L’immensité du monde romain, qui s’étend au début du iiie siècle de l’Euphrate à la mer d’Irlande et du Danube aux confins du Sahara, encourage les empereurs à associer des membres de leur parenté pour l’administrer et le défendre. A Rome, la fonction impériale ne constitue pas un pouvoir inscrit dans le droit, le souverain accumule donc des prérogatives qu’il exerce ou délègue à des représentants ou des parents. Par ailleurs, l’absence de règles de succession dans l’empire romain entraîne la nécessité d’associer au pouvoir l’individu que l’empereur souhaite lui voir succéder.
Les précédents d’un pouvoir partagé
Il faut attendre le milieu du iie siècle pour assister au règne simultané de deux empereurs, qualifiés d’Augustes, avec Marc Aurèle (161-180) et Lucius Vérus (161-169). Ils ont tous les deux été adoptés par leur prédécesseur Antonin le Pieux (138-161) par décision de l’empereur Hadrien (117-138), organisant ainsi sa succession sur deux générations. Une quinzaine d’années plus tard, Septime Sévère (193-211) élève au rang d’Auguste ses fils pour conserver le pouvoir dans sa famille et fonder une nouvelle dynastie. Durant quelques années le monde romain possède ainsi trois empereurs, même si le père exerce la réalité du pouvoir et, qu’après sa mort, son fils aîné Caracalla élimine son cadet Geta.
L’instabilité politique de l’Empire croît à partir des années 230-240 en raison de la multiplication des invasions et des usurpations. Pour conjurer ces menaces, les empereurs successifs cherchent à inscrire leur pouvoir dans la durée en s’associant leurs fils, à qui ils accordent souvent le titre inférieur de César. De cette manière, l’unité politique de l’Empire reste préservée et l’empereur peut agir en déléguant son autorité de ses fils, voire à ses petits-fils. L’empereur Valérien (253-260) règne ainsi avec le soutien de son fils Gallien et de ses deux petit-fils Valérien le Jeune et Salonin. Ces associations n’empêchent toutefois pas les usurpations, les assassinats et les coups d’État. En 258, Valérien le Jeune est assassiné ; deux ans plus tard, c’est au tour de son frère Salonin.
Quatre têtes pour un Empire : la mise en place de la Tétrarchie
La crise que connaît l’Empire au iiie siècle se manifeste par une succession rapide des empereurs : on en dénombre ainsi 25 entre 235 et 284. C’est dans des circonstances troublées que Dioclétien parvient au pouvoir en novembre 284. Commandant un corps d’élite, il profite de la mort du jeune Numérien (283-284) pour usurper le pouvoir et se faire reconnaître empereur par l’État-major près de Nicomédie, dans le nord-ouest de l’Asie Mineure. Il élimine l’année suivante Carin (283-285), le frère de Numérien, avec qui ce dernier partageait le pouvoir. Devenu unique souverain du monde romain, mais tirant les leçons des échecs de ses nombreux prédécesseurs, Dioclétien constate la difficulté d’exercer seul le pouvoir, d’autant qu’il a une fille et aucun fils.
Dès 285, il choisit Maximien, un officier originaire des Balkans comme lui, pour le désigner comme César. Il le promeut Auguste l’année suivante afin de renforcer leur alliance. L’objectif est d’associer au pouvoir suprême un individu compétent, expérimenté et fidèle pour mener de manière concertée des opérations sur deux fronts simultanément. Il existe néanmoins entre eux un lien de subordination qui revêt même une dimension religieuse. En effet, dans les textes officiels, l’adjectif « jovien » est associé à Dioclétien, et l’adjectif « herculien » à Maximien. Sans affirmer une essence divine, Dioclétien se revendique ainsi de Jupiter, le dieu principal et législateur des Romains, tandis que Maximien est lié à Hercule, fils de Jupiter.
Dioclétien prend les décisions, tandis que Maximien les exécute. Il n’existe toutefois pas de domaine réservé : Dioclétien intervient dans la sphère politique comme sur le champ de bataille. Il n’hésite pas à épauler Maximien dans des opérations contre les peuples voisins ou les usurpateurs. La persistance des menaces (Sarmates sur le Danube, Perses en Mésopotamie), ainsi qu’un échec de Maximien pour reprendre la Bretagne (Angleterre et Pays de Galles actuels) à l’usurpateur Carausius, convainquent Dioclétien de la nécessité d’accroître les capacités d’intervention simultanée du pouvoir. Pour ce faire, il décide en 293 d’associer au pouvoir bicéphale deux membres supplémentaires, Galère et Constance Chlore. Ces deux officiers expérimentés reçoivent chacun le titre de César. Le premier est placé sous l’autorité de Dioclétien et le second de Maximien. Chaque César doit, à terme, succéder à son Auguste attitré. Afin de renforcer ces liens politiques, Galère épouse la fille unique de Dioclétien, tandis que Constance Chlore se marie avec la belle-fille de Maximien.
