Pourquoi Milan ? Un choix stratégique et politique
Milan est centrale dans les réseaux de communication fluviaux et terrestres de la plaine du Pô, et se tourne vers les régions alpines et au-delà. Au iiie siècle, les empereurs y sont présents de manière sporadique pour contrer les incursions des Alamans en Italie et pour défendre Rome. Dans les années 240-270, le nord de l’Italie retrouve ainsi son importance stratégique et un dynamisme économique dû à la cour impériale et la présence des armées.
L’importance de Milan croît également avec la réorganisation des structures administratives de l’empire à partir de l’époque tétrarchique. Elle devient ainsi le siège permanent du préfet du prétoire, aux fonctions désormais régionales et aux pouvoirs étendus dans le domaine fiscal comme judiciaire, ainsi que de son subordonné, le vicaire de l’Italie, chargé d’administrer l’Italie annonaire (au nord de l’Arno). C’est aussi le siège du gouverneur de l’Emilie-Ligurie, au niveau plus restreint de l’administration provinciale. Devenu Auguste aux côtés de Dioclétien en 286, Maximien choisit Milan comme résidence impériale, d’où il gouverne la partie occidentale de l’empire. Avec l’empereur mais aussi les hauts fonctionnaires, c’est tout un appareil bureaucratique civil et militaire (le Comitatus) qui s’installe.
Dans le cadre tétrarchique, Milan occupe une fonction symbolique de cohésion. Le Panégyrique qu’un orateur gallo-romain (le Pseudo-Mamertin) dédie à l’empereur Maximien célèbre ainsi, en 291, l’unité des Augustes qui se rejoignent dans la ville à ce moment. En 313 y sont célébrées les noces de Licinius (Auguste de 308 à 324), nouveau maître de l’Orient, avec Constance, sœur de l’Auguste d’Occident Constantin (306-337). La liberté de culte fait l’objet cette même année d’une constitution impériale émise depuis la ville et appelée « l’édit de Milan ».
Par la suite, la présence impériale est discontinue : si Constance II est le premier empereur à s’y établir durablement après 350, ce sont surtout les dynasties valentinienne (364-392 et 425-455) et théodosienne (392-423) qui font de Milan leur capitale en Occident.
La fabrique urbaine et sociale d’une capitale
Dans les vers qu’Ausone, poète et grand fonctionnaire impérial, consacre à Milan dans son Ordo urbium nobilium (fin du ive siècle), la ville est célébrée à l’égal d’une capitale : ses nouvelles fonctions ont entraîné son renouveau urbain (ill. 1).
L’enceinte est étendue à l’époque de Maximien (ill. 2), ce qui permet d’inclure à l’Est les thermes d’Hercule. Ceux-ci adoptent le schéma des grands thermes impériaux comme à Trèves, l’autre grande résidence impériale en Occident. À l’Ouest se trouve le quartier impérial, dont la localisation précise fait toujours débat. Il ne s’agit sans doute pas d’un édifice unitaire, mais plutôt d’un ensemble de structures de nature polyfonctionnelle, hérité du modèle du palais impérial de Rome. S’y trouvent ainsi la résidence de l’empereur, mais aussi des monuments de représentation comme le cirque érigé alors, l’un des plus grands de l’époque tétrarchique (470 m sur 86 m). Un Mausolée impérial (actuellement sous l’église San Vittore al Corpo) a sans doute accueilli les sépultures de membres de la dynastie valentinienne, notamment Valentinien II (375-392), mort prématurément à Vienne. La Monnaie, dont l’activité reprend en 352 avec des périodes d’inactivité, constitue aussi un bâtiment important. Au nord de la ville, un vaste entrepôt (un horreum), situé à proximité de la voie reliant Milan aux régions rhénanes et danubiennes, est destiné au stockage de denrées alimentaires pour les troupes (l’annone militaire).
Dans ce cadre, une aristocratie milanaise s’affirme progressivement. Les nombreuses et riches résidences aristocratiques qui parent la ville, selon Ausone (Ordo, V), reflètent les goûts d’une élite cultivée. Différents groupes – Romains, Pannoniens, Gaulois (Ausone, Hesperius, Flavius Syagrius) ou encore Espagnols, mais aussi militaires barbares – dominent la scène milanaise, selon les empereurs au pouvoir. Certains membres de cette élite accèdent également aux plus hautes charges. Parmi les aristocrates influents, la figure de Sextus Claudius Petronius Probus (v. 328-390) est particulièrement notable : originaire de Vérone, ce sénateur romain fut consul en 371, puis préfet du Prétoire (Illyricum, Afrique et Italie) de 368 à 375 et de 380 à 383. Flavius Mallius Theodorus est quant à lui préfet des Gaules en 382, puis consul en 399.
