Pape et l'empereur : le couronnement de Charlemagne (800) (Le)

Résumé

Depuis 476, il n’existe plus d’empereur en Occident. Lors de la déposition du dernier empereur, les insignes impériaux, symboles du pouvoir impérial, ont été envoyés à Constantinople où siège l’empereur d’Orient de manière interrompue jusqu’à la fin du Moyen Âge (1453). Pourtant, le 25 décembre de l’an 800, Charlemagne est couronné empereur par le pape Léon III dans la basilique Saint-Pierre de Rome : cette date manifeste la renaissance d’un empire occidental de tradition romaine, mais surtout chrétienne. Pourquoi le pape prend-il l’initiative de couronner un nouvel empereur, et comment le pouvoir de cet empereur carolingien s’articule-t-il avec le pouvoir de l’Eglise ? 

Illustration 1 : Ensemble de la mosaïque du Latran (reconstitution du XVIIIe siècle)
Illustration 1 : Ensemble de la mosaïque du Latran (reconstitution du XVIIIe siècle). Source : www.vatican.va
Le pape Léon III a commandé cette mosaïque où on peut observer, de part et d’autre du Christ entouré de ses apôtres, la hiérarchie des pouvoirs telle qu’elle est affirmée par le pape. Le Christ, à gauche, investit Constantin, premier empereur chrétien et son contemporain le pape Sylvestre, tandis qu’à droite c’est saint Pierre qui remet les insignes du pouvoir au pape Léon et à Charlemagne.
Illustration 2 : Détail de l’illustration 1 : partie gauche. Le Christ confie les clefs à saint Pierre et l’étendard à Constantin
Illustration 2 : Détail de l’illustration 1 : partie gauche. Le Christ confie les clefs à saint Pierre et l’étendard à Constantin. Source : www.vatican.va
Illustration 3 : Détail de l’illustration 1 : partie droite. Saint Pierre confie le pallium à Léon III et l’étendard à Charlemagne
Illustration 3 : Détail de l’illustration 1 : partie droite. Saint Pierre confie le pallium à Léon III et l’étendard à Charlemagne. Source : www.vatican.va

De la royauté franque à l’empire carolingien

En 800, avant même le couronnement impérial, Charlemagne jouit d’une puissance inégalée sur une vaste partie du continent européen : ce pouvoir est le fruit de trente ans de conquêtes – notamment vers l’Italie et la Germanie – mais aussi de l’instauration d’une nouvelle et solide dynastie depuis la prise de pouvoir de Pépin le Bref, père de Charlemagne, sur l’ensemble du royaume des Francs durant les années 750. Renversant la dynastie franque des Mérovingiens en 751, Pépin affirme son pouvoir en faisant appel à l’autorité du pape. Dans ces années 750, le pape est en grande difficulté face à la puissance du roi des Lombards, dont le territoire s’étend à la fois au nord et au sud de Rome : la ville se trouve donc prise en tenaille et soumise à une pression militaire constante de la part des Lombards. À l’automne 753, la situation est devenue si difficile pour lui que le pape Etienne II décide de s’enfuir de Rome. Il vient trouver refuge à la cour du tout nouveau roi des Francs. Or, en principe, c’est plutôt à l’empereur d’Orient et à son représentant en Italie, l’exarque, que revient la défense de Rome. Mais devant le peu d’efficacité de cette protection, le pape cherche depuis le début du viiie siècle un nouveau défenseur.

