La Curie, espace privilégié des jeux diplomatiques français et espagnols
À l’heure où les conflits entre les deux couronnes se multiplient, obtenir le soutien du pape apparaît essentiel, tant pour des raisons matérielles que spirituelles. Français et Espagnols viennent ainsi peupler la cour pontificale pour étendre l’influence de leur souverain jusqu’aux cercles les plus intimes du pape : le Sacré-Collège (ou collège des cardinaux), les dicastères (l’ensemble des organes gouvernementaux du Saint-Siège), ses familiers (les serviteurs de sa maison), et ses parents.
Les ambassadeurs sont les acteurs majeurs de cette diplomatie. Tandis que la diplomatie résidente s’impose en Europe au xvie siècle, l’ambassade romaine devient l’une des plus prestigieuses et importantes. Par leurs ambassadeurs, la France et l’Espagne projettent leurs conflits politiques à la Curie, où ils s’appuient également sur des réseaux curiaux que les couronnes entretiennent pour mieux s’imposer, par l’argent, des titres ou des alliances familiales. Les prélats sont des agents diplomatiques essentiels dans la mesure où le gouvernement pontifical a réduit considérablement la place des laïcs : le roi Catholique (désignant le souverain d’Espagne) et le roi Très-Chrétien (le roi de France) envoient à Rome plusieurs de leurs cardinaux pour y traiter d’affaires particulières, et surtout lors des conclaves pour s’assurer que le pape nouvellement élu ne travaille pas contre leurs intérêts. Ces cardinaux ont en outre des sièges au sein des congrégations, ces assemblées nées dans la seconde moitié du xvie siècle et la première moitié du xviie siècle, chargées du gouvernement spirituel et temporel. À des degrés inférieurs, la France et l’Espagne infiltrent également d’autres cercles par leurs prélats : elles possèdent quelques places dans le tribunal de la Rote – le tribunal ordinaire de la papauté – ou parmi les camériers du pape, ses serviteurs. Ces agents renforcent ainsi la présence et l’influence des deux Couronnes auprès du souverain-pontife.
L’assentiment papal dans toute question politique et religieuse est l’objet de tensions entre les deux monarchies : en 1589, lorsque Henri IV monte sur le trône, l’Espagne a une influence prépondérante à la Curie qu’elle a bâtie en profitant de la crise politico-religieuse en France. Les liens diplomatiques officiels entre cette dernière et le Saint-Siège sont rompus, mais l’abjuration du roi en 1593 pourrait les rétablir. Les négociations commencent alors avec le pape Clément VIII pour l’absolution : elles sont menées conjointement par des ambassadeurs extraordinaires (le duc de Nevers puis le marquis de Pisani), des prélats résidant à Rome (Arnaud d’Ossat) ou envoyés spécialement (Jacques Davy du Perron), ainsi que des clercs très proches du pape (Séraphin Olivier-Razali, camérier secret, c’est-à-dire prélat attaché au service personnel du pape). Face à cela, l’Espagne espère bien poursuivre la guerre contre le roi relaps aux côtés de la Ligue, et use de ses nombreux agents curiaux pour empêcher une telle réconciliation, en vain puisque l’absolution de Henri IV est finalement prononcée le 17 septembre 1595.
Ces groupes politiques rivaux constituent des factions, mais celle du Catholique comme celle du Très-Chrétien ne peuvent se limiter à leurs sujets : pour mener une action et une lutte efficaces, elles doivent croître et accueillir des Italiens, dont les monarchies achètent la fidélité par des pensions ou autres gratifications. Les figures les plus puissantes et influentes sont particulièrement recherchées, ainsi Richelieu peut se réjouir d’avoir acquis à sa cause le cardinal Antonio Barberini, neveu d’Urbain VIII (ill. 1), à qui Mazarin confie la conduite de la faction française au conclave de 1644. Cet effort est indispensable pour la France dont la faction disparaît presque durant les guerres de Religion (1562-1598) et se raréfie à la Curie à partir de la régence de Marie de Médicis en 1610. En parallèle, l’Espagne est capable d’assurer sur le temps long une présence et une influence plus constantes grâce à ses territoires en Italie, à la fois ressource financière et outil diplomatique : Philippe III se lie à la famille Borghèse en nommant le neveu du pape Paul V prince de Sulmone en 1610, dans le royaume de Naples.
