Mise au point : La légalisation de l’avortement : de l’action collective des années 68 à la « loi Veil » (1975)
La libéralisation de l’avortement s’inscrit dans le sillage de l’action du Mouvement français pour le Planning familial (MFPF) qui, depuis les années 1950 face à la politique nataliste de l’État français, promeut les moyens contraceptifs « modernes » (diaphragme placé dans le vagin, pilule, dispositif intra-utérin, plus couramment appelé le stérilet). La loi Neuwirth adoptée en décembre 1967 autorise leur usage en les plaçant sous contrôle médical et sous des conditions de délivrance strictes (autorisation parentale pour les mineures, non remboursement, carnets à souche pour surveiller le recours aux contraceptifs). Cette mobilisation entame le démantèlement de la loi de 1920, qualifiée de « scélérate » par les groupes néo-malthusiens, qui réprime la propagande anticonceptionnelle, la provocation à l’avortement et sa pratique.
Mais la politisation de l’avortement comme liberté des femmes émane d’autres espaces contestataires des années 68 : les groupes féministes, sous la bannière du Mouvement de libération des femmes (MLF), brisent le silence entourant cette pratique clandestine et en font un révélateur de la contrainte au mariage et au coït, de l’assignation des femmes à la maternité et de leur exploitation économique (Ill. 3). Le manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté, publié en avril 1971 dans Le Nouvel Observateur (Ill. 2), vise à sortir l’acte de l’opprobre en associant les signatures d’anonymes à celles d’intellectuelles et d’artistes. La défense des femmes signataires face à d’éventuelles sanctions est à l’origine de l’association « Choisir » qui poursuit la voie juridique et légale de défense du droit d’avorter. Puis viennent les retentissants procès de Bobigny : Marie-Claire Chevalier, une mineure ayant avorté des suites d’un viol, sa mère et trois autres femmes qui l’ont aidée, sont toutes jugées à l’automne 1972. La défense, assurée par l’avocate Gisèle Halimi (1927-2020), en fait un cas emblématique de l’arbitraire de la répression et des inégalités sociales devant l’avortement.
En 1973, l’action collective pour le droit à l’avortement prend un tournant décisif. En février, le Groupe Information Santé (GIS) – créé en 1972 par des médecins ayant milité dans des organisations d’extrême gauche, bientôt rejoints par d’autres professionnels de santé pour mener une réflexion critique sur les inégalités de santé et le pouvoir médical – fait paraître dans Le Nouvel Observateur le manifeste des 331 médecins déclarant pratiquer des avortements. Afin de les protéger de poursuites judiciaires et disciplinaires, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) est lancé en avril 1973 à l’initiative du GIS et du MFPF. Associant des organisations et des personnalités d’extrême gauche, syndicales, féministes et des associations populaires familiales, le MLAC devient un mouvement social d’envergure qui se fait connaître par la pratique revendiquée d’avortements illégaux et par une propagande bien orchestrée - dont la diffusion d’affiches, auxquelles contribue l’autrice de bande dessinée Claire Bretécher (1940-2020) (Ill. 1).
La forte médiatisation de cette transgression de la loi précipite la mise à l’agenda gouvernemental, au nom d’un nécessaire retour à l’ordre. Après le timide projet Messmer en 1973 qui consistait à élargir l’accès à l’avortement thérapeutique, Valéry Giscard d’Estaing, plutôt mitigé sur le sujet mais désireux de se poser en président modernisateur, confie le dossier à la ministre de la Santé Simone Veil (1927-2017), une figure féminine consensuelle susceptible de dépasser les frontières partisanes. En novembre-décembre 1974, les débats parlementaires dramatisent les positions, Simone Veil affronte alors les discours conservateurs qui défendent les préoccupations démographiques, le statut de l’embryon et dénoncent l’atteinte à « la vie » que représenterait l’IVG ainsi que l’émancipation sexuelle des femmes sous l’idée de « dégradation des mœurs ».
Mais l’élaboration d’un projet de loi conciliant les points de vue, puis les négociations parlementaires permettent de rallier les voix socialistes et communistes comme de la majorité.
