Contexte : Le roi de France Philippe Auguste face à une puissante coalition
L’ampleur des conquêtes réalisées par Philippe Auguste depuis son sacre en 1179 donne au roi de France une puissance inédite. Pour résister, des grands seigneurs du royaume rallient la coalition du principal adversaire de Philippe Auguste, le roi d’Angleterre Jean sans Terre (roi de 1199 à 1216). Parmi eux se trouvent l’empereur Otton de Brunswick, neveu de Jean sans Terre par sa mère ; Ferrand, comte de Flandre et de Hainaut, en conflit avec le Capétien à propos d’Aire et de Saint-Omer, et enfin Renaud, comte de Boulogne, dont Philippe Auguste venait de saisir les fiefs en l’accusant de collusion avec l’anglais.
Au printemps 1213, Philippe Auguste, projetant de confier à son fils Louis – le futur Louis VIII – le commandement d’une expédition pour envahir l’Angleterre, rappelle auprès de lui la reine Ingeburge, avec laquelle il était en froid, levant ainsi toute hypothèque sur le soutien de l’Église. Ferrand, vassal du roi, lui refuse tout concours et porte son hommage à Jean sans Terre, alors qu’un raid anglais ravage la flotte française, ruinant tout projet d’invasion. Philippe décide alors d’envahir les comtés de Flandre et de Boulogne, dont les villes subissent de lourds dégâts. Pour faire diversion, Jean sans Terre débarque près de La Rochelle mais est contraint à la dérobade par Louis, le fils de Philippe Auguste, en juillet 1214, à la Roche-aux-Moines dans la vallée de la Loire.
Sur le front de la Flandre et du nord, les adversaires se tournent autour et en viennent à se croiser. Philippe ayant entamé un repli en direction de Lille, une partie de son armée a déjà traversé la petite rivière Marque, au pont de Bouvines, lorsque l’armée coalisée se présente sur ses arrières, en position favorable pour attaquer. Le quasi sacrilège à livrer bataille un dimanche – chose en fait assez commune – n’est qu’un motif invoqué a posteriori par la propagande capétienne pour achever de justifier une défaite en forme de châtiment divin.
Archive : La victoire comme un jugement de Dieu dans la Relation de Marchiennes
L’an du Seigneur 1214, le sixième des calendes d’août, quelque chose digne de mémoire est arrivé, au pont de Bouvines, aux confins du Tournaisis. En ce lieu, d’un côté, Philippe, le noble roi des Francs, avait réuni une partie de son royaume. De l’autre côté, Otton qui, persévérant dans l’obstination de sa malice, avait été privé de la dignité impériale par le décret de la sainte Église, les complices de sa malice, Ferrand, comte de Flandre, et Renaud, comte de Boulogne, beaucoup d’autres barons, et aussi les stipendiés de Jean, roi d’Angleterre, s’étaient rassemblés afin, comme l’événement le prouva, de combattre contre les Français. Animés d’une haine insatiable, les Flamands, lorsqu’ils se préparaient à attaquer les Français, avaient, pour se reconnaître entre eux plus facilement, fixé un petit signe de croix devant et derrière leur cotte, mais bien moins pour la gloire et l’honneur de la croix du Christ que pour l’accroissement de leur malice, le malheur et le dommage de leurs amis, la misère et le détriment de leur corps. Ce que démontra clairement l’issue de la bataille. Ceux-ci en effet ne se remémoraient pas le sacré précepte de l’Église, qui dit : « Celui qui communique avec un excommunié est excommunié » ; persistant dans leur alliance avec Otton qui, par l’autorité et le jugement du pape, était pris dans les liens de l’anathème et avait été séparé des fidèles de la sainte mère Église, ils se moquaient de cette sentence avec impudence et malhonnêteté.
