ville : « Ce qu’il y a de plus tristes pour les maistres et de plus contrairre au bon ordre, c’est qu’ils forcent les compagnons qui ne sont pas de leur association et qu’ils appellent les gaveaux à sortir de la ville et ne veullent pas souffrir qu’ils travaillent (…) ».
À Nantes, le compagnonnage des taillandiers apparaît comme une organisation puissante, qui regroupe de nombreux ouvriers, préconise certaines pratiques – changer régulièrement d'atelier pour rappeler aux maîtres sa puissance et cultiver la liberté des ouvriers – et impose son monopole. Les compagnons se réunissent fréquemment dans une auberge (« rue haute des Jacobins »), ce qui montre bien que leur organisation s'enracine dans la sociabilité ouvrière.
En réaction, les maîtres et les autorités s'efforcent de brider cette sociabilité en proposant d’interdire aux compagnons d'un même métier de se réunir à plus de trois, et aux aubergistes de recevoir leurs assemblées : « que conformément à vos réglemens en grand nombre, il fut fait défenses à tous les compagnons taillandiers de s’assembler plus de trois, sous prétexte de devoir, que défenses soient faittes à touttes personnes de les favoriser, enfin qu’il leur soit enjoint de porter respect à leurs maîtres ».
Le 30 août 1764, les autorités municipales émettent une ordonnance de police (Ill.1 et voir ci-dessous) répondant aux demandes des maîtres taillandiers en rappelant l'interdiction du compagnonnage et en prévoyant des mesures de rétorsion à l'encontre des compagnons (expulsion, voire emprisonnement). Mais la tentative des maîtres pour contrôler le marché du travail en créant un bureau d'embauche s'avère finalement un échec, en raison tant de l'enracinement du compagnonnage à Nantes que de la concurrence entre maîtres, certains préférant s’adresser aux compagnonnages pour obtenir rapidement des ouvriers.
Ill.1. La municipalité adopte une ordonnance de police en faveur de la corporation des maîtres, 30 août 1764
« Ordonnance de police en faveur de la communauté des maîtres taillandiers de la ville de Nantes.
Ordonnance de police du 30 août 1764.
Vu par nous, maire et échevins, conseillers, juges, magistrats au siège royal de police de Nantes, la requête présentée par le corps et communauté des maîtres taillandiers de cette ville et fauxbourgs, (…) le tout mûrement considéré et y ayant égard :
Ordonnons 1° que l’ancien juré des maîtres taillandiers de cette ville et fauxbourgs tiendra un registre (…) sur lequel il inscrira chaque maître (…) qui aura besoin d’un compagnon, que ledit juré enverra des compagnons aux maîtres (…) qui en auront ainsi demandés, en observant l’ordre de date des inscriptions faites sur son registre (…) ;
2° Que chaque compagnon arrivant ou changeant sera tenu de se présenter chez ledit juré buraliste qui lui donnera un billet, portant indication du maître (…) chez qui il devra travailler ;
3° Que les compagnons qui voudront sortir de chez les maîtres (…) où ils auront été placés, soit pour entrer ailleurs ou pour battre au champ [quitter la ville], ne le pourront faire, si ce n’est en cas de maladie ou autres causes légitimes, que huitaine après qu’ils en auront prévenu lesdits maîtres (…) ;
4° Défenses sont faites à tous maîtres (…) de cette ville et fauxbourgs de recevoir des compagnons, et ceux-ci d’entrer chez eux, autrement que dans la forme ci-devant prescrite, sous peine contre les premiers de 20 livres d’amende par chaque contravention (…) et sous peine contre les compagnons de battre au champ, même de prison en cas de désobéissance ;
5° que les arrêts, règlements et ordonnances de police concernant la prétendue Société du Devoir seront bien et dûment exécutés, suivant leur forme et teneur : ce faisant, défenses sont faites à tous compagnons taillandiers de s’assembler plus de trois pour causes de ladite société, et sous quelques autres prétextes que ce puisse être, et aux cabaretiers et tous autres, de favoriser les assemblées en leur donnant retraite, sous les peines et punitions contre les uns et les autres portés aux dits arrêts, règlements et ordonnances de police.
Au surplus, ordonné que le présent règlement sera imprimé, lu, publié et affiché partout où besoin sera (…) ».
Archives de Nantes, HH 166, pièce 3
Guicheteau, Samuel, La Révolution des ouvriers nantais. Mutation économique, identité sociale et dynamique révolutionnaire (1740-1815), Rennes, PUR, 2008.
Guicheteau, Samuel, Les ouvriers en France, 1700-1835, Paris, A. Colin, 2014.
Icher, François, Dictionnaire du compagnonnage, Le Mans, Editions du Borrégo, 1992.
Kaplan, Steven, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001.
Kaplan, Steven, Minard, Philippe (éd.), La France, malade du corporatisme ? xviiie-xxe siècles, Paris, Belin, 2004.
Poitrineau, Abel, « Corporations ou jurandes », dans Bely Lucien (dir.), Dictionnaire de l'Ancien Régime, Paris, PUF, « Quadrige », 2002, p. 339-342 [cette notice permet une première approche complète et synthétique, elle traite des corporations de maîtres et des compagnonnages].