Au préalable, un texte voté en novembre 1974 vise la normalisation de la contraception avec son remboursement par la Sécurité sociale et son accès facilité pour les mineures. Adoptée le mois suivant et promulguée le 17 janvier 1975, la loi relative à l’IVG (interruption volontaire de grossesse) repose sur deux principes chers aux mobilisations pour l’avortement libre : la femme est seule décisionnaire ; l’avortement est défini comme un acte médical.
Cependant, la loi Veil apparaît comme une loi de compromis qui ne consacre ni un véritable droit pour les femmes à disposer de leur corps, ni un acte médical comme un autre. Il faut d’ailleurs attendre 1982 pour que le gouvernement socialiste fasse adopter le remboursement partiel de l’IVG par la Sécurité sociale. De plus, sa pratique est strictement réglementée, uniquement autorisée dans un cadre médical, notamment pensé pour mettre un terme aux avortements militants réalisés à domicile. En ce sens, les pratiques protestataires influencent les législateurs, qui privilégient un texte de loi écartant les revendications du MLF et du MLAC en termes de liberté des femmes.
Document : lettre ouverte aux députés par Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) (1973)
Lettre ouverte à nos députés
Comme le font chaque année des centaines de milliers de femmes en France nous avons avorté. Les raisons pour lesquelles nous l’avons fait sont nôtres et nous ne permettons à personne de les juger.
Cette déclaration n’est donc pas un aveu de culpabilité mais un acte d’accusation. Nous sommes quelques privilégiées à avoir pu interrompre notre grossesse dans des conditions médicales et psychologiques satisfaisantes et nous savons maintenant, pour l’avoir vécu, que l’avortement peut être un acte techniquement simple et non traumatisant. Mais parmi ces autres femmes, celles qui sont trop pauvres, trop seules, auxquelles il ne reste que la sonde, les injections, l’aiguille à tricoter, puis le curetage fait par des médecins dans des conditions atroces, combien resteront définitivement stériles, mutilées physiquement et moralement. (…)
Que vous ne prévoyiez ni crèches, ni écoles en nombre suffisant, ni salaire pour le travail qu’une femme et plus encore une mère accomplit en plus de ses heures de bureau ou d’usine, ni travail à mi-temps bien rémunéré, que vous fabriquiez avec notre argent des bombes atomiques qui tuent, cela n’est pas un crime [souligné dans le texte].
Avoir tellement d’amour pour un enfant que, contre notre désir le plus profond, contre tous les tabous, contre nos parents, contre nos amis même, seule, nous refusions de le laisser naître, cela est un crime.
Rien, ni personne, et surtout aucune loi aussi sévère fut-elle, n’a jamais empêché une femme d’avorter lorsqu’elle l’avait décidé. Cela c’est la réalité.
Il serait grand temps que cesse l’hypocrisie qui entoure ce problème. Il est vrai que, sentant une prise de conscience se faire chez vos électeurs et électrices, vous avez décidé de modifier la loi caduque de 1920, mais de législature en législature, vous n’en finissez pas de mettre au point un projet de loi qui ne résoudra rien puisqu’il ne concerne pas la majorité des femmes et que la décision, encore une fois, est retirée à la principale intéressée, la femme. […]
Nous exigeons :
- l’avortement libre et remboursé par la sécurité sociale ;
- une information objective, non mensongère et complète sur la contraception ;
- le remboursement par la sécurité sociale de tous les examens médicaux qu’elle nécessite et le remboursement des moyens contraceptifs. Ainsi l’avortement ne sera plus qu’un recours exceptionnel en cas d’échec d’une contraception bien conduite ;
- une véritable information sexuelle pour tous qu’elle ne soit pas un sujet inclus aux sciences naturelles mais commence dès la maternelle, enseignée come une réalité de la vie comprise et admise sainement ;
- la reconnaissance des centres mettant à la disposition de tous : l’information sexuelle, la contraception, l’avortement.
Nous refusons d’être prisonnières du mythe créé par l’homme : celui de la reproductrice.
Si nous choisissons d’avoir des enfants, nous les voulons désirés et aimés.
Archives de la CFDT, 8H125 CFDT-MLAC 1973.