Ce collège impérial quadricéphale n’a reçu le nom de Tétrarchie qu’à partir de la fin du xixe siècle. Il ne s’agit pas de quadripartition du pouvoir et du territoire romains, qui restent unis, mais d’un quadruplement des capacités d’intervention. De manière symbolique, le pluriel de majesté se développe pour exprimer l’unité du collège impérial (ill. 1). L’originalité du système instauré par Dioclétien, réside dans la volonté d’organiser un pouvoir réparti entre quatre individus choisis sur des critères méritocratiques et non dynastiques, même si des liens matrimoniaux ont été noués entre eux. Si les quatre souverains portent le nom de famille de Dioclétien, qui demeure la figure éminente du dispositif, les chercheurs n'ont pas de certitude pour affirmer que cette dénomination commune est le résultat d’une véritable adoption.
La Tétrarchie en action : défendre, uniformiser et réformer l’Empire
D’un point de vue militaire, les tétrarques se coordonnent pour mener des campagnes qui rétablissent la sécurité sur le Rhin, le Danube et en Mésopotamie. Ils éliminent également les menaces de sécession : révolte de la tribu des Quinquegentiens en Afrique du Nord, usurpation de Domitianus et d’Achilleus en Égypte, d’Allectus en Bretagne. Ces interventions s’accompagnent d’une grande activité administrative qui vise à uniformiser et à réformer l’Empire.
À l’initiative de Dioclétien, le latin est imposé partout comme langue administrative, même dans l’Orient grec, et des compilations de lois sont réalisées par des membres de la chancellerie impériale. Certains privilèges juridiques et fiscaux, comme ceux des cités et de l’Italie, sont abolis. Pour rapprocher les populations des gouverneurs, dont la principale mission est de rendre la justice, le nombre des provinces est doublé. Enfin, le rôle de la ville et du Sénat de Rome devient symbolique au profit des villes stratégiques où résident les tétrarques et leur gouvernement en déplacement (ill. 2). Toujours par souci d’unité et d’obéissance, le culte impérial est réaffirmé. En conséquence, les dissidences religieuses sont violemment réprimées (manichéisme, christianisme). Sur le plan économique, les services financiers centraux et régionaux sont réorganisés pour mieux contrôler les dépenses et les recettes. Le système fiscal est rationalisé, avec l’instauration d’un impôt par répartition et une refonte du cadastre qui tient compte de la qualité variable des terres cultivées. Le système monétaire est restructuré, voire manipulé, encourageant une forte inflation à laquelle le pouvoir peine à répondre.
En 305, conformément à ce qui avait été prévu dès l’instauration d’un pouvoir quadricéphale, Dioclétien et Maximien abdiquent. Leurs Césars respectifs, Galère et Constance Chlore, deviennent Auguste, tandis que deux nouveaux Césars sont désignés : Maximin Daïa et Sévère. Ce nouveau collège impérial est toutefois de courte durée en raison de la mort, en 306, de Constance Chlore. Contre toute attente, Constantin, fils de ce dernier, et Maxence, fils de Maximien, usurpent le pouvoir et se font chacun proclamer Auguste. Tous les deux revendiquent le pouvoir au nom de leur filiation et contestent ainsi les principes successoraux méritocratiques qui organisent le système mis en place par Dioclétien. La situation est partiellement rétablie à l’initiative de Dioclétien mais le système est désormais la proie des ambitions individuelles. Les rivalités qu’elles génèrent ne se soldent qu’au terme de campagnes militaires qui consacrent Constantin, contre son rival Licinius, seul empereur du monde romain en 324.
Timothy D. Barnes, The New Empire of Diocletian and Constantine, Cambridge (Mass.), Londres, Harvard University Press, 1982.
Jean-Michel Carrié, Aline Rousselle, L’Empire romain en mutation, des Sévères à Constantin, 192-337, Paris, Points, 1999.
Michel Christol, L’empire romain du iiie siècle. Histoire politique (de 192, mort de Commode, à 325, concile de Nicée), Paris, Errance, 2006 [1997]
Simon Corcoran, The Empire of the Tetrarchs. Imperial Pronouncement and Government, A.D. 284-326, Oxford, Clarendon Press, 2000 [1996]
Bernard Rémy, Dioclétien, l’Empire restauré, Paris, Armand Colin, 2016.