Mise au point : le CNR a-t-il inventé la « sécurité sociale » ?
Le Conseil national de la Résistance, créé le 27 mai 1943 à l’initiative de Charles de Gaulle et de Jean Moulin, se compose de seize représentants d’organisations clandestines : huit représentants des mouvements de résistance (quatre de zone nord, trois de zone sud et le Front national communiste), six représentants des partis politiques (communistes, socialistes, radicaux, démocrates-chrétiens, Alliance démocratique, Fédération républicaine) et deux représentants des organisations syndicales (CGT, CFTC).
Les différentes forces politiques qui composent le CNR, toutes unies dans la volonté de chasser l’occupant, restent cependant divisées sur le programme politique à adopter après la guerre. Un premier programme rédigé à Londres entre juillet et septembre 1943 est rejeté par le PCF et les partis de droite. À l’automne 1943, deux nouveaux programmes, signés par la CGT et par le Comité général d’Études, organe clandestin composé de neuf juristes, sont également rejetés.
Il faut attendre mars 1944 pour aboutir à un programme commun. À cette date, les rivalités au sein du CNR font place à un consensus relatif. Les discussions sont vives notamment au bureau du CNR, créé en septembre 1943 et présidé par le démocrate-chrétien Georges Bidault (1899 - 1983). Après de multiples changements, le CNR finit par approuver une série de réformes sociales et politiques sur la base du texte discuté entre Jacques Duclos (1896 - 1975) et Pierre Villon (1901 - 1981), représentant le Front national (FN), mouvement communiste clandestin.
Dans ce programme sont adoptés un plan de production et de nationalisations d’entreprises françaises, l’accès des travailleurs à la direction des entreprises et l’idée d’une « sécurité sociale » dont le CNR n’a nullement inventé le principe. Comme le souligne l’historienne Claire Andrieu : « les réformes économiques et sociales programmées par le CNR ne sont pas originales. Elles figurent dans la plupart des programmes des partis socialistes, du parti travailliste aux partis sociaux-démocrates suédois et norvégiens, et du parti socialiste belge aux SPD et SPÖ allemand et autrichien après 1945 ». C’est, aussi, comme le souligne l’historienne, un texte « conservateur par ses silences ». Ainsi, l’adoption du droit de vote des femmes n’y apparaît pas car les membres du CNR, institution exclusivement masculine, ont rejeté cette proposition.
Après son adoption, le 15 mars 1944, la diffusion de ce programme reste cependant limitée, y compris au sein des journaux clandestins des principaux mouvements de résistance dont des représentants siègent au CNR : Combat et Franc-Tireur, encitent seulement quelques extraits. L’édition zone sud du journal clandestin Libération le publie in extenso et en propose une édition petit-format intitulée Les Jours heureux.
Le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), qui remplace le Comité français de la libération nationale le 2 juin 1944, s’installe à Paris le 31 août 1944 après la libération de la capitale. Il promulgue l’année suivante une série d’ordonnances qui s’inspirent des préconisations du CNR. Ainsi les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 instituent-elles les grands principes de la sécurité sociale en France, fondés sur la généralisation de la protection sociale à l’ensemble de la population (et pas seulement des travailleurs protégés par une mutuelle), d’une cotisation unique pour l’ensemble des salariés et la participation de travailleurs à la gestion des caisses d’assurance.
Les ordonnances d’octobre 1945 obéissent aussi à un objectif économique pragmatique : la reconstruction, dont les jalons sont posés par le commissaire au Plan, Jean Monet, exige une main d’œuvre nombreuse et en bonne santé. Enfin, dans les années 1950, l’adaptation de la sécurité sociale au monde du travail – et notamment à la diversité des caisses d’assurance professionnelles – éloigne le modèle de la sécurité sociale de grandes ordonnances de 1945 et plus encore du programme du CNR.
Avec l’avènement de la guerre froide et la bipolarisation de la vie politique française, le programme du CNR, grand symbole d’union politique nationale, n’est plus guère convoqué.Il passe en arrière-plan des mémoires politiques y compris au sein même des partis de gauche au moment de l’élaboration du programme commun en 1972, dont l’édition communiste en efface toute référence. Si la victoire de la gauche en 1981 n’en ravive pas le souvenir, la fin de la guerre froide et le triomphe apparent du libéralisme économique lui redonne alors une visibilité dans le discours politique.
Document : message du général de Gaulle à l’occasion de la première réunion du CNR, 19 mai 1943
Dans cette guerre où la patrie joue son destin, la formation du Conseil de la Résistance, organe essentiel de la France qui combat, est un évènement capital.
L’unité des buts et des sentiments établie depuis longtemps entre la masse de la nation qui lutte sur son territoire et ceux de ses fils qui combattent au dehors se traduit désormais par l’unité dans l’action (…). Pour que la libération et la victoire soient françaises, il est impérativement nécessaire que la nation se rassemble dans un effort proprement français. Notre intérêt immédiat, notre grandeur de demain, peut-être même notre indépendance sont à ce prix. Tout ce qui est dispersion, action isolée, alliance particulière, dans n’importe quel domaine où se déroule la lutte totale, compromet à la fois la puissance des coups portés à l’ennemi par la France et sa cohésion nationale. C’est pourquoi il est essentiel que la Résistance sur le territoire national forme un tout cohérent, organisé, concentré. C’est fait, grâce à la création du Conseil de la Résistance (…) qui, par là même, incarne la totalité des forces de toute nature engagées à l’intérieur contre l’ennemi et ses collaborateurs.
