Littérature et migrations aux frontières de l'Europe

Résumé

En étroite relation avec les phases historiques de fermeture et d’externalisation des frontières européennes depuis le dernier quart du xxe siècle, une production littéraire dense en explore les effets dans l’expérience des personnes migrantes. Cette production essaimant dans des genres variés se répartit principalement entre fictions et récits documentaires, touchant aussi à l’essai et à la poésie. L’un des enjeux principaux réside dans la transformation des représentations et la construction d’un récit alternatif aux éléments de langage martelés par les discours politiques. Questionner l’établissement de frontières matérielles et symboliques permet de dévoiler et de remettre en question l’inégalité ainsi instaurée entre les vies humaines, en plaçant, avec les moyens propres à la littérature, la question de la reconnaissance de l’autre et de l’accueil au centre du propos.

Tu ne traverseras pas le détroit, de Salim Jay (Mille et une nuits, 2001)
Tu ne traverseras pas le détroit, de Salim Jay (Mille et une nuits, 2001)

La production littéraire sur des migrations acculées à l’irrégularité par les réglementations européennes est scandée par leurs durcissements successifs et les tragédies provoquées. Le récit d’immigration laisse place à celui du voyage « clandestin » et de la confrontation à la clôture des frontières. Fictions et témoignages montrent, chacun à leur manière, comment barrages matériels et discours politiques différencient ceux qu’ils ne concernent pas de ceux qui s’y heurtent et en meurent trop souvent. C’est cette scission entre vies anonymes en surplus et vies dignes d’être racontées que les œuvres littéraires travaillent à questionner et subvertir.

Répondre à l’érection de l’Europe forteresse

Le développement d’une littérature consacrée aux histoires des personnes migrantes en situation irrégulière suit les phases de l’illégalisation croissante de leurs mobilités. Il en souligne les moments-clés, les phases critiques et les impasses tragiques.

Dès les lois Stoleru ouvrant en France une phase de restrictions continues du droit au séjour, Chaîne (1974) de Saïdou Bokoum retrace la relégation des immigrés subsahariens. Après le premier charter des « 101 Maliens » renvoyés vers leur pays de départ en 1986, Didier Daeninckx écrit son polar Lumière noire (1987). Aminata Sow Fall raconte dans Douceurs du bercail (1998) l’expérience brutale de la zone de rétention de Roissy par une intellectuelle sénégalaise. Lorsqu’au tournant du siècle explose le phénomène des traversées maritimes dites clandestines, toute une production romanesque s’attache, de part et d’autre de la Méditerranée, à l’aventure des harragas ou « brûleurs de frontières » (Ill. 1). Des œuvres marquantes relaient deux épisodes cruciaux. D’une part, les assauts désarmés aux barrières de Ceuta et Melilla (en septembre 2005, quelques centaines de personnes forment une « marée du désespoir » en tentant d’escalader ces barrières), relatés notamment dans Trois femmes puissantes (Prix Goncourt 2009) de Marie NDiaye et Samba pour la France (2011) de Delphine Coulin. D’autre part, le « mouvement des pirogues » au Sénégal (à partir de mars 2006, de nombreux jeunes sans perspective prennent la mer vers les Canaries sur des pirogues de pêcheurs, au prix de grands dangers), dont Mbëkë mi (2008) d’Abasse Ndione et La Quête infinie de l’autre rive (2011) de la poète Sylvie Kandé appuient la dimension épique. Quant à Eldorado (2006) de Laurent Gaudé et Le Candidat (2011) de Frédéric Valabrègue, ils réinscrivent les épreuves de traversée de la mer ou du désert dans l’universelle condition humaine. Alors qu’en 2015 la « crise des migrants » est mise sur le devant de la scène par les pouvoirs politiques, d’autres fictions préfèrent explorer la relation entre hôtes et déplacés, comme À ce stade de la nuit (2015) de Maylis de Kerangal, Silence du chœur (2017) de Mohamed Mbougar Sarr, Gehen, ging, gegangen (2015) de Jenny Erpenbeck ou le puissant roman du Turc Hakan Günday, Encore (2015), dont le narrateur est un adolescent trafiquant d’êtres humains.

Des uchronies – Le Retour de l’éléphant (2003) d’Abdelaziz Belkhodja ou Aux États-Unis d’Afrique (2006) d’Abdourahman Waberi – s’emparent du trope colonial d’une invasion migratoire inversée, Tahar Ben Jelloun rappelant dans Partir (2006) qu’en 1951, des hommes ont échappé aux persécutions franquistes en traversant clandestinement le détroit de Gibraltar vers le Maroc. La bande dessinée (Alfred et David Chauvel, Paroles sans papiers, 2007), le roman graphique (Charles Masson, Droit du sol, 2009), la littérature jeunesse (Issa Watanabe, Migrants, 2019), le cinéma s’emparent de ces récits. Adapté en film par Olivier Nakache et Éric Toledano, Samba (2014) atteint sans doute le grand public, mais au prix d’un propos édulcoré centré sur l’idylle entre une Française et l’immigré sans-papiers.

