Aux origines d’une vie de dépouillement vouée à Dieu
Marie est née à Nivelles (Brabant) vers 1177 dans une famille aisée, sensible à la spiritualité cistercienne et à ses idéaux de simplicité. Elle est mariée jeune à un de ses concitoyens, Jean. Très vite, le couple fait le choix de la chasteté, renonce aux richesses matérielles et s’engage au service d’une léproserie située à Willambroux, dans le faubourg de Nivelles. Dans ce lieu où elle séjourne une quinzaine d’années (vers 1193-1207), Marie débute ses mortifications (des souffrances qu’elle s’impose pour faire pénitence) et connaît de premières révélations mystiques, prémices de la radicalité de sa vie ultérieure. Elle y éprouve déjà les trois valeurs qui façonneront sa vie : dépouillement, pénitence et contemplation. Dirigé par le prêtre Guy, son beau-frère, cette léproserie semble avoir été au tournant des xiie et xiiie siècles un foyer propice au mouvement des mulieres religiosae, ces femmes désireuses de vivre activement leur foi – dans le cadre de leur maison ou de communautés semi-religieuses – en marge des structures ecclésiastiques établies.
Vers 1207, Marie quitte Willambroux pour s’établir au prieuré Saint-Nicolas d’Oignies, à l’ouest de Namur, près duquel se trouvait une communauté de type béguinal. Ces groupements de femmes, le plus souvent célibataires ou veuves, aspiraient à pratiquer, dans un cadre autonome, souple et égalitaire, leur foi chrétienne d’une manière concrète et personnelle. Marie n’intègre pas ce cénacle féminin, mais s’installe dans une cellule attenante à l’église du prieuré. Son statut n’est pas celui d’une recluse et sa liberté de mouvement étonne : elle déambule dans l’église de jour comme de nuit, sillonne les campagnes environnantes, retourne parfois à Nivelles, se rend en pèlerinage dans des sanctuaires voisins. Si elle ne prête aucun vœu religieux, elle témoigne d’une docilité et d’un respect presque absolu à l’égard des prêtres. Sa réputation grandit, et c’est vraisemblablement la rumeur de ses expériences mystiques qui amène l’universitaire parisien Jacques de Vitry à venir la visiter en 1208. La rencontre, décisive, persuade ce dernier de s’établir comme chanoine à Oignies en 1211, où il devient le confident de Marie.
Un quotidien marqué par les mortifications corporelles et la contemplation mystique
À Oignies, Marie partage son quotidien entre les prières, la méditation, l’assistance aux offices et le travail manuel (surtout le tissage), occupations auxquelles s’ajoutent des entrevues ponctuelles avec des visiteurs en quête de conseils, et une propension à veiller les infirmes et les mourants. La jeune femme sait lire et écrire, montrant par ailleurs un intérêt pour l’interprétation des Écritures. Si elle conserve des biens en propre sa vie durant – et peut-être même une servante –, elle aspire constamment à la sobriété, dans le vêtement comme dans son régime alimentaire, proche du végétarisme et dont le vin est exclu. Ses fréquentes pénitences, qualifiées d’excès par Jacques de Vitry lui-même et critiquées par d’autres, ont impressionné ses contemporains. Testant son corps jusqu’à l’insupportable, Marie va jusqu’à jeûner 40 jours ; elle rechigne à dormir et multiplie les veilles, se scarifie et s’inflige une discipline ou des exercices éreintants, comme cette prière impliquant 1100 génuflexions sur la journée. Si ces mortifications récurrentes trahissent sans doute des troubles psychologiques, Marie semble chercher par leur intermédiaire à se dégager des contingences corporelles et à imiter le Christ, expérimentant dans sa propre chair la souffrance éprouvée par Jésus lors de sa passion. Cette quête de fusion sensorielle et spirituelle avec le Christ, parfois présenté non sans métaphores amoureuses comme l’Époux, est un trait partagé avec d’autres mystiques du xiiie siècle. Parallèlement, il n’est pas exclu que Marie ait été profondément marquée par le concept théologique de Purgatoire, élaboré au temps de sa prime jeunesse (vers 1170), la rectitude forcenée de ses comportements pouvant dès lors résulter de l’angoisse de ne pouvoir accéder au Paradis.
