La justice ordinaire de l’Église au Moyen Âge

Résumé

Au Moyen Âge, l’Église est une actrice majeure de la justice rendue dans les sociétés d’Europe occidentale. Elle dispose de sa propre juridiction, c’est-à-dire de son propre pouvoir de juger, qui concerne à la fois les clercs et les laïcs. Elle opère en parallèle de la justice temporelle, non sans rivalités avec les pouvoirs séculiers. Organisée dès son origine autour de la pénitence, ce pardon que les pécheurs doivent obtenir, elle se définit et se structure progressivement à partir du xiie siècle. La juridiction spirituelle dont dispose l’Église se déploie à plusieurs niveaux, sur des objets variés, et à travers des institutions spécifiques comme les officialités. Elle dispose d’une gamme de peines à l’importance fondamentale dans des sociétés chrétiennes, et qui témoignent de son autorité au sein de celles-ci. 

Ill. 1 : L’évêque enseignant au clergé lors du synode diocésain.  Pontifical à l’usage de Lyon, quatrième quart du XIIIe siècle. Source : Carpentras, BM, ms 96.  © Institut de recherche et d'histoire des textes – CNRS.
Ill. 2 : Une page d’un registre de procédure de l’officialité du grand archidiacre de Chartres, 1398.  Source : Chartres, AD Eure-et-Loir, G812, fol. 15.  Photo : Véronique Beaulande-Barraud
Ill. 3 : Un juge laïc renvoie un clerc à un évêque.  Gratien, Décret, XIIIe siècle. Source : Tours, BM, ms 558, fol. 164v.  © Institut de recherche et d'histoire des textes – CNRS.

Les justices d’Église : ressorts historiques et théologiques

L’Église médiévale possède des biens fonciers importants et exerce l’autorité temporelle sur de nombreux territoires. De ce fait, nombre de « justices d’Église » sont en fait des justices seigneuriales, dans lesquelles l’évêque ou la communauté nomme un bailli comme juge, avec les mêmes compétences que dans les seigneuries tenues par des laïcs. Par « justice spirituelle », on entend donc la justice rendue par l’Église non comme seigneur temporel, mais au nom de sa compétence propre. Dans l’Antiquité tardive, l’Église s’est vue reconnaître la capacité à juger ses membres et à traiter les affaires qui la concernent directement, dans le cadre de l’« audience épiscopale » (audientia episcopalis) : l’évêque est le juge ordinaire des clercs de son diocèse et des fidèles qui commettraient un délit relatif à l’Église.

La justice d’Église est aussi, au Moyen Âge central, une actrice de la résolution des conflits entre seigneurs ecclésiastiques et laïcs, ou entre seigneurs ecclésiastiques et leurs dépendants. Dans ce cas, les parties s’en remettent à la décision judiciaire du détenteur d’une autorité (l’évêque, mais pas uniquement), dont la dimension religieuse n’est qu’un élément. Les sentences prononcées ne relèvent alors pas de la sanction, mais de l’accord entre les parties. En ce sens, les justices d’Église sont, au moins jusqu’au xiiie siècle inclus, des éléments du dominium, cet ensemble de principes et de pratiques qui forment la « domination », les hiérarchies du pouvoir et de l’autorité, dans la société médiévale. 

 À partir du xiie siècle, la justice d’Église se renforce et se structure avec ses spécificités, dans le contexte d’affirmation du droit comme du développement de la pensée théologique. La distinction théorique croissante entre crime et péché, ainsi que l’affirmation de la confession auriculaire – la confession secrète à un prêtre, connue en Occident à partir du viie siècle – comme sacrement, ont pour corollaire la définition de deux champs d’action (qu’on tend à appeler des « fors ») de la juridiction spirituelle de l’Église, distincts mais liés : le for judiciaire et le for de la confession. Du premier relèvent les fautes publiques, jugées par l’évêque ou son représentant, et susceptibles d’être sanctionnées. Du second relèvent fondamentalement les péchés secrets, connus uniquement par le prêtre qui inflige une pénitence au pécheur. Mais tout crime est péché : si le péché secret n’est pas sanctionné en justice, le crime, même jugé, doit également être avoué en confession pour que son auteur soit réconcilié avec Dieu. La pratique judiciaire de l’Église est donc fondamentalement pénitentielle.

