Un nouvel empereur pour une nouvelle politique religieuse en Orient (379-381)
Empereur romain de 379 à 395, Flavius Theodosius serait né à Cauca (aujourd’hui Coca en Espagne), communément localisée dans la province romaine tardive de Galice, le 11 janvier 347. On ne sait que bien peu de sa vie avant qu’il n’occupât son premier commandement militaire – comme dux de la province de Mésie première (principalement en Serbie actuelle) autour de 373/4 –, sinon qu’il aurait servi sous son père, probablement vers 368/9, alors que celui-ci avait été envoyé rétablir l’ordre dans l’île de Bretagne en qualité de comte des affaires militaires (comes rei militaris). Portant le même nom que son fils, ce dernier était lui aussi (probablement comme son propre père, un certain Honorius dont on ne sait strictement rien) originaire de la péninsule ibérique. Théodose l’Ancien mena une brillante carrière militaire, et ses succès au-delà de la Manche lui valurent d’être nommé maître de la cavalerie (magister equituum) par Valentinien Ier (364-375) à son retour sur le continent. C’est à ce titre qu’il dirigea des campagnes sur le Rhin et sur le Danube au cours des années 369-372, contre les Alamans, les Alains et les Sarmates, avant d’être envoyé en Afrique en 373 pour mater la révolte de l’usurpateur maurétanien Firmus (†374).
Pour des raisons inconnues, peut-être devenu dérangeant pour la famille impériale du fait de ses nombreuses victoires militaires, il fut exécuté entre la fin de 375 et le début de 376. Avant sa mort, il est possible qu’il ait demandé à recevoir le baptême à Carthage. À sa mort, son fils et probablement tous ses proches se retirèrent dans les propriétés familiales en Espagne. Le futur souverain ne sortit de cette retraite prématurée qu’après le 9 août 378, lorsque l’empereur Gratien (367-383) rappela le fils du plus célèbre général de son père Valentinien Ier : il lui demanda de prendre le commandement des troupes de son oncle Valens qui venait de périr sur le champ de bataille, à Andrinople (378).
Après quelques semaines de combats favorables contre les Goths et leurs alliés, Théodose fut officiellement nommé co-empereur à Sirmium (Sremska Mitrovica, Serbie) le 19 janvier 379 par Gratien lui-même. À cette date, la collégialité dans les fonctions augustales n’avait rien de nouveau, celle-ci remontant aussi loin que le règne de Marc Aurèle (161-180) et Lucius Verus (161-169). Il est traditionnellement admis que cette élévation fut mûrement réfléchie, mais il est aussi possible qu’on n’eut d’autre choix que de reconnaître celui que ses troupes avaient l’intention de reconnaître comme Auguste. Théodose se vit alors confier le territoire couvert par la préfecture du prétoire d’Orient, de même que, jusqu’à la fin de l’année suivante, les diocèses de Dacie et de Macédoine, jetant ainsi les fondements d’une préfecture du prétoire centrée sur l’Illyricum oriental (ill. 1). Quelques semaines plus tard, Théodose quitta Thessalonique pour s’établir à Constantinople. Il allait y séjourner pendant les sept années à venir, devenant ainsi le premier souverain depuis Constantin à y habiter pour une aussi longue durée. En amont de ce déménagement, il présenta les grandes lignes de sa politique religieuse, en totale rupture avec celle de Valens, à travers le texte désormais connu sous le nom d’Édit de Thessalonique. Promulgué le 28 février 380, il y annonçait que seule la forme nicéenne du christianisme serait désormais tolérée à Constantinople, au grand dam des ariens qui disputaient alors aux nicéens le siège épiscopal. Il ne fut donc pas question de proclamation d’une religion officielle d’État, comme on peut parfois le lire.