Enflammés de cruauté, ils projetaient, jasant entre eux, de réduire à rien, s’ils le pouvaient, le sceptre et la couronne de la dignité royale. Cependant, la miséricorde de la piété divine, qui partout sauve et protège les siens, en disposait autrement. Philippe, le très sage roi des Gaules, troublé du péril imminent où il voyait son armée, décida par un conseil prudent et discret de soustraire s’il le pouvait lui et les siens, sans dépenser son sang ni le leur, à l’agression des ennemis. Il fit peu à peu retraite. Cependant, voyant que ses adversaires le poursuivaient atrocement comme des chiens enragés, considérant aussi qu’il ne pouvait reculer sans trop de déshonneur, il mit son espoir dans le Seigneur ; il disposa son armée en échelles militaires, comme ceux qui vont combattre ont usage de les ordonner. Mais d’abord, le cœur contrit, il adressa une prière au Seigneur. Ensuite, ayant appelé les nobles hommes de son armée, il se mit à les exhorter humblement, modestement et avec des larmes : qu’ils résistent virilement aux adversaires, comme leurs aïeux étaient coutumiers de le faire, et pour ne pas subir un dommage qu’eux ni leurs héritiers ne pourraient réparer. Ces choses, dites avec autant d’humilité et d’application, échauffèrent véhémentement le cœur des auditeurs à bien agir et à se battre virilement. Aussitôt que fut entendu dans l’armée le commandement de la puissance royale, les chevaliers et les auxiliaires, armés et disposés en échelles ordonnées, se préparèrent en toute hâte pour la bataille. Les brides des chevaux furent vivement serrées par les auxiliaires. L’éclat des armures réverbérant la splendeur du soleil, il semblait que fût doublée la clarté du jour. Les bannières déployées aux vents et disposées à leur souffle présentaient aux yeux un spectacle délectable. Quoi de plus ?
Les armées, ainsi ordonnées de chaque côté pour la bataille, entrèrent en lutte, pleines d’ardeur et du désir de combattre. Mais très vite la poussière s’éleva en telle quantité vers le ciel qu’il devint difficile de voir et de se reconnaître. La première échelle des Français attaqua virilement les Flamands, rompit en les traversant noblement leurs échelles et pénétra leur armée d’un mouvement impétueux et tenace. Ce que voyant, les Flamands, défaits en l’espace d’une heure, tournèrent le dos et prirent rapidement la fuite. En ce moment périlleux, les dépendants abandonnèrent à la désolation leur seigneur, les pères, leurs fils et leurs neveux. Ferrand cependant, comte de Flandre, et Renaud, comte de Boulogne, demeurant en la bataille et résistant par un combat viril à l’élan des Français, furent à la fin blessés par les Français et pris ; avec d’innombrables nobles, dont nous n’écrirons pas les noms, ils furent mis en prison en plusieurs châteaux de Gaule. Quant à Otton que, par autorité du seigneur pape, nous nous interdirons de nommer empereur, privé de l’aide de tous, trois fois jeté à terre de son cheval, ou plutôt de ses chevaux, comme certains le racontent, presque seul, accompagné d’un seul comte, il se dépêcha de prendre la fuite. Ainsi, fuyant subrepticement la main du roi de France, il s’échappa, vaincu en bataille. De cette manière la providence de la divine piété termina cette bataille, ordonnée, comme il a été dit, près du pont de Bouvines, à la louange de Sa Majesté, et à l’honneur de la sainte Église. Que son honneur, sa vertu et sa puissance demeurent dans l’infinité des siècles des siècles. Amen.
Relation de Marchiennes, trad. par Georges Duby, Le dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, 1973, p. 245-247.
Parmi les récits contemporains des événements, celui de Guillaume le Breton, présent à Bouvines mais forcément à l’arrière puisqu’il était clerc, est le plus détaillé. C’est aussi le plus dramatique – pour ne pas dire romanesque – et le plus officiel, puisqu’il est intégré aux Grandes Chroniques de France, suite de récits compilés par les moines de Saint-Denis à la gloire de la royauté pour lui servir de justification historique. Le texte présenté ici est plus synthétique et moins engagé : il s’agit de la Relation de Marchiennes, du nom d’un monastère proche de Bouvines où il est rédigé par un auteur anonyme à l’usage des moines. Le sort des armes y est interprété comme un jugement de Dieu.
Comme le rappellent les premières lignes (« quelque chose digne de mémoire est arrivé ») la bataille frontale est rare au Moyen Âge. Chevauchées de razzia, sièges des châteaux, escarmouches entrecoupées de trêves étaient la règle. L’expédition dans les Flandres du roi de France ne fait pas exception. Si l’on se fonde sur les chiffres tirés des documents de l’administration militaire, on peut supputer que l’ost capétien, c’est-à-dire l’armée en campagne, n’atteint pas dix mille hommes, ce qui montre que Philippe Auguste n’a l’intention de conduire que de simples chevauchées. L’armée de l’empereur Otton n’est certainement pas plus fournie, bien que les textes, tout comme plus tard les enluminures (ill. 1) évoquent l’ampleur des effectifs impériaux et le déséquilibre des forces pour magnifier l’importance de la bataille et la victoire française.