L’évêque rend la justice dans différents cadres : sa cour ordinaire (qui réunit les chanoines de la cathédrale, les officiers épiscopaux, etc.) ; les synodes qui réunissent le clergé diocésain (en principe au moins une fois par an) pour l’éduquer et le corriger (ill. 1) ; les visites pastorales, lorsqu’il parcourt son diocèse pour inspecter l’état matériel et moral des paroisses. Le fonctionnement de la justice épiscopale est surtout connu à partir du xiiie siècle, lorsque d’une part elle se structure dans le cadre des officialités, d’autre part les sources se font plus nombreuses. 

Les officialités, symbole du développement des justices d’Église

Devant l’afflux de causes à la cour de l’évêque et le développement des normes procédurales, les évêques tendent à déléguer leur fonction judiciaire à un juge professionnel, l’official. Il apparaît à la fin du xiie siècle dans le Nord de la France. D’abord connu comme un acteur de la juridiction gracieuse (authentiquer des actes, valider des contrats et accords etc.) reconnue aux évêques, il a également une juridiction criminelle. C’est celle-ci qui fait de lui un acteur essentiel du gouvernement diocésain à partir du xiiie siècle. Tous les diocèses n’en sont cependant pas encore pourvus à la fin du xiiie siècle : par exemple, on ne connaît pas d’official dans le diocèse de Grenoble avant le début du xive siècle, alors que le plus ancien connu pour le diocèse de Reims scelle un acte en 1178. 

L’official est nécessairement un clerc, souvent un prêtre. Il est aussi souvent issu du chapitre cathédral, ou l’intègre dès qu’une place y est vacante. Lorsqu’on connaît son parcours, il a le plus souvent, et ce dès le xiiie siècle, suivi des études universitaires en droit canonique, voire en droit romain. L’official est nommé et gagé par l’évêque, qui peut le révoquer quand il veut. Toutefois, la norme est celle d’une grande stabilité dans la fonction, y compris d’un épiscopat à un autre. L’official juge au nom de l’évêque : il ne s’agit pas d’une juridiction déléguée, des décisions de laquelle il serait possible de faire appel auprès du prélat. L’official (l’homme) précède l’officialité (l’institution) : cette dernière s’organise progressivement, en même temps que la cour épiscopale (lieux et personnel dédiés), tout au long des xiiie-xive siècles. 

À partir du xiiie siècle, il existe des officialités non-épiscopales, qui ne rendent donc pas la justice au nom de l’évêque (ill. 2). Elles répondent à un triple besoin : affirmer la place de chaque acteur dans la hiérarchie ecclésiastique ; donner aux clercs et aux fidèles un encadrement judiciaire suffisant, y compris en matière d’appel ; manifester partout l’autorité de l’Église en matière de comportements par un encadrement des populations. Il existe donc des cours judiciaires spirituelles aux échelons tant inférieurs (archidiaconé au nom de l’archidiacre, doyenné au nom du doyen rural) que supérieurs (province ecclésiastique au nom de l’archevêque, voire primatie au nom du primat) du diocèse. Le diocèse de Reims compte ainsi trois officialités : celle de l’évêque, qui exerce en pratique les juridictions épiscopale et métropolitaine (de l’archevêque), et celles de chacun des archidiacres. Dans certains sièges archiépiscopaux en revanche, la cour diocésaine et la cour métropolitaine sont distingués, comme à Lyon. 

Des communautés de chanoines ou de clercs réguliers peuvent aussi avoir une officialité, si elles ont obtenu par privilège pontifical la juridiction spirituelle sur les hommes qui dépendent d’elles au temporel. C’est le cas par exemple de l’abbaye de Corbie, ou du chapitre cathédral de Châlons-en-Champagne dont l’officialité est installée dans les bâtiments de la collégiale Notre-Dame-en-Vaux.

L’historien dispose de trop peu de sources de la pratique avant le xive, voire dans certaines régions le xve siècle, pour dresser un tableau fiable de l’activité des officialités au xiiie siècle. Leur compétence en matière de contrats est sans doute l’essentiel de leur activité. La procédure d’exécution des dettes sous la menace de l’excommunication est ainsi connue dès la fin du xiiie siècle.

