Mise au point : le renforcement du pouvoir royal sous Philippe Auguste
Dans les premiers temps de la dynastie capétienne (fin du xe et xie siècles), le roi n’est qu’un prince un peu plus important que les ducs et grands comtes. Ni ses ressources ni ses pouvoirs ne sont supérieurs aux leurs ; seul son titre de roi, qu’il tient de ses ancêtres, lui confère une prééminence toute théorique. Le domaine royal, sur lequel Louis VI (1108-1137) et Louis VII (1137-1180) ont fini par régner en maître, est une étroite bande méridienne s’étirant de l’Oise au Berry, cernée par de puissants voisins : les comtes de Flandre au nord, les Plantagenêts à l’ouest (de la Normandie à l’Aquitaine), les comtes de Blois-Champagne à l’est et au sud-ouest. Seul l’équilibre des forces entre ces principautés, alliées entre elles par des liens de famille, permet au roi de maintenir sa prééminence.
Né en 1165 et sacré en 1179 du vivant même de son père Louis VII, en raison de la maladie de ce dernier, le jeune Philippe Auguste doit d’abord s’imposer face à ses oncles maternels – l’archevêque de Reims, les comtes de Champagne, de Blois et de Sancerre – qui cherchent à le garder sous leur tutelle.
Il enlève le Vermandois et l’Amiénois au comte de Flandre Philippe d’Alsace (1185), puis acquiert le comté d’Artois à la mort de sa femme, la reine Isabelle de Hainaut, qui le lui avait apporté en dot (1190).
Contre le roi d’Angleterre Henri II (1154-1189), Philippe Auguste sait exploiter les rivalités avec ses deux fils, Richard Cœur de Lion, roi de 1189 à 1199 et son successeur Jean sans Terre de 1199 à 1216, avec qui il fait alliance tour à tour (ill. 1). Il obtient de Jean sans Terre le Vexin normand puis, au retour de croisade de Richard (1194), mène contre celui-ci une longue guerre d’escarmouches. À la mort de Richard (1199) s’engagent contre Jean sans Terre les guerres à l’issue desquelles le Capétien s’empare des fiefs continentaux des Plantagenêts à l’exception de la Guyenne (ill. 2).
Après s’être emparé du Boulonnais (1211) et de l’Auvergne (1213), la victoire de Bouvines (1214) contre Jean sans Terre et le souverain du Saint-Empire Otton IV permet une paix durable jusqu’à la fin du règne.
Pour assurer l’administration du domaine royal, Philippe Auguste confie à six bourgeois de Paris le soin de contrôler le gouvernement de régence pendant son départ en croisade. Ce recours à des hommes non-nobles permet au roi d’agir avec davantage d’indépendance par rapport à l’aristocratie. Le roi s’appuie également sur des clercs techniciens, choisis pour leurs compétences, comme l’hospitalier frère Guérin (garde des sceaux) ou le templier frère Aymard (trésorier). Afin de superviser l’action des prévôts (agents de l’administration domaniale du roi, chargés des finances, de la justice et de l’ordre public), le gouvernement royal institue entre 1190 et 1200 des officiers chargés de relayer l’action du pouvoir monarchique, les baillis, qui sont plutôt recrutés parmi la petite noblesse ou parmi les non-nobles. Ces officiers tiennent des assises régulières dans leurs « bailliages » ou « sénéchaussées ». Les pouvoirs des baillis et sénéchaux sont très larges puisqu’ils représentent l’autorité royale en toute matière, mais ils doivent venir rendre leurs comptes à Paris trois fois par an.
Dans le même temps, les ressources financières de la royauté deviennent plus importantes grâce à une collecte plus rigoureuse des redevances versées à raison des fiefs tenus du roi, mais aussi à la création de nouvelles taxes sur les marchés, ou de péages sur la circulation des marchandises.
Les spoliations des Juifs contribuent aussi à alimenter le trésor royal. Ceux-ci sont expulsés du domaine royal en 1182 (avec confiscation de leurs biens) puis autorisés à y revenir en 1198, ce qui inaugure une politique royale constante en la matière. Le Trésor, confié à la garde des frères du Temple à Paris, est géré plus attentivement grâce aux compétences des templiers, moines soldats experts dans le maniement des fonds et qui collectent les revenus de leurs riches domaines (commanderies).
Enfin, le règne de Philippe Auguste se singularise par un accroissement du nombre des actes écrits émis par la Chancellerie, toutes les décisions du gouvernement royal étant transmises sous cette forme. L’époque est aussi marquée par une meilleure conservation des archives royales (ou Trésor des Chartes), désormais entreposées dans un lieu pérenne, qui deviendra l’étage supérieur d’une sacristie attenante à la Sainte-Chapelle sous Louis IX. Ces archives constituent une mémoire de l’État et renforcent la continuité de celui-ci.