Passages et situations de frontière

Dans Douce France (2007), Karine Tuil met en scène une écrivaine se laissant « arrêter par erreur avec des immigrés clandestins lors d’un contrôle d’identité sauvage opéré par des policiers en civil », puis enfermer en centre de rétention et « renvoyer » dans un pays « d’origine ». Ayant éprouvé l’envers du monde depuis la perspective des indésirables, elle finit par se faire connaître et retourne à sa vie parisienne. Exclue d’un côté, la narratrice a été enveloppée de l’autre par le pli de la frontière : celle-ci procède d’une démarcation à l’œuvre dans le tri des corps par l’œil policier. Le roman souligne avec force à quel point définir les « autres » relève d’un geste biopolitique.

La frontière constitue ainsi le lieu et l’enjeu d’un grand nombre de récits, qu’il s’agisse de son franchissement héroïque ou tragique, de lieux-frontières tels des bateaux, des campements, des ghettos, des villes de passage, ou de l’entre-deux liminal, espace-temps incertain piégeant les personnes migrantes lors d’interminables traversées. Les questions de papiers, les démêlés avec l’administration et les autorités, l’exploitation au travail, les conditions de vie précaires voire misérables forment le quotidien d’un enfermement dans la frontière, retracé par Velibor Čolić, entre avancées et stagnation, dans Manuel d’exil (2016) et Le Livre des départs (2020).

Frayer une voie cosmopolitique

Les solidarités transfrontalières ont produit des récits impliqués, des essais poétiques, des collections dédiées ou des projets collectifs intégrant un reversement des droits d’auteur à des associations d’aide aux migrants, selon un format classique (recueil de nouvelles et textes courts) ou un dispositif d’écriture plus original questionnant le partage entre « eux » et « nous ».

Les témoignages d’exilés se répartissent entre prises de parole, récits accompagnés et récits mandatés. Dans Clandestin en Méditerranée (2000) de Fawzi Mellah, le passage de l’écrivain de l’autre côté de la paroi invisible séparant la société ordinaire des exclus forme l’essentiel de l’expérience. Vingt ans après, Taina Tervonen initie, avec Au pays des disparus (2019), un deuil collectif en enquêtant sur les traces de jeunes Africains morts lors de leur traversée. Entretemps, différents témoins auront pratiqué le footstepping (consistant à emprunter le même parcours) auprès de migrants ou accompagné la mise en forme de leurs récits, rapprochant des lecteurs européens les visages singuliers de jeunes aventuriers que discours médiatiques et politiques noient dans la masse indifférenciée et inquiétante des « migrants ».

La tâche poursuivie par l’ensemble de ces récits, fictionnels ou non, est celle qu’Italo Calvino assignait en 1984 à la littérature : « donner un nom à ce qui n’a pas de nom, et spécialement à ce que le langage politique exclut ou cherche à exclure ». « Sur la scène publique », écrivent Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville, « les “éléments de langage” barrent la route aux récits de la migration » : Nathalie Quintane pulvérise ces fragments par un montage en cut-up dans Les Enfants vont bien (2019) ; Violaine Schwartz, avec Papiers (2019), orchestre pour la scène un recueil de récits de réfugiés. Quand Youssouf Amine Elalamy rassemble poétiquement les traces éparses de naufragés dans Les Clandestins (2001), Khalid Lyamlahy, avec Évocation d’un mémorial à Venise (2023), prend le double deuil de la solidarité humaine et d’un jeune exilé noyé sous les yeux de badauds indifférents. Anguille sous roche (2016) d’Ali Zamir fait entendre la voix rageuse engloutie d’une jeune Comorienne en quête d’avenir. Dans un roman drolatique et endiablé permettant de saisir la profondeur et la variété des motivations au départ, Loin de Douala (2018), Max Lobé fait exploser les clichés misérabilistes sur l’aventure migratoire.

Déconstruire les stéréotypes, contrer les discours d’exclusion, partager les expériences et susciter l’empathie grâce à l’identification, faire jouer les perspectives, entendre la multiplicité des langues et des voix : les œuvres nées du refus de l’Europe forteresse déploient les formules variées d’une poétique impliquant le lecteur dans un « cosmopolitisme de l’agir, résolument horizontal ».

Bibliographie

Cosnay Marie, Potte-Bonneville Mathieu, Voir venir. Écrire l’hospitalité, Paris, Stock, 2019.

Coutinho Ana Paula, Outeirinho Maria de Fátima, Domingues de Almeida José, Passages et naufrages migrants. Les fictions du détroit, Paris, L’Harmattan, 2012.

Hugon Claire, Lire les sans-papiers. Littérature jeunesse et engagement, Paris, Éditions CNT-RP, 2012.

Mazauric Catherine, Mobilités d’Afrique en Europe. Récits et figures de l’aventure, Paris, Karthala, 2012.

Schneider Anne, Brinker Virginie, « Poétiques et enjeux d’un cosmopolitisme transmigratoire », Çédille, Revista de estudios franceses 21, 2022, p. 139-160 


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