L’auteur insiste sur les torts des Flamands, à la fois agresseurs, félons envers le roi et alliés d’un empereur excommunié par le pape. Philippe au contraire, après avoir tenté d’éviter la bataille – quoique sans perdre de vue son honneur – s’en remet à Dieu : la dévotion et l’humilité sont pourtant deux vertus que les chroniqueurs peuvent rarement lui prêter étant donné qu’il a montré peu de marques de dévotion durant sa vie. Le discours du monarque relaté par l’auteur – un moine – mêle ainsi le devoir envers Dieu, le roi et le lignage, tout en appelant à cette chevalerie chrétienne qu’exaltent les récits de croisade. L’auteur avoue d’ailleurs que les Flamands expriment le même idéal en cousant des croix sur leur vêtement.
L’incomparable spectacle qu’offrent les armées, autre poncif obligatoire, ne dure guère dans la poussière de la mêlée. Les Flamands sont défaits, tandis que l’ost impérial se délite rapidement. D’autres sources le confirment : l’engagement n’est que partiel puisque ni les milices urbaines flamandes ni l’arrière-garde d’Otton ne sont arrivées à temps ; peu de morts sont à déplorer. Le récit héroïque dissimule toujours les règles réelles du combat, notamment les précautions prises de part et d’autre pour épargner des vies nobles en n’allant pas jusqu’à tuer l’adversaire, du moins s’il est de haut rang.
Philippe Auguste retire néanmoins un certain avantage du combat en capturant de nombreux prisonniers, mais surtout deux grands vassaux rebelles dont la punition aura valeur d’exemple. Ferrand, transporté en cage puis exhibé captif, n’est libéré qu’à la fin du règne de Louis VIII en 1226. Renaud meurt en prison peu avant 1227. Otton, ayant perdu tout soutien, est déposé par les princes de l’Empire en 1215 et meurt à Brunswick dès 1218 (ill. 2). Quant à Jean sans Terre, il doit accepter une trêve et se rembarque définitivement, ne conservant que le duché d’Aquitaine.
Philippe Auguste tire un profit idéologique de la bataille de Bouvines. La victoire du Capétien sur ses principaux vassaux le consacre comme suzerain ; la déroute de l’empereur l’affranchit de toute tutelle, même symbolique, tout en confirmant la supériorité des Francs descendant des Troyens dans la propagande officielle. Enfin, le soutien apporté au pape campe Philippe en roi très chrétien. Bouvines réactive ainsi trois des plus importants piliers de l’idéologie royale : la suzeraineté du roi, l’autonomie par rapport à l’Empire et le lien avec la papauté garant du caractère sacré de la monarchie.
Bouvines, parmi les batailles les plus célébrées de l’histoire de France, doit sa postérité à une double mythification. Du vivant même de Philippe Auguste, la victoire est exploitée comme un triomphe militaire et moral du souverain. Depuis la fin de l’Ancien Régime, elle constitue une leçon de gloire nationale couronnant un règne fondateur pour la monarchie française par une belle résistance face à l’invasion étrangère, qu’elle soit anglaise ou germanique. Au xviiie siècle, les partisans de la monarchie insistent ainsi sur les vertus de l’élite chevaleresque à Bouvines, tandis que les révolutionnaires magnifient la force du peuple en armes représenté par les milices communales (troupes envoyées aux armées par les villes dotées d’institutions municipales). Par la suite, les manuels scolaires de la IIIe République ravivent ce mythe du peuple en armes participant à l’émergence de la conscience nationale, tandis que des historiens de l’Action française (Bainville) donnent une tout autre interprétation à l’événement, en affirmant que l’unité française se façonne autour de la figure du Roi.
Baldwin John, « Le sens de Bouvines », Cahiers de civilisation médiévale, XXXe année, n° 118 avril-juin 1987, p. 119-130.
Barthelemy Dominique, La bataille de Bouvines. Histoire et légendes, Paris, Perrin, 2018.
Bouvines, 1214-2014. Un lieu de mémoire, actes des deux journées tenues à Lille, Genech et Bouvines les 17 et 18 mai 2014, éd. par Philippe Marchand et Françoise Verrier, Valenciennes, Publ. de la Société historique du pays de Pévèle, 2014.
Duby Georges, Le dimanche de Bouvines. 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, coll. « Trente journées qui ont fait la France », 1973.
Monnet Pierre éd., Bouvines, 1214-2014. Histoire et mémoire d’une bataille. Eine Schlacht zwischen Geschichte und Erinnerung, Bochum, Verlag Dr. Dieter Winkler, 2016.