Document : le moine Rigord fait l’éloge du roi Philippe Auguste
Mais vous vous étonnez peut-être qu’en tête de cet ouvrage j’appelle le roi « Auguste » ; les auteurs ont, en effet, l’habitude d’appeler Auguste, de augeo, auges, les Césars qui accroissaient la res publica ; à bon droit, ce roi qui a accru la res publica est dit Auguste. [...] De fait, il est né au mois d’août, le mois où l’on remplit les celliers et les pressoirs, où regorgent les biens de cette terre. [...]
Il advint cette même année, à savoir l’an 1183 de l’incarnation du Seigneur, quatrième du règne du très chrétien roi Philippe, que ce roi, sur les prières de beaucoup et surtout à la suggestion d’un serviteur qui en ce temps-là semblait le plus sûr pour s’occuper de ses affaires, acheta, à Paris, pour lui-même et ses successeurs, aux lépreux, qui demeuraient à l’extérieur de la cité proprement dite, des foires qu’il fit transférer dans la cité, à savoir sur le marché des Champeaux. Là, pour la convenance et la plus grande utilité des marchands, par les bons soins de ce serviteur qui était le plus compétent dans ce genre d’affaires, le roi fit construire deux grands bâtiments : le peuple les appelle halles. Par temps de pluie, tous les marchands pourraient y vendre leurs marchandises le plus proprement possible et, la nuit, les garder bien à l’abri des incursions des voleurs. [...]
Entre temps, Hugues, duc de Bourgogne, après avoir rassemblé son armée aux confins de sa terre, avait assiégé de toute sa puissance le château de Vergy et établi quatre fortifications tout autour. Il disait, en effet, que ce château appartenait à sa juridiction et il affirmait comme par serment qu’il ne lèverait pas le siège par accord avant de l’avoir fait passer sous son pouvoir et dans sa seigneurie. Devant la ferme résolution du duc, Guy, seigneur du château, voyant que le duc projetait de le lui arracher entièrement, envoya ses messagers auprès de Philippe Auguste, très vaillant roi des Francs, pour lui signifier par lettres son désir de le voir venir d’urgence et sa volonté de livrer à perpétuité au roi et à ses successeurs le château de Vergy. Le roi toujours Auguste, ayant vu et entendu le contenu de ces lettres, rassembla son armée et se hâta de lui porter secours afin de libérer de la main de plus forts que lui le faible, assiégé et enfermé par ceux qui voulaient le dépouiller. Le roi, surgissant comme à l’improviste, brisa le siège, détruisit de fond en comble les quatre fortifications que le duc avait fait édifier. Après avoir reçu le château et y avoir mis une garnison, il le fit transférer pour toujours dans sa seigneurie et l’ajouta au royaume des Francs. Peu après, Guy de Vergy fit hommage au roi sous la foi du serment et confirma sa fidélité perpétuelle à ses successeurs. Après quoi, le roi restitua aussitôt et intégralement le château de Vergy avec toutes ses appartenances au seigneur Guy et à ses héritiers, en gardant cependant la seigneurie pour lui-même et ses successeurs. [...]
L’an du Seigneur 1189, au mois de mai, Philippe roi toujours Auguste conduisit son armée à Nogent[-le-Rotrou] ; il prit alors la Ferté-Bernard, ainsi que quatre autres très forts châteaux, puis, avec une forte troupe, la ville du Mans, d’où il chassa assez honteusement le roi Henri d’Angleterre avec sept cents chevaliers en armes ; le roi Philippe le poursuivit avec des guerriers d’élite jusqu’au château de Chinon. Revenu ensuite au Mans, il en prit à grand peine la tour très forte et bien défendue, grâce aux sapeurs qu’il emmenait toujours avec lui et qui minèrent les murs en creusant sous terre. Quelques jours plus tard, il marcha avec son armée sur la cité de Tours. [...] Or, pendant que le roi faisait le tour de la cité pour en trouver les points faibles, ses ribauds*, qui avaient l’habitude de lancer les premiers assauts dans l’attaque des fortifications, assaillirent sous ses yeux cette cité et, escaladant les murs avec des échelles, s’en emparèrent par surprise. Alors le roi et toute son armée reçurent la cité intacte. [...]
* Type de combattant situé tout en bas de l’échelle des honneurs (par opposition au chevalier) et chargé des plus basses besognes militaires, apprécié pour son absence de scrupules et sa férocité.
Rigord, Histoire de Philippe Auguste. Éd., trad. et notes par Élisabeth Carpentier, Georges Pon et Yves Chauvin, Paris, CNRS Éditions, 2006, p. 119, 159-161, 183-185, 267-269.