C’est la première fois qu’un pape pose le pied sur le sol du royaume des Francs mais, par l’intermédiaire des lettres, des ambassades et de nombreux ecclésiastiques, les relations entre le pape et la cour franque sont anciennes et régulières. Etienne II vient supplier Pépin et ses guerriers d’intervenir militairement contre les Lombards. Le roi cède à sa requête en échange d’une cérémonie bien précise et tout à fait nouvelle. En janvier 754, dans l’église de l’abbaye de Saint-Denis où il est hébergé, le pape sacre Pépin et toute sa famille, son épouse Berthe et ses deux fils, Charles – le futur Charlemagne – et Carloman. Le sacre consiste en une onction matérielle, faite avec une huile spéciale, consacrée par un évêque ; celui qui reçoit le sacre devient alors « l’oint du Seigneur » une personne intouchable, directement protégée par Dieu. Le pape va même jusqu’à interdire aux Francs de se choisir un roi issu d’une autre lignée. Ce geste marque l’avènement d’une dynastie sacrée de la main même du pape. Il manifeste aussi l’enracinement de cette famille dans une tradition politique occidentale : l’idée de royauté sacrée qui atteste du lien privilégié entre le roi et le Dieu chrétien. Cependant, il n’y a pas besoin du pape pour sacrer un roi : il est certain que Pépin avait déjà été sacré une première fois par un ensemble d’évêques du royaume franc à la Noël 751. Ce sacre représentait la nouvelle légitimité des Carolingiens qui ne pouvaient se réclamer de la descendance de Clovis, et avaient donc besoin de trouver une ressource supplémentaire dans l’onction du sacre. Néanmoins, le renouvellement du sacre de Pépin et son extension à l’ensemble de sa famille par le pape en 754 rehausse encore davantage le prestige de la nouvelle dynastie. Il met également en lumière le lien privilégié entre le pape et les Carolingiens. 

C’est au nom de la défense des intérêts du pontife que Pépin mène deux expéditions en Italie pour contrer les Lombards. En 756, il remet officiellement au pape les clefs de 22 cités reprises aux Lombards en Italie centrale, solennellement déposées sur l’autel de Saint-Pierre avec un titre de donation perpétuelle. Cela constitue le noyau des États pontificaux, le « Patrimoine de saint Pierre », centré sur le Latium. Dans la même logique, Charlemagne fait en 774 la conquête complète et définitive du royaume des Lombards, au nom de la protection des intérêts du pape. Cet engagement des rois francs à protéger Rome et l’autorité pontificale se manifeste par le titre de « patrice des Romains » octroyé par le pape à Pépin en 756, puis à son fils. Ce titre peut se comprendre comme la préfiguration d’un pouvoir de nature impériale car, traditionnellement, il n’est porté que par l’empereur, dont une des missions est la protection de la ville de Rome.  Il existe donc d’importantes prémices au couronnement impérial dans l’approfondissement des liens entre le pape et le pouvoir franc, qui se confortent réciproquement. Toutefois, on observe que le projet impérial s’est développé dans l’entourage de Charlemagne dès la dernière décennie du viiie siècle.

Charlemagne, empereur « de fait » avant 800 ? 