Mais l’affreux bouleversement politique, économique, social, moral où le désastre, la trahison, l’usurpation ont plongé notre pays, ne prendra pas fin par le seul fait que les forces allemandes et italiennes auront été écrasées par les forces alliées. Ce bouleversement a des causes profondes. La guerre présente est pour toutes les nations, mais avant tout pour la France, une colossale révolution. Il est donc en premier lieu et immédiatement nécessaire que la nation fasse en sorte d’émerger de sa libération dans l’ordre et dans l’indépendance, ce qui implique qu’elle se soit organisée par avance de manière à être aussitôt gouvernée, administrée, représentée suivant ce qu’elle-même désire, en attendant qu’elle puisse s’exprimer normalement par le suffrage des citoyens.
À ce point de vue, le Conseil de la Résistance doit, d’ores et déjà, apporter au Comité national des éléments de ses décisions quant aux dispositions à prévoir à mesure de la libération (…). Il s'agit enfin de savoir si nous saurons sortir du chaos par une rénovation susceptible de rendre à la patrie sa grandeur avec les moyens de jouer le rôle éminent qui revient à son génie, et en même temps d'assurer à tous ses enfants la sécurité, la liberté, la dignité, dans leur travail et dans leur vie. Il appartient au Conseil de la Résistance, plongé au centre du creuset, où, dans sa douleur et dans son combat, se forge la France nouvelle, de recueillir toutes les données et de susciter tous les travaux qui pourront éclairer la nation et guider ses dirigeants dans le choix de la route qui la mènera vers son avenir.
Charles de Gaulle. Message du général de Gaulle à l’occasion de la première réunion du CNR, 19 mai 1943 (Archives nationales, 3AG2/409), cf. Il.2.
Éclairages : le général De Gaulle appelle à l’unité nationale dans le Conseil national de la Résistance, 19 mai 1943.
Cette lettre du général de Gaulle, datée du 19 mai 1943, adressée aux membres fondateurs du Conseil National de la Résistance (CNR), est lue par Jean Moulin lors de la séance inaugurale du 27 mai 1943. Le général De Gaulle y rappelle les raisons historiques qui l’ont conduit à créer cette institution pour assurer une légitimité politique concurrente à celle du régime de Vichy (« cet affreux bouleversement politique, économique, social, moral où le désastre, la trahison, l’usurpation ont plongé notre pays ») et pour assurer la continuité de l’État après la libération du territoire national.
Pour ce faire, le général de Gaulle rappelle que le CNR doit assurer l’« unité dans l’action » entre la France libre fondée à Londres à l’été 1940 et les mouvements de résistance nés en dehors d’elle. Les premiers contacts entre Londres et les mouvements de résistance datent du voyage à Londres de Christian Pineau (1904 - 1995), chef du mouvement Libération-Nord, le 27 mars 1942. Il en revient avec une déclaration du général aux mouvements, publiée dans Libération le 3 juin 1942. Les mouvements Combat, Franc-Tireur et Libération-Sud entament un processus d’unification. En janvier 1943 sont créés les Mouvements Unis de la Résistance (MUR) qui entérinent leur fusion. Le 27 mars 1943, le CNR tient sa première réunion et permet d’asseoir l’autorité politique du général de Gaulle.
Le discours du général de Gaulle insiste sur le caractère national que doit revêtir la constitution du CNR (« Pour que la libération et la victoire soient françaises, il est impérativement nécessaire que la nation se rassemble dans un effort proprement français »). Cette nécessité s’explique par la situation difficile du général de Gaulle, toujours confronté à la méfiance des Alliés, notamment du président des Etats-Unis, Franklin D. Roosevelt, qui lui préfère le général Henri Giraud (1879 - 1949). Le chef de la France libre doit alors s’imposer aux Alliés comme la seule force légitime et républicaine à même de reconstruire la France, ce qui explique également que siègent au CNR des représentants des partis politiques clandestins.
Il s’agit également pour le chef de la France libre d’impliquer des forces strictement françaises dans la libération du territoire. Car au même moment, les réseaux des services secrets britanniques (SOE, MI6, MI9), états-uniens (OSS), mais aussi belges, polonais ou tchécoslovaques sont actifs en France pour faire évader des aviateurs abattus au-dessus du territoire, pour apporter des renseignements militaires aux États-majors alliés et pour préparer la contre-offensive à long terme. La France libre connaît leur existence et elle les regarde avec une hostilité assumée.
Quant à l’affirmation selon laquelle le CNR « incarne la totalité des forces de toute nature engagées à l’intérieur contre l’ennemi et ses collaborateurs », elle n’est pas exacte. Sa composition est sélective : de nombreux mouvements, notamment de zone nord tel Défense de la France, qui soutient le général Giraud, rival politique à Alger du général de Gaulle, en sont absents tout comme les réseaux dans leur globalité, pour ces derniers parce que la politique ne fait pas partie de leur mission.
Si, lors de cette séance inaugurale, le général De Gaulle fixe la feuille de route du CNR par la voix de Jean Moulin (« le Conseil de la Résistance doit, d’ores et déjà, apporter au Comité national des éléments de ses décisions quant aux dispositions à prévoir à mesure de la libération »), il faut plusieurs mois aux membres du CNR pour s’entendre sur un programme commun, au prix de nombreux désaccords.
Andrieu, Claire, « Conseil national de la Résistance », « Programme de la Résistance, « Programmes de la Résistance » in François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006.
Andrieu, Claire, Le programme commun de la Résistance. Des idées dans la guerre, Paris, Les Éditions de l’Érudit, 1984.
Douzou, Laurent, Découvrir le programme du CNR, Les éditions sociales, 2022.
Leroux, Bruno, « La diffusion clandestine du programme du CNR », La Lettre de la Fondation de la Résistance, n°73, juin 2013.
Valat, Bruno, Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967). L'Etat, l'institution et la Santé , Paris, Economica, 2001.