Plusieurs facteurs peuvent être considérés pour expliquer cette prise de position : le fait que Théodose soit originaire d’une partie de l’Empire qui n’avait été que peu touchée jusque-là par l’arianisme, l’orientation religieuse de l’Auguste sénior Gratien, ou encore celle de l’évêque de Thessalonique, A(s)cholius, déjà influent auprès de Théodose. Cette décision, qui allait marquer profondément la suite du règne de ce dernier, fut justement confirmée lorsqu’il reçut en 380 le baptême des mains du chef de l’Église de Thessalonique, alors qu’il se croyait à tort à l’article de la mort en raison d’un mal qui le terrassait. Dès qu’il fut rétabli, il se mit en route vers sa nouvelle résidence, dans laquelle il entra triomphalement le 24 novembre. Ses premières mesures visèrent à rétablir l’ordre dans les affaires ecclésiastiques, mettant ainsi un terme à plus de 40 ans de prépondérance arienne dans la capitale. Le concile œcuménique de Constantinople I, réuni de mai à juillet 381, eut cependant un succès mitigé, notamment du fait de l’absence des Occidentaux. Certes, le christianisme nicéen fut élevé au rang de foi par excellence, mais d’autres questions traitées – comme le deuxième rang d’honneur accordé à Constantinople dans la hiérarchie ecclésiastique – ne furent pas acceptées par tous.
Gouverner : du « problème gothique » à la succession de Gratien (381-387)
L’importance prise par les questions religieuses n’éclipsa pas pour autant les deux missions premières de Théodose : le rétablissement de l’ordre romain dans la péninsule balkanique, et le maintien de la dynastie en place dans la partie orientale de l’Empire.
Il se consacra pleinement à la première de ces tâches jusqu’à ce qu’une solution viable fût trouvée. Le vieux chef goth Athanaric († 381) qui avait déclenché une guerre civile au sein de sa propre nation, celle-là même qui était à l’origine du désastre d’Andrinople, se voyait maintenant demander l’aide de l’Empire dans la résolution du conflit intestin. Décédé pendant son séjour à Constantinople, Théodose offrit à Athanaric des funérailles royales et initia ainsi le processus de réconciliation avec la majorité des Goths. Un traité signé le 3 octobre 382 leur permettait un établissement sur le territoire de l’Empire en tant que nation indépendante, en échange d’un engagement militaire permanent. Cet accord fut généralement perçu, dès l’Antiquité tardive, comme le début de la « barbarisation » de l’armée romaine régulière. Pourtant, l’inclusion de populations non romaine en son sein était un phénomène plus ancien : pour le règne de Théodose, il suffit de mentionner les cas du Franc romanisé Bauto et de son fils Arbogast, qui déjà en 380, et peut-être même avant, occupaient respectivement les fonctions de maître de la milice (magister militum) et de comte des affaires militaires.
En Occident, Gratien, peu intéressé (selon l’historiographie) par les affaires de l’État, tout en s’efforçant de paraître moins sévère que son père dans le domaine judiciaire, avait tout pour plaire à l’ordre sénatorial. Pour autant, il finit par se mettre une partie de celui-ci à dos, en favorisant trop les chrétiens dans l’accès aux plus hautes fonctions. C’est dans ce contexte de défiance, et alors que les Alamans s’agitaient en Rhétie (en partie Tyrol et Bavière actuels), que Magnus Maximus ou Maxime (383/4-388), comte des affaires militaires posté en Bretagne, traversa la Manche avec ses troupes au printemps 383. Le 25 août, un de ses officiers assassina Gratien à Lyon. Le 19 janvier précédent, sentant peut-être le vent tourner, Théodose avait élevé son fils Arcadius, âgé de seulement 5 ou 6 ans, au rang d’Auguste (383-408). Après l’assassinat, Théodose se présenta rapidement comme le protecteur de Valentinien II, le demi-frère de Gratien, qui n’avait alors que 11 ou 12 ans et qui portait aussi le titre impérial (375-392). Il y eut quelques échauffourées, mais la guerre fut évitée de justesse grâce à une partition négociée du pouvoir impérial en Occident : Maxime se voyait remettre dès 384, en compagnie de son fils Flavius Victor (384-388), le contrôle des diocèses des Bretagnes, des Gaules et des Espagnes ; Valentinien II recevait ceux d’Italie, d’Afrique et des Pannonies, avec le rang d’Auguste sénior – mais seulement en théorie.