Éclairages : l’aménagement de Paris et le renforcement de l’armée sous Philippe Auguste
Rigord (né vers 1145-1150, mort entre 1207 et 1209) écrit, entre 1186 et 1196 une Histoire de Philippe Auguste tout à la louange du monarque, accompagnant d’autres textes de propagande royale comme la Philippide (entre 1214 et 1224) de Guillaume le Breton, un portait héroïque du roi. Dans ces extraits, truffés de références bibliques, Rigord rappelle que la naissance du roi, cinq ans après le mariage de Louis VII et d’Adèle de Champagne, dont il fut le seul fils, fut saluée comme un miracle. Il lui décerne le surnom d’Auguste, référence implicite aux empereurs romains qu’il justifie par une étymologie fantaisiste, mais qui reste pour la postérité.
Dans son portrait du souverain parfait, Rigord insiste sur l’activité de construction et d’équipement urbain que mène Philippe Auguste à Paris. Ce dernier rachète à la léproserie de Saint-Lazare son droit de tenir une grande foire pour créer le marché des Halles, équipement rendu nécessaire par la croissance de Paris mais aussi lieu propice à la taxation du commerce. Il comble aussi la bourgeoisie parisienne en accordant à l’organisation qui la représente – la hanse des marchands de l’eau – un quasi-monopole du négoce à Paris et dans toute la vallée de la Seine, tout en accordant aux marchands un « conduit » pour fréquenter les foires de Champagne. L’aménagement du cimetière des Innocents (près des Halles), le pavage des principales rues, la transformation du bois de Vincennes en réserve de chasse entourée d’un mur, mais surtout la construction de la forteresse du Louvre (ill.3) et de la première véritable enceinte urbaine, sont autant de réalisations remarquables. Si la cour est toujours itinérante, Paris s’impose peu à peu comme la principale ville du royaume. En reconnaissant les privilèges des maîtres et des écoliers (1200), préfiguration de l’Université naissante, le roi conforte la capitale comme centre intellectuel de tout premier plan.
Vis-à-vis des autres seigneurs du royaume (le duc de Bourgogne et le sire de Vergy évoqués par Rigord), Philippe Auguste modèle à son avantage la coutume féodale en s’arrogeant le droit d’intervenir dans les querelles entre ses vassaux et ses arrière-vassaux puis de recueillir l’hommage direct de ces derniers. Pour accroître son influence, il sait aussi tirer un habile parti des morts opportunes parmi les grands féodaux (comme celle du comte de Flandre en 1192), des successions contestées (comme celle de Richard Cœur de Lion) et de mariages arrangés en vue d’héritages profitables (comme l’union de son fils Philippe Hurepel avec Mathilde, fille du comte de Boulogne, en 1200).
Enfin, le roi peut compter sur une armée de plusieurs milliers d’hommes en exigeant le service militaire des vassaux mais aussi des villes et des églises (qui doivent envoyer à l’armée des hommes, du ravitaillement et des charrettes pour la logistique). De plus, il paye la solde des hommes d’armes au-delà de leur temps d’obligation militaire, et emploie de plus en plus de mercenaires, à l’imitation du roi d’Angleterre, comme le gallois Lambert Cadoc qui avait d’abord servi Richard Cœur de Lion. Ainsi s’expliquent les sept cents chevaliers et les guerriers d’élite évoqués par Rigord. Techniquement compétente comme en témoigne le travail des sapeurs chargés de creuser sous les remparts pour les faire s’effondrer, formée de soudards aguerris comme les « ribauds » passés maîtres dans l’escalade des murailles, l’armée de Philippe Auguste est capable d’enlever prestement forteresses et villes. Ces succès militaires ont fait oublier leur coût, néanmoins couvert par les revenus d’un domaine royal multiplié par quatre ou par cinq au fil du règne.
Rigord, Histoire de Philippe Auguste. Édition, traduction et notes sous la direction de Carpentier Élisabeth, Chauvin Yves, Pon Georges, Paris, CNRS Éditions, 2006.
Baldwin John, Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondations du pouvoir royal en France au Moyen Âge, Paris, Fayard, 1991 (éd. orig. angl. 1986).
Barthelemy Dominique, Nouvelle Histoire des Capétiens, 987-1214, Paris, Le Seuil, 2012 ; 2e éd., La France des Capétiens, 987-1214, Points-Seuil, 2015.
La France de Philippe Auguste. Le temps des mutations. Actes du colloque international organisé par le CNRS (Paris, 29 septembre – 4 octobre 1980), publ. s.d. Bautier Robert-Henri, Paris, Éd. du CNRS, 1982.
Pour une riche iconographie : Flori Jean, Philippe Auguste. La naissance de l’État monarchique, 1165-1223, Paris, Tallandier, coll. « La France au fil de ses rois », 2002.