La Cité, grand théâtre des rapports de force franco-espagnols
La rivalité franco-espagnole à l’époque moderne transforme le paysage urbain de la Cité éternelle : la puissance d’une monarchie catholique doit être rendue visible et s’imposer aux habitants et visiteurs. Les dynamiques diplomatiques observées en Curie trouvent leur écho à l’extérieur des palais apostoliques, et l’ambassadeur est une fois encore au cœur de ce dispositif : son entrée dans la ville, ses réceptions déploient un faste à l’image du prestige de son souverain. Jusqu’à la seconde moitié du xviie siècle, moment où les ambassades se fixent durablement — l’ambassadeur d’Espagne au palais Monaldeschi sur la Piazza di Spagna (ill. 2), celui de France au palais Farnèse —, le point d’ancrage d’un ambassadeur est le palais qu’il loue et qui devient le haut lieu de la vie mondaine espagnole ou française. Il échappe à la juridiction urbaine et pontificale, et ce privilège n’est pas sans créer des tensions entre les deux couronnes : en 1639, des esclaves turcs convertis au catholicisme ont fui la villa Médicis, où résidait l’ambassadeur espagnol qui les retenait, et se sont réfugiés dans le couvent voisin de la Trinité-des-Monts. Cet établissement est français et l’ambassadeur de Louis XIII refuse donc de livrer les fugitifs au nom de la liberté à laquelle ils ont droit, mais les autorités papales pénètrent de force dans le couvent pour s’emparer d’eux, provoquant un scandale en France au nom de l’immunité du couvent.
Au-delà de l’ambassade, les monarchies catholiques font également connaître toute l’étendue de leur faction sur les façades romaines. Les membres des familles dont elles ont gagné l’amitié exposent sur leurs palais les armes de la couronne qu’ils servent et signifient ainsi ouvertement leur allégeance. Ces pratiques révèlent la grande instabilité des alliances qui se font puis se défont constamment : en 1646, le cardinal d’Este, dont la famille est liée à la maison de Habsbourg depuis longtemps, accepte d’entrer au service de la France et affiche les armes de celle-ci sur son palais en remplacement des armes impériales.
La rivalité franco-espagnole ne se limite pas cependant aux milieux diplomatiques. Au-delà des factions, la Rome de l’époque moderne est divisée en « nations » – au sens de communautés partageant une origine et une culture communes – qui se répartissent dans différents quartiers ; des pèlerins, artisans, notaires, commerçants… qui ont choisi de s’installer à plus ou moins long terme dans la ville éternelle. La nation française cohabite ainsi auprès des nations espagnole, allemande, florentine, portugaise, bourguignonne (qui, présente à Rome dès le Moyen-Âge, y établit sa propre église en 1652), etc. Aux xvie et xviie siècles, cet ancrage urbain se renforce par de grands programmes d’aménagement renaissants puis baroques pour témoigner de la puissance revendiquée par les souverains étrangers : la France se dote d’une église nationale somptueuse, Saint-Louis-des-Français (ill. 3), consacrée en grande pompe par le cardinal de Joyeuse en 1589, à quelques rues de l’église nationale espagnole Saint-Jacques-des-Espagnols sur la Piazza Navona. Ces bâtiments sont les centres de gravité des nations qui y expriment fièrement leur identité culturelle : la Saint Louis (25 août) est un jour de grandes commémorations pour les Français qui invitent tout Rome à se rassembler autour du Roi saint, dont sont héritiers les Valois et Bourbons. Le dynamisme des nations permet ainsi l’exercice d’un « soft power » qui rejoue les rivalités européennes dans la sphère publique et dans la monumentalité de la Cité éternelle ; car si l’expression « soft power » est d’ordinaire employée pour décrire des phénomènes du xxe et xxie siècle, les festivités, le mécénat, les palais ou encore la mise en scène du pouvoir et des communautés, en sont bien des manifestations fortes à l’époque moderne.
Fosi Irene, « Roma patria comune ? Foreigners in Early Modern Rome », dans Burke Jill et Bury Michael, Art and Identity in Early Modern Rome, Aldershot, Ashgate, 2008, pp. 27-43.
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