En 800, Charlemagne est au faîte de sa gloire. Il règne, par ses conquêtes, sur une grande partie du continent européen. Seuls lui échappent la péninsule ibérique, le sud de l’Italie, les Îles britanniques et l’Irlande. Son prestige se manifeste notamment par la construction d’un nouveau palais à Aix-la-Chapelle, qui sort de terre entre 794 et 798. Charlemagne a groupé autour de lui une cour composée de brillants savants qui viennent des quatre coins de l’Europe, en particulier d’Italie et du monde anglo-saxon. Parmi eux, Alcuin († 804), un clerc érudit venu d’Angleterre, décrit dès le années 1790 le pouvoir de Charlemagne comme étant de nature impériale. Cette idée est directement importée de la tradition britannique qui considère qu’on peut dénommer « impérial » tout pouvoir d’un roi établi sur plusieurs royaumes. Or, Charlemagne est bien roi des Francs mais aussi des Lombards depuis 774. En même temps, Alcuin donne à « l’empire » une dimension eschatologique , c’est-à-dire qui doit faire advenir la fin des temps qui, selon la doctrine chrétienne, arrivera lorsque tous les peuples de la Terre seront convertis au christianisme ; pour Alcuin, l’empire manifeste l’union des peuples dans le Christ par la soumission aux Carolingiens et par l’acceptation du baptême. En forçant les peuples païens à embrasser la foi chrétienne (notamment les Saxons que Charlemagne a soumis après trente années de guerre, de 772 à 802), les Francs réalisent sur terre la volonté de Dieu en étendant aussi loin que possible le message du Christ : les Francs sont le nouveau peuple élu, le « nouvel Israël ». Dans ce même ordre d’idée et dans ce même cercle des lettrés de la cour, Charlemagne se fait d’ailleurs couramment appelé « David », premier roi sacré de l’Ancien Testament. L’idée impériale est donc d’abord une vision religieuse de l’ordre du monde. Cette idéologie se reflète dans le programme architectural d’Aix-la-Chapelle où le roi tient une place particulière de chef militaire, mais aussi spirituel, de son peuple. Il est l’intermédiaire entre le ciel et la terre, comme le suggère le trône de marbre qu’il occupe au premier étage de la chapelle, au-dessus de la foule des fidèles, et sous la coupole qui représente la voûte céleste. 

En réalité, Charlemagne n’a guère besoin du titre impérial pour assurer la direction du peuple chrétien. Il considère que Dieu l’a choisi, en tant que roi, pour remplir cette mission. C’est ce qu’on peut appeler une forme de « théocratie royale », le roi étant sur terre pour faire appliquer la volonté de Dieu en s’appuyant sur les modèles bibliques de l’Ancien Testament. Saluant l’élection du nouveau pape Léon III en 795, Charlemagne lui rappelle le partage des tâches : « À moi il appartient, avec l’aide de la divine piété, de défendre en tous lieux la sainte Église du Christ par les armes : au-dehors contre les incursions des païens et les dévastations des infidèles ; au-dedans en la protégeant par la diffusion de la foi catholique. À vous, très saint Père, il appartient, élevant les mains vers Dieu avec Moïse, d’aider par vos prières au succès de nos armes. » On observe très bien la mise en œuvre de ce programme lorsque Charlemagne convoque et préside le grand concile de Francfort en 794. Il y est question de lutter contre les hérésies, de répondre sur des points de doctrine soulevés par les évêques de l’empire byzantin, mais aussi, à la manière des empereurs romains, de garantir l’équité des poids et mesures, ainsi que d’unifier les monnaies dans tous les espaces qui sont sous son contrôle. L’empire se pense moins comme un territoire que comme une communauté de croyants, il n’est donc pas très différent de « l’Église », au sens de l’ensemble des baptisés. De plus, il est à proprement parler « impérialiste » :  son but est d’aller toujours plus loin, si possible jusqu’aux confins du monde, pour réunir tous les peuples sous une même foi. C’est le préalable nécessaire à l’ouverture de la fin des temps qui doit voir le retour du Christ sur terre. Si cette idéologie préexiste bien au couronnement impérial, ce dernier donne néanmoins une nouvelle dimension au pouvoir de Charlemagne, en même temps qu’à celui du pape. 

Les déboires du pape et le projet romain

Outre cette idéologie prééxistante avant même le couronnement dans le cercle de la cour carolingienne, c’est un ensemble d’événements conjoncturels qui conduit à la réalisation du couronnement lui-même. En décembre 795, le pape Hadrien Ier, qui appartient à la haute aristocratie romaine, décède. Un nouveau pape est immédiatement élu à sa place : Léon III, qui est issu de la chancellerie romaine (le service qui rédige et authentifie les écrits envoyés par le pape), mais ne bénéficie pas de l’appui des grandes familles de la ville. En avril 799, le pape est victime d’un véritable attentat contre sa personne : des membres de l’aristocratie romaine l’emprisonnent, menacent de lui couper la langue et de lui crever les yeux, et l’accusent de toutes sortes de dépravations morales dans le but de le destituer. Léon III parvient pourtant à s’échapper avec l’aide de ses partisans et s’enfuit de Rome pour se mettre à l’abri. Il trouve refuge auprès du roi franc qui séjourne alors en Saxe, dans son palais de Paderborn. Sur le conseil de son entourage, Charlemagne fait reconduire le pape à Rome à l’automne 799 et promet l’ouverture d’une enquête pour disculper Léon des crimes dont on l’accuse. Il prévoit aussi de se rendre à Rome en personne pour mettre fin à la crise. 