Le pacte fut brisé dès 387, lorsque Maxime s’empara de l’Italie. Valentinien n’eut d’autre choix que de se réfugier à Thessalonique, où Théodose le rejoignit en septembre. Peu satisfait des tendances ariennes du jeune Auguste, mais davantage inquiet par le coup de force en cours, il décida d’appuyer à nouveau son protégé. Veuf depuis peu, Théodose scella leur alliance par un mariage avec la sœur de Valentinien, Aelia Galla, de laquelle il eut rapidement une fille, Galla Placidia. L’Orient était alors en proie à de violentes manifestations de mécontentement populaire contre des mesures fiscales (Antioche en 387) ou défavorables aux païens (Alexandrie la même année), voire aux ariens (Constantinople en 388). Une telle politique religieuse n’empêcha cependant pas Théodose d’avoir des tenants du polythéisme dans son entourage, par exemple Thémistios. À ces contestations s’ajoutait l’abandon des prétentions romaines sur l’Arménie. C’est d’ailleurs dans ce contexte de médiation avec la Perse sur la question arménienne qu’en 383 entra en scène Stilicon, fils d’un officier de cavalerie de Valens d’origine vandale. Alors qu’il n’était encore qu’un tribun militaire, il se vit récompensé pour son action diplomatique par l’octroi de la main de Serena, nièce et fille adoptive de l’empereur, ainsi que par son élévation au rang de comte en 384. Il n’était pas encore général quand Théodose mena ses armées contre Maxime, en juillet 388, forçant ainsi son rival à se rendre avant de l’exécuter. Arbogast, qui avait été affecté à la protection de Valentinien depuis 383 et qui avait remplacé son propre père (mort avant 388) comme maître de la milice, élimina Flavius Victor dans la foulée.
Théodose, maître de l’Empire et fondateur d’une nouvelle branche dynastique (387-395)
L’organisation du pouvoir qui s’imposa dès lors apparaît parfaitement sur le missorium fabriqué en 388/9 pour commémorer les dix années du règne de Théodose (ill. 2). Ce dernier se trouve effectivement au centre du « tableau », représenté plus grand que les deux autres souverains impériaux, même si Valentinien, qui se trouve sur sa gauche, est paré des attributs d’un Auguste sénior ; quant à Arcadius, de taille plus petite encore, il se tient sur sa droite. De 388 à 391, Théodose s’établit à Milan afin de rétablir l’ordre en Occident, reléguant Valentinien à Trèves. Il ne l’invita même pas à participer à sa visite à Rome, en juin-août 389, alors qu’il fit venir de Constantinople son fils Honorius âgé de seulement 4 ans. Pendant son séjour milanais, Théodose se retrouva à plusieurs reprises en situation délicate face à Ambroise, l’évêque local : en 388, après que l’empereur imposa à l’évêque de Callinicum (en Orsoène, actuelle Raqqa en Syrie) de dédommager la communauté juive pour l’incendie de leur synagogue par des chrétiens ; en 389, lorsque des sénateurs demandèrent à Théodose d’abroger des mesures contre l’autel de la Victoire et les vestales, ce qui n’était pas pour plaire aux chrétiens de Rome ; en 390, dans la suite d’un massacre survenu à Thessalonique, alors qu’une foule réputée chrétienne s’en est prise aux représentants du pouvoir impérial, entraînant de facto une réaction forte des forces en charge de l’ordre public. Malgré les concessions qui ont pu être faites à l’évêque et un possible durcissement ultérieur de sa politique religieuse (aucunes représailles après la destruction du Séparéum d’Alexandrie en 391, multiplication des mesures anti-païennes), Théodose demeura tout de même le seul véritable maître de son Empire. La nomination de païens notoires à des postes clés le démontre : Nicomaque Flavien (père) à la préfecture du prétoire d’Italie, Afrique et Illyricum à partir de 390 ; Symmaque et Flavius Eutolius Tatianus comme consuls pour 391, ce dernier occupant également la fonction de préfet d’Orient entre 388 et 392.