La Milan d’Ambroise (374-397) : une capitale chrétienne
Dans la mesure où l’empereur réside dans la ville, le siège épiscopal de Milan devient un enjeu important, également intégré dans les débats théologiques relatifs à la Trinité et à la nature du Christ. Après Denys, déposé lors du concile de Milan réuni par Constance II en 355, puis Auxence (355-374), Ambroise, alors gouverneur (consularis) de la province d’Emilie-Ligurie est élu évêque (ill. 3). Sa personnalité en fait une figure majeure, au point de parler d’une « Milan ambrosienne » pour les années de son épiscopat (374-397).
Ambroise affirme son rôle de défenseur de l’orthodoxie face à l’arianisme. Cette branche du christianisme a été condamnée lors du concile de Nicée (325), qui rejette la doctrine d’Arius concernant l’organisation de la Trinité et la surbordination du Christ, considéré comme une créature du Père. Les ariens ont dirigé l’Église milanaise sous Auxence, et sont encore puissants grâce au soutien de l’impératrice Justine, mère de Valentinien II. Ambroise conteste par exemple l’ordre de livrer aux ariens l’une des basiliques milanaises, en 386. Il est également un interlocuteur incontournable pour les empereurs, notamment Valentinien II et Théodose Ier (379-395). Il s’oppose à eux pour défendre la position des chrétiens face aux Juifs et aux païens.
C’est aussi Ambroise qui met en place une politique de constructions pour garantir la protection spirituelle de la cité chrétienne (ill. 1). L’ensemble épiscopal, au cœur de la ville, avec baptistère et basiliques, reste sujet de débats. Sont archéologiquement connus le baptistère de San Giovanni alle Fonti (où, en 387, Ambroise baptise Augustin, futur évêque d’Hippone), le plan de la basilique Nouvelle (attribuée à Auxence et identifiée à la cathédrale du Saint-Sauveur devenue par la suite Sainte-Thècle) et le bassin du baptistère de San Stefano. À cela s’ajoutent quatre basiliques hors les murs : la basilique des Martyrs (Sant’Ambrogio), construite entre 379 et 386, la basilique de tous les saints Prophètes et Confesseurs (San Dionigi), la basilique des Vierges (San Simpliciano) et la basilique des Apôtres (San Nazaro). Ce dernier édifice est construit à mi-chemin de la rue portiquée, vraisemblablement construite sous Gratien, qui monumentalisait la route vers Rome. Ambroise promeut également le culte des saints et des martyrs, dont il fait venir ou découvre miraculeusement les reliques, à l’instar de Gervais et Protais en 386.
Si Milan devient indéniablement une métropole chrétienne au ive siècle, elle perd son statut de capitale en 402 : menacée par les Wisigoths d’Alaric, la cour impériale se transfère cette année-là à Ravenne. En 452, la ville est mise à sac par Attila, entamant ainsi un lent déclin de plusieurs siècles, jusqu’à sa renaissance au Moyen Âge central.
Milano capitale dell’impero romano, 286-402 d.c., Catalogue de l’exposition de Milan, Palazzo Reale, 24 janvier-22 avril 1990, Milan, Silvana, 1990.
Boucheron, Patrick, La trace et l’aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (ive-xvie siècles), Paris, Seuil, 2022.
Arslan Ermanno A., Sena-Chiesa Gemma (dir.), Felix temporis reparatio. reparatio : atti del Convegno "Milano capitale dell’Impero romano", Milano, 8-11 mars 1990, Milan, Edizioni ET, 1992.
Ménard, Hélène, Maintenir l’ordre à Rome (iie-ive siècles), Paris, Champ Vallon, 2004.
Reboul Jean-Pierre, « Les capitales impériales en Occident dans l’Antiquité tardive : éléments de définition et étude de cas », dans Brunet, Olivier, Sauvin Charles-Edouard (dir.), les marqueurs archéologiques du pouvoir, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2012, p. 259-285.