Le pouvoir du pape est donc largement fragilisé par cet épisode. Alcuin lui-même souligne dans une lettre à Charlemagne (juin 799) la supériorité du pouvoir du roi franc sur tous les autres pouvoirs terrestres : ceux du pape, certes, mais aussi ceux de l’empereur qui siège à Constantinople. Tous deux sont censés guider les chrétiens, mais ont failli à cette tâche. Alcuin considère en effet que le pape est disqualifié en raison de l’énormité des crimes dont on l’accuse ; quant à l’empereur byzantin, le clerc prétend qu’il n’existe pas puisque le dernier en date, Constantin VI, a été renversé en 797 par sa propre mère Irène, laquelle lui a fait crever les yeux pour garantir qu’il ne remontera pas sur le trône. C’est donc une femme qui occupe le trône impérial et s’est arrogé le titre non pas « d’impératrice » (basilissa) mais « d’empereur » (basileus). Pour les Francs, cela ne peut avoir la moindre légitimité : une femme ne peut régner qu’au nom d’un homme qui lui délègue le pouvoir. Du point de vue de la cour franque, le trône impérial est donc vacant. Selon Alcuin, la conclusion s’impose : « La dignité royale que Notre Seigneur Jésus Christ vous a réservée pour que vous gouverniez le peuple chrétien l’emporte sur les deux autres dignités, les éclipse en sagesse et les surpasse. C’est maintenant sur vous seul que s’appuient les églises du Christ, de vous seul qu’elles attendent le salut. » Si on peut voir là une incitation à revendiquer le titre impérial déjà bien établie à la cour franque, ce programme politique rencontre aussi les aspirations de Léon III, et probablement d’une partie de la cour pontificale.  

On sait en effet que Léon III a fait réaliser dans son palais du Latran, lors de travaux de rénovation des années 796-798, une mosaïque représentant deux images de la répartition des pouvoirs terrestres (ill. 1). À gauche, on voit le Christ remettant à l’empereur Constantin, premier empereur chrétien, l’étendard qui symbolise la mission d’étendre par les armes le christianisme sur toute la terre. Il confie également au pape Sylvestre, contemporain de Constantin, les clefs du royaume des Cieux, en tant que successeur de saint Pierre (ill. 2). À droite, le même type d’image montre cette fois saint Pierre remettant au pape Léon le pallium, une étole de laine blanche qui symbolise son autorité sur l’Église universelle, et à Charlemagne l’étendard (ill. 3), signe légitime de l’autorité temporelle. Le message politique ainsi affiché est clair : si Charlemagne est conçu comme un « nouveau Constantin », il tire son autorité non du Christ lui-même mais de saint Pierre, c’est-à-dire de l’Eglise romaine qui est, par nature, supérieure à tout pouvoir temporel. Du point de vue du pape Léon, le rétablissement d’un empereur en Occident serait une opération essentiellement au bénéfice de la papauté, car…elle affirme ainsi sa supériorité sur tous les pouvoirs terrestres. 