La justice spirituelle face aux délits et aux crimes

La compétence « spirituelle » de l’Église est double. D’une part, elle recouvre tous les délits commis par des clercs car, en vertu du privilège du for dont elle dispose, ceux-ci ne peuvent être jugés que par l’Église. D’autre part, l’Église est intéressée à tous les délits relatifs au sacré, aux biens et à l’autorité de l’Église. Cela concerne le sacrilège – y compris, et surtout, la violence contre les clercs – mais aussi le blasphème, le vol de biens ecclésiastiques, ou toutes les atteintes au mariage chrétien et, plus largement, aux sacrements. La justice d’Église, en criminalisant certaines pratiques, fait partie des instruments de la normalisation des comportements à laquelle on assiste au fil des siècles médiévaux. 

En matière criminelle, les officialités utilisent l’enquête, une procédure affirmée dans l’Église d’abord pour imposer l’autorité pontificale sur les évêques, puis dans le cadre de la lutte contre l’hérésie par le tribunal d’exception qu’est l’Inquisition. L’enquête est le mode normal de l’action judiciaire des officialités au xiiie siècle. Elle est menée par le promoteur, un officier qui apparaît au moins au xiiie siècle précisément pour instruire les procès, mais aussi par les doyens ruraux. La nécessité de suivre un ordo judiciarius, un manuel de procédure tel qu’il s’en écrit de nombreux à partir du milieu du xiie siècle, est affirmée par Alexandre III (1159-1181). Son pontificat est essentiel dans le mouvement d’affirmation de la place du droit et de la justice dans le gouvernement de l’Église. 

En France s’impose la procédure d’office : l’official se saisit des affaires sur proposition du promoteur, informé par la rumeur ou par dénonciation. En Angleterre en revanche, l’essentiel des causes jugées l’est sur plainte d’une partie contre une autre, et ce jusqu’à la fin du Moyen Âge. C’est sans doute, dans ce dernier royaume, un effet de la forte mainmise de la royauté sur la justice criminelle de manière générale. 

La dimension pénitentielle de la justice spirituelle de l’Église reste un principe jusqu’à la fin du Moyen Âge. L’Église prononce des peines qui sont en réalité des gestes de pénitence en vue du salut du criminel autant que de la réparation de la faute vis-à-vis de l’Église. Si l’amende pécuniaire s’impose progressivement dans les tribunaux épiscopaux de l’espace français (mais jamais en Angleterre), c’est en réalité le principe de l’aumône à vocation de pénitence qu’elle pérennise. Dons de cire et de cierge, pénitence publique dans ou autour de l’église paroissiale, pèlerinages, etc. font également partie de l’arsenal pénal des juridictions spirituelles. 

Dans l’arsenal de peines que celles-ci peuvent prononcer, les censures canoniques ont précisément pour objectif de conduire le fidèle au repentir et, au-delà, à la pénitence. La plus courante est l’excommunication, définie progressivement depuis le haut Moyen Âge, et dont les contours sont acquis au milieu du xiie siècle. Placé hors de l’Église, le pécheur est privé des sacrements, des suffrages communs de l’Église (c’est-à-dire des bienfaits spirituels créés par la liturgie, les rites, et qui profitent à l’ensemble de la communauté chrétienne), mais aussi en principe de relations sociales. Le fidèle qui communiquerait avec lui pour autre chose que l’admonester à faire pénitence serait à son tour excommunié – sous une forme mineure cependant, qui l’écarterait des sacrements mais non du corps social. Cette pratique vise tant à protéger la communauté des « brebis égarées », susceptibles de pousser les autres à pêcher à leur tour, qu’à faire pression sur ces membres exclus pour qu’ils demandent pardon à l’Église et amendent leur faute, afin d’être réintégrés dans le giron de l’Église.

L’excommunication peut être prononcée par l’évêque ou son official (ou tout clerc en ayant reçu le droit par privilège pontifical). Elle peut également être encourue ipso facto, immédiatement par le simple fait d’avoir commis certains crimes. La plus ancienne cause d’excommunication ipso facto est la violence sur les clercs (décret Si quis suadente de 1131), un groupe social bien plus large que les seuls prêtres. La liste de ces motifs ne fait que s’allonger jusqu’à la fin du Moyen Âge, d’autant que chaque évêque reste libre de leur définition pour son diocèse. La plupart des excommunications concernent en réalité la défense des droits et libertés de l’Église, et ne touchent pas les fidèles ordinaires, sauf précisément la violence sur les clercs. C’est un délit d’autant plus courant que les simples clercs, et de manière générale le bas clergé, vivent avec et largement comme les laïcs. En dehors de ce cas, seul le mariage est réellement (et pas partout) un champ d’application de l’excommunication ipso facto auprès des fidèles ordinaires, afin d’en imposer progressivement les règles à partir du concile de Latran IV (1215), dans un lent mouvement loin d’être achevé à la fin du Moyen Âge. L’excommunication doit être levée par celui qui l’a prononcée, ou par un officier désigné pour cela par l’évêque : c’est souvent une des fonctions du pénitencier épiscopal qui apparaît au cours du xiiie siècle, d’abord pour entendre les confessions au nom de l’évêque. Ce dernier point renvoie à l’articulation entre for judiciaire et for de la confession, importante jusqu’à la fin du Moyen Âge.