Marie, cependant, apparaît avant tout comme une pure contemplative, constamment tournée vers l’invisible. Dans son récit, Jacques de Vitry lui prête de nombreuses facultés paranormales (prédiction, clairvoyance, prophétie, « esprit de science ») et lui attribue de fréquentes visions impliquant Jésus, la Vierge Marie ou les saints, avec lesquels elle converse. C’est probablement cette aptitude à discerner l’autre monde qui fascina le plus ses proches, de même que ses discours parfois incohérents, paraissant relayer directement des propos divins. Ces dons de medium expliquent qu’elle fut régulièrement consultée à la fin de sa vie, tant par des personnages de haut rang, comme l’évêque Foulques de Toulouse, que par des individus en quête de guérison.
Marie d’Oignies, modèle d’un nouveau rapport à Dieu
Affaiblie par ses privations, Marie meurt à l’âge de 36 ans environ, le 23 juin 1213, date qui deviendra le jour de sa fête liturgique. Bien qu’elle n’ait jamais été canonisée, un culte local se développe à Oignies (ill. 1). Le fameux trésor d’Oignies – constitué d’orfèvreries et d’ornements liturgiques du xiiie siècle – est réuni dans les décennies qui suivent sa mort afin de rehausser le prieuré auréolé par la vie et la sépulture de la bienheureuse. Par ailleurs, la Vita composée par Jacques de Vitry entre 1213 et 1216 connut un grand succès en Europe. Récit hagiographique en latin, atypique par son réalisme et sa tonalité personnelle, il éclaire la brève existence de Marie (ill. 2) et promut, surtout dans les cercles lettrés, sa renommée tragique.
À travers la destinée de Marie, Jacques de Vitry, prédicateur hors pair et futur cardinal,
livre un témoignage exceptionnel sur la spiritualité du xiiie siècle et la genèse du mouvement béguinal dans le pays de Liège et en Brabant. Avec d’autres théologiens, il perçut que de simples fidèles, femmes et laïques de surcroît, pouvaient désormais servir de modèles et de messagers du Salut, incarnant une authentique sainteté, à l’instar des clercs ou des moines. Marie ne fut pas la seule femme à explorer ces nouvelles expériences religieuses, mais sa renommée fut prodigieusement servie par le talent littéraire de son biographe et la précision de ses descriptions. Elle apparaît dès lors comme l’archétype de ce que furent les béguines avant leur institutionnalisation dans les années 1240, et leur cantonnement dans des espaces semi-clos (les béguinages) (ill. 3). Elle illustre la genèse de ce mouvement spirituel majeur qui se déclina sous des formes multiples en Occident, proposant aux femmes, huit siècles durant, un mode de vie apostolique, et relativement autonome, en dehors du mariage ou du couvent. Figure majeure du mysticisme féminin, Marie témoigne aussi de l’histoire de la spiritualité occidentale, illustrant l’élargissement des modèles de sainteté qui s’opère, l’intériorisation croissante de la morale chrétienne et la possibilité d’un rapport plus personnel des fidèles avec Dieu, prélude à « l’éveil de la conscience individuelle » (Marie-Dominique Chenu).
Mulder-Bakker, Anneke (dir.), Mary of Oignies, Mother of Salvation, Turnhout, Brepols, 2006.
Huygens, Robert B. C., Iacobus de Vitriaco, Vita Marie de Oegnies. Thomas Cantipratensis Supplementum, Turnhout, Brepols, 2012.
von der Osten-Sacken, Vera, Jakob von Vitrys Vita Mariae Oigniacensis. Zu Herkunft und Eigenart der ersten Beginen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2010.
De Vriendt, François, «Comme une escarboucle au milieu d’autres gemmes». Une vie hors normes: Marie d’Oignies (ca. 1177-1213), dans Toussaint, Jacques, Actes de la Journée d’étude « Hugo d’Oignies. Contexte et perspectives », Namur, Société archéologique de Namur, 2013, p. 104-121.
De Vriendt, François, La bienheureuse Marie d’Oignies (vers 1177-1213). Une vie qui « dépassait la raison », dans Devos, Julien, Descatoire, Christine (dir.), Merveilleux trésor d’Oignies. Éclats du XIIIe siècle. Catalogue de l’exposition présentée au Musée de Cluny. Musée national du Moyen Âge, Paris, Éditions Musée de Cluny, Faton, 2024, p. 14-20.