Le couronnement impérial : le pape fait l’empereur

Les difficultés auxquelles Léon III est confronté ne lui permettent pas de réaliser immédiatement ses ambitions pour le roi des Francs, mais il va saisir l’occasion qui se présente à lui, alors même que les rumeurs sur sa probité n’ont pas vraiment cessé. Comme il l’a promis, Charlemagne arrive à Rome le 23 novembre 800 et il est accueilli, tant par le pape que par la population, selon le protocole réservé aux empereurs : le pape vient à sa rencontre et la foule des Romains l’accueille avec des acclamations. Ne s’estimant pas habilité à juger le pape, Charlemagne convoque les évêques en concile. L’assemblée, aux termes de longues discussions, exige du pape qu’il prête un serment purgatoire pour se disculper. Cette procédure consiste, en l’absence de toute preuve, à jurer qu’on est innocent en prenant à témoin des reliques ou des livres saints comme les Évangiles, appelant ainsi sur un éventuel parjure la colère immédiate de Dieu. Le 23 décembre 800, Léon se soumet donc à cette procédure – qui est pour lui assez humiliante – mais le concile ne se contente pas d’entendre le serment du pape. Il discute ensuite de l’opportunité de restaurer l’empire à Rome, alors même que le trône de Constantinople est « tombé aux mains d’une femme ». Il estime que Charlemagne, qui tient non seulement Rome mais aussi toutes les anciennes résidences impériales en Occident comme Arles, Vienne ou Trèves, peut légitimement accéder à ce titre et à cette dignité. Charlemagne accepte la proposition qui lui est faite et fixe au surlendemain, le 25 décembre 800, la cérémonie par laquelle la dignité impériale lui est attribuée. Que cette cérémonie se déroule le jour de la fête de Noël n’est pas étonnant : il est courant d’inclure des rituels politiques au sein des cérémonies liées aux grandes fêtes religieuses, et toute la foule rassemblée peut ainsi voir ostensiblement la nouvelle gloire de Charlemagne.

On n’avait plus couronné d’empereur en Occident depuis le ve siècle, et le seul rituel connu est celui en usage à Constantinople. Il se déroule en trois temps : le nouvel empereur est d’abord acclamé par la foule, puis l’empereur élu est couronné par le patriarche de Constantinople, qui enfin se prosterne devant lui, manifestant ainsi la supériorité absolue et universelle du pouvoir impérial. Cette dernière partie du rituel n’a certainement pas été réalisée : Charlemagne lui-même se montrait hostile à toute manifestation d’adoration qui s’adresserait à d’autre que Dieu, et il avait blâmé les Byzantins qui pratiquaient la vénération des icônes. En revanche, Charlemagne peut bien s’attendre à ce que l’immense foule rassemblée à Saint-Pierre lors de cette grande fête de Noël procède à l’acclamation en sa faveur avant d’être couronné. Pourtant, le pape procède autrement : alors que Charlemagne, qui est entré solennellement dans la basilique pour se recueillir sur le tombeau de saint Pierre, se relève de sa prière, Léon III lui pose une couronne sur la tête déclenchant ainsi l’acclamation : « À Charles Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur, vie et victoire ! » En reprenant ainsi l’initiative, nul doute que Léon III cherche à récupérer une partie du prestige qu’il a perdu en affirmant l’autorité pontificale comme la source du pouvoir impérial : c’est déjà ce qu’on pouvait voir sur la mosaïque du Latran. Il est probable que Charlemagne a été, au moins surpris, sinon mécontent du déroulement de la cérémonie : c’est, en tout cas, ce qu’affirme son biographie Eginhard qui écrit la Vie de Charlemagne dans les années 830, bien après la mort de l’empereur qu’il a cependant bien connu. Eginhard raconte avoir entendu Charlemagne dire que « s’il avait connu les intentions du pape, il ne serait pas entré dans l’église ce jour-là. » Cette phrase a donné lieu à de nombreuses interprétations, mais il ne fait pas de doute que Charlemagne ne pouvait concevoir le pouvoir impérial subordonné à celui du pape. Quant à l’empereur d’Orient, il ne reconnut Charlemagne comme « empereur des Francs » qu’en 812, limitant ainsi son pouvoir à la sphère occidentale : le principe du pouvoir impérial étant universel, il lui était difficile de considérer l’existence d’un deuxième empereur. 

