La provincialisation de l’Égypte à partir d’Auguste
Après la conquête de l’Égypte en 30 avant J.-C., Octavien transforme l’ancien royaume ptolémaïque (305-30 avant J.-C.) en province impériale. Celle-ci est gouvernée par un chevalier qui porte le titre de préfet et non pas par un sénateur portant le titre de légat d’Auguste propréteur, comme c’est le cas dans la plupart des provinces impériales, sans que cela induise des prérogatives différentes. En effet, comme dans les autres provinces, la justice et la fiscalité sont les principales attributions civiles du gouverneur. Le préfet réside à Alexandrie où il est secondé par plusieurs officiels qui sont également chevaliers.
Géographiquement, la province est subdivisée à deux niveaux : d’abord en quatre circonscriptions territoriales nommées épistratégies, dirigées par des officiels de rang équestre, puis en une quarantaine de nomes, dirigées par des stratèges choisis parmi l’élite sociale de la province. Ceux-ci remplissent des fonctions strictement civiles et ne peuvent pas servir dans leur nome d’origine. C’est le stratège qui est le relais local le plus important du gouvernement central et c’est lui qui doit obtenir la coopération des officiels locaux des villes et villages de la province. L’administration de la province a laissé de très nombreuses traces écrites conservées sur papyrus ; elles attestent du haut degré de culture pratique de l’écrit administratif en Égypte.
À partir de 23 après J.-C., l’armée romaine stationnée dans la province compte deux légions, neuf cohortes d’infanterie et trois de cavalerie (en tout environ 15000 hommes). Les soldats sont moins bien intégrés au tissu social égyptien qu’à l’époque ptolémaïque, puisqu’ils sont extérieurs à la province et n’ont pas le droit d’y acheter de la terre durant la durée de leur service. En parallèle à leurs fonctions militaires, ils jouent un rôle civil, en participant à des activités de police, en encadrant le transport du blé sur le Nil ou en supervisant les mines et les carrières de la province.
L’émergence d’une organisation pré-civique dans la province
L’Empire romain des deux premiers siècles de notre ère est couramment décrit dans la bibliographie comme une fédération de cités, de communautés autonomes qui se gouvernent elles-mêmes. Cela permet aux Romains d’administrer un vaste empire avec très peu de personnel administratif. Or, les cités sont peu nombreuses en Égypte, puisque la province n’en compte que trois en 30 avant J.-C. Les différents nomes sont donc dans un premier temps administrés directement par des stratèges nommés par le gouvernement romain de la province et non pas par les élites locales. Mais dès le début de l’époque romaine, l’administration provinciale a mené une politique visant à introduire graduellement des institutions pré-civiques, c’est-à-dire des institutions de gouvernement local dans les villes capitales de nomes (métropoles). Cette politique constitue la principale innovation dans le gouvernement de l’Égypte par rapport à la période ptolémaïque (305-30 avant J.-C.). Grâce à des mesures juridiques et fiscales, les Romains ont peu à peu fait émerger des élites pré-civiques, dont la richesse repose sur la propriété privée de la terre. Dans un premier temps, à partir du milieu du ier s. après J.-C., des magistratures ont été progressivement créées, puis en 200/201 des conseils avec des membres cooptés à vie ont été mis en place dans les métropoles de nomes. Ainsi, les villes de la province ont été dotées d’organes oligarchiques de gouvernement local, à l’imitation des cités qu’on trouve ailleurs dans les provinces hellénophones de l’Orient romain.
Les Romains ont également développé un réseau massif de liturgies pour financer des tâches publiques locales ou pour faire exécuter des travaux d’intérêt général. Dans le cadre d’une liturgie, un individu, choisi au terme d’un processus de sélection, peut ainsi être contraint d’accomplir une tâche, parfois très coûteuse, comme la supervision de bâtiments publics, ou de travailler plusieurs jours pour la collectivité, par exemple pour participer à l’entretien des canaux d’irrigation. Ce système fondé sur la fortune de chacun concerne donc toute l’échelle sociale. Les liturgies les plus coûteuses sont en principe différentes des magistratures mais en pratique, on constate qu’à partir de la fin du iie siècle, les élites locales rechignent à se porter candidates aux magistratures à cause des dépenses qu’elles occasionnent, ce qui met en péril l’autonomie des communautés locales. Si ces difficultés prennent de l’ampleur au milieu du iiie siècle, le système se maintient malgré tout jusqu’à la fin du siècle.
Un maillage territorial et administratif plus précis et plus hiérarchisé au IVe siècle
Comme le reste de l’Empire, l’Égypte connaît une réorganisation administrative de grande ampleur à partir de l’époque tétrarchique (284-305). Celle-ci doit permettre au gouvernement central d’affermir son emprise sur le territoire impérial, notamment pour augmenter le rendement de l’impôt et ainsi mieux défendre les frontières. La province unique du Haut-Empire est divisée en plusieurs provinces, mais ce découpage administratif évolue plusieurs fois durant la première moitié du ive siècle avant d’arriver à une solution stable. Ces provinces égyptiennes font partie de circonscriptions territoriales plus vastes qui émergent progressivement, le diocèse d’Orient et la préfecture du prétoire d’Orient. En 381, l’Égypte devient finalement un diocèse à part entière, composé de quatre provinces égyptiennes et deux provinces libyennes, dirigé par un préfet qui a le rang de vicaire et qui porte le titre honorifique d’Augustalis (Ill. 1). Chaque province est sous l’autorité d’un gouverneur, qui n’a plus que des attributions civiles, principalement judiciaires et fiscales, comme dans le reste de l’Empire. Dans le domaine militaire en revanche et dès l’époque tétrarchique, toute l’Égypte et la Libye sont sous l