Éclairage : le MLAC revendique l’avortement libre et remboursé
Ce texte du MLAC souligne la banalité statistique de l’avortement, qui concerne tous les milieux sociaux. Face à la répression et à l’opprobre social, les femmes n’ont d’autre choix que de recourir à l’auto-avortement (par des outils tels que la fameuse aiguille à tricoter ou l’injection d’un liquide) ou à des avorteurs et avorteuses qui exercent parfois des professions de santé. En cas de complications, une partie de ces actes se termine à l’hôpital, où il n’est pas rare qu’elles subissent des insultes sexistes et un curetage à vif à visée punitive. Cette lettre ouverte met également l’accent sur les inégalités sociales d’accès à l’avortement : la clandestinité expose davantage les femmes pauvres – qui ne peuvent partir dans des cliniques anglaises ou suisses – à des risques sanitaires et judiciaires.
Avec cette lettre ouverte adressée aux députés, le MLAC poursuit l’entreprise, amorcée par le MLF, de sensibilisation de l’opinion publique aux souffrances et aux injustices subies par les femmes. Alors que la contraception est encore peu accessible, le MLF exige l’autodétermination totale des femmes en matière de régulation de la fécondité et de la sexualité, se démarquant ainsi de l’argumentaire de santé publique qui domine le camp pro-avortement. Ce dernier est alors sous l’influence de l’ANEA (Association nationale pour l’étude de l’avortement) qui regroupe de grands noms du monde médical et intellectuel progressiste et défend depuis 1969 une libéralisation partielle : élargir le droit d’accès à l’avortement thérapeutique, conditionné par des critères médico-sociaux (risque physique ou mental pour la femme ou l’être qui naîtrait ; grossesse résultant d’un viol).
Au début des années 1970, le MLF a imposé dans le débat public la question sous un jour nouveau, en plaidant pour une reconnaissance de la pleine liberté des femmes (sans accord de commissions médicales), une revendication ici reprise par le MLAC avec le mot d’ordre « avortement libre et remboursé par la sécurité sociale ». De même, au terme de tensions internes, le MFPF se radicalise en juin 1973 pour venir appuyer le droit à l’avortement et les pratiques protestataires du MLAC.
Cette lettre du MLAC appelle à la normalisation des moyens de régulation des naissances au nom de l’épanouissement des individus, tout en les hiérarchisant : l’avortement serait un dernier recours en cas d’« échec contraceptif ». L’insistance du texte sur le triptyque information sexuelle, contraception et avortement, alliée à la rhétorique de « l’enfant désiré et aimé », est significative du glissement général depuis la répression judiciaire vers un encadrement socio-sanitaire de ces questions misant sur l’éducation, la responsabilité des individus et le souci de soi. Le texte est représentatif de plusieurs courants de pensée et d’actions féministes dans les années 1970 : la dénonciation des inégalités salariales et du manque de reconnaissance économique du travail domestique des femmes, ou encore la promotion de l’éducation sexuelle.
Derrière les accusations de duplicité adressées aux députés, le MLAC cible plus largement les décideurs politiques et les représentants de l’ordre juridique, médical et religieux. La morale catholique pèse fortement dans le camp anti-avortement et imprègne les contre-mobilisations mises sur pied dès 1970, à l’instar de l’association « Laissez-les vivre » qui axe son discours sur l’humanisation du fœtus. Ce climat idéologique conflictuel façonne les débats houleux au Parlement l’année suivante et la construction du problème public.
Garcia Sandrine, Mères sous influence. De la cause des femmes à la cause des enfants, Paris, La Découverte, 2011.
Gauthier Xavière, Naissance d’une liberté. Avortement, Contraception : le grand combat des femmes au xxe siècle, Paris, Robert Laffont, 2002.
Pavard Bibia, Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1959-1979), Rennes, PUR, 2012.
Pavard Bibia, Rochefort Florence et Zancarini-Fournel Michelle, Les lois Veil. Les événements fondateurs. Contraception 1974, IVG 1975, Paris, Armand Colin, 2012.
Ruault Lucile, Le spéculum, la canule et le miroir. Avorter au MLAC, une histoire entre féminisme et médecine, Lyon, ENS Éditions, 2023.