Les destinées du titre impérial

La restauration du titre d’empereur en Occident est donc le fruit de deux programmes politiques concurrents. D’un côté, celui de la cour franque qui voit en Charlemagne l’élu de Dieu qui lui a confié la charge de guider le peuple chrétien dans la voie du salut. De l’autre, celui de la cour pontificale qui voit dans le successeur de saint Pierre l’autorité supérieure d’où découle tout pouvoir légitime sur terre. En couronnant Charlemagne avant toute autre légitimation, Léon III a placé définitivement le pape en position de « faire » l’empereur dans toute la tradition occidentale. Bien que Charlemagne, dans l’espoir de contrer cette prétention pontificale, ait lui-même posé la couronne impériale sur la tête de son fils Louis, unique héritier de l’empire, en 813, ce même Louis demande au pape de venir à Aix-la-Chapelle pour le couronner à nouveau en 816. 

C’est d’ailleurs un cas exceptionnel de couronnement impérial qui ne se déroule pas à Rome. Tout au long du Moyen Âge, et dès la seconde moitié du ixe siècle, alors même que l’empire carolingien n’existe plus sous sa forme territoriale unifiée depuis le partage de Verdun (843), le titre impérial subsiste, toujours lié à la défense de Rome et au pape qui arbitre la compétition entre les prétendants. Le pape dispose définitivement de la couronne impériale que viennent chercher les souverains du monde germanique au xe siècle, toujours au nom de la défense des intérêts du souverain pontife. La tradition impériale occidentale est réactivée à partir de 962 (couronnement d’Otton Ier) dans le cadre de ce qu’on appelle, à partir du xiie siècle, le Saint Empire. La lutte de pouvoir qui s’est développée à partir de la seconde moitié du xie siècle entre le pape et l’empereur – ce que nous appelons la « Réforme grégorienne » – s’explique aussi par la concurrence entre deux pouvoirs qui, depuis l’origine, revendiquent chacun la direction de l’ensemble du peuple chrétien et entendent se subordonner réciproquement : si le pape couronne l’empereur, il est lui-même bien souvent choisi par l’empereur précédent. À  partir des années 1070, la revendication nouvelle de l’autonomie absolue de la sphère ecclésiastique, qui avait toujours été imbriquée dans les affaires temporelles, fit alors voler en éclat la collaboration possible entre les deux pouvoirs. 

Le couronnement de Charlemagne est l’épisode fondateur de la restauration du titre impérial en Occident. Cependant, il consiste moins à faire renaître l’empire romain du Ier siècle qu’à construire un empire chrétien dont le chef, désigné par la volonté de Dieu qui lui accorde la victoire, exerce la direction complète de l’ensemble des peuples qui lui ont été confiés. C’est donc un système théocratique, où celui qui gouverne le fait au nom de Dieu et pour accomplir sa volonté. Dans l’idéologie carolingienne, le pape est la figure incontournable qui accorde la légitimité du pouvoir. Cependant, une fois le roi sacré ou l’empereur couronné, il ne lui appartient plus de gouverner le peuple. Il doit seulement, en « élevant les mains vers Dieu avec Moïse », aider par la prière, dans un principe de collaboration étroite des pouvoirs, mais sans revendiquer de prééminence. 

Bibliographie

Bührer-Thierry, Geneviève, L’Europe carolingienne (714-888), Paris, Dunod, 2019 (4e édition).

Folz, Robert, Le couronnement impérial de Charlemagne, Paris, Gallimard, 1989.

Heuclin, Jean, Charlemagne, Paris, Ellipses, 2021. 

Isaïa, Marie-Céline, Histoire des Carolingiens (viiie-xe siècle), Paris, Seuil, 2014. 


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