Deux autres censures canoniques sont usitées. L’interdit local suspend l’office divin – la messe – dans un espace donné. Il est rarement prononcé par les officialités, et est plus souvent mis en œuvre pendant des conflits entre l’Église et les autorités temporelles. La suspense est quant à elle propre aux clercs : ceux-ci peuvent être suspendus de leur office en sanction de certains délits, surtout en cas de récidive ou de refus manifeste d’obéir à une monition (un avertissement) canonique prononcée par un détenteur de la juridiction spirituelle, principalement l’évêque ou son official. 

La remise en cause des juridictions ecclésiastiques par le pouvoir temporel

Dès le xiie siècle, les juridictions ecclésiastiques sont mises en cause par l’affirmation de l’autorité monarchique. En Angleterre, Henri II (1154-1189) promulgue les Constitutions de Clarendon en 1164, dans lesquelles il affirme entre autres que les clercs criminels relèvent des tribunaux royaux et que les officiers royaux ne peuvent pas être excommuniés sans l’accord du roi. C’est un des objets de son conflit avec Thomas Becket, sur lequel il doit céder après l’assassinat du prélat (1170) et la pénitence publique qui le suit. 

En France, dès Philippe Auguste (1180-1223) et surtout Louis IX (1226-1270), la question du jugement des clercs (ill. 3), mais aussi du soutien demandé par l’Église à la royauté pour contraindre les fidèles à respecter l’excommunication, est un sujet de frictions entre la monarchie et l’Église. Cependant, c’est surtout à partir du xive siècle que le sujet devient réellement conflictuel. En revanche, le xiiie siècle voit de nombreux conflits entre les gouvernements municipaux et les évêques (ou les détenteurs d’une juridiction spirituelle, notamment les chapitres cathédraux). Lors de ces confrontations, l’Église mobilise tout son arsenal pénal et rituel : excommunication des échevins, interdit sur la ville ou encore liturgies d’humiliation. Tous ces conflits se terminent par la reconnaissance des droits de l’Église en matière judiciaire, ainsi que par des cérémonies de pénitence publique dans lesquelles les municipalités demandent pardon à l’Église et à Dieu, reconnaissant par là même la légitimité des justices spirituelles. 

La justice « spirituelle » de l’Église s’affirme et se structure au Moyen Âge central, et surtout aux xiie-xiiie siècle. Compétente pour juger les clercs, mais aussi les fidèles lorsque leurs délits relèvent des sacrements ou touchent aux droits et libertés de l’Église, elle est un instrument du pouvoir ecclésiastique et du disciplinement des comportements selon les normes définies par les autorités religieuses. L’officialité devient au xiiie siècle une institution majeure du gouvernement des églises locales, mais aussi un acteur des pratiques sociales et juridiques, par sa juridiction gracieuse comme par son action judiciaire à proprement parler. La spécificité de la justice d’Église réside dans son inscription maintenue au sein du champ de la pénitence : la justice spirituelle est fondamentalement un outil de la correction des hommes et des femmes du second Moyen Âge, en vue de la construction d’une société chrétienne et du salut de toutes et tous.

Bibliographie

Beaulande-Barraud, Véronique, « Juridiction ecclésiatique, for pénitentiel, for judiciaire : jâlons historiques », dans Ead., Les péchés les plus grands. Hiérarchie de l’Église et for de la pénitence (France, Angleterre, xiiie-xve siècle), Presses universitaires de Rennes, 2019.

Fournier, Paul, Les officialités au Moyen Âge, Plon, 1880.

Winroth, Anders, The Cambridge history of medieval canon law, Cambridge University Press, 2022.


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