Théodose rentra en Orient à l’été 391. L’année précédente, un obélisque de Thoutmôsis III, qui avait été transporté de Karnak à Alexandrie sous Constance II (337-361), fut rapporté à Constantinople. Il fut érigé dans la spina (espace central, en forme d’estrade, autour duquel les chars tournaient) de l’hippodrome, au-dessus d’un piédestal commémorant non seulement la prouesse technique, mais aussi la chute de Maxime et de son fils ainsi que les victoires sur les peuples barbares (ill. 3 et 4). L’empreinte urbaine de l’empereur sur ce qui était désormais identifié sans équivoque comme la seconde Rome fut particulièrement notable (à Thessalonique aussi) et le forum de Taurus, commencé probablement en 386, en est un bon exemple. Le retour à Constantinople s’accompagna également de l’élévation au sommet de l’État de collaborateurs qui n’avaient occupé que des fonctions subalternes jusqu’ici, ou qui n’avaient intégré le cercle des plus hauts fonctionnaires que pendant le séjour à Milan. C’est notamment le cas de Flavius Rufinus ou Rufin, qui fut maître des offices de 388 à 392, puis préfet du prétoire d’Orient, jusqu’à sa mort en 395. Stilicon, son principal opposant politique, devint quant à lui maître de la milice, probablement affecté à la Thrace – donc à l’armée protégeant l’arrière-pays de Constantinople – en 392. C’est aussi à cette période que l’eunuque Eutrope commença à se faire remarquer, bien qu’il n’occupât pas encore de fonction de premier plan. Tout ce nouvel entourage de Théodose n’était certainement pas pour plaire à ses plus anciens compagnons d’armes, à l’exemple d’Arbogast ; s’il avait été jusqu’ici un fidèle lieutenant, le cantonnement auprès de Valentinien, désormais installé à Vienne, semble avoir fini par le frustrer.
Se considérant comme le véritable maître du territoire qui avait été confié au jeune Auguste, le Franc élimina tous ses contradicteurs puis assassina Valentinien (ou provoqua son suicide) en mai 392. Avec l’appui de quelques sénateurs romains, dont Nicomaque Flavien et son fils homonyme, Arbogast nomma lui-même un nouvel Auguste en août, Flavius Eugenius ou Eugène (392-394). Malgré les appels d’Aelia Galla à venger la mort de son frère, l’initiative d’Arbogast incita Théodose à la plus grande prudence ; tout au plus nomma-t-il un préfet du prétoire concurrent de Nicomaque Flavien. Théodose prit finalement une position claire en janvier 393, en élevant son fils Honorius, âgé de 9 ans, au rang d’Auguste, tout en ne reconnaissant pas le consulat d’Eugène pour la même année. Ce n’est toutefois qu’en mai 394, alors que son épouse venait de mourir en couche, qu’il se mit en route vers l’Occident après avoir confié Arcadius à l’omnipotent Rufin. L’affrontement décisif eut lieu les 5 et 6 septembre à la bataille de la Rivière froide. Eugène fut capturé et décapité, alors qu’Arbogast et Nicomaque Flavien père se suicidèrent. La direction des opérations était revenue à Flavius Timasius, généralissime au service de la couronne impériale déjà sous Valens, et à Stilicon, élevé au rang de maître de la milice pour Constantinople (magister utriusque militiae praesentalis). Après la victoire, Théodose se rendit à Milan où Honorius l’attendait. Fatigué et malade, il décéda le 17 janvier 395, laissant son Empire réunifié aux appétits sans fin de ceux qui allaient désormais se présenter comme les régents de ses deux fils.
Dagron, Gilbert, Naissance d'une capitale. Constantinople et ses institutions de 330 à 451, Paris, Presses universitaires de France, 1984 [1974].
Lançon, Bertrand, Théodose, Paris, Perrin, 2014.
Maraval, Pierre, Théodose le Grand (379-395). Le pouvoir et la foi, Paris, Fayard, 2009.
Ortiz de Urbina, Ignazio, Nicée et Constantinople, 324 et 381. Histoire des concile œcuméniques. Tome 1, Paris, Fayard, 2006 [1963].
Wolfram, Herwig, Histoire des Goths, Paris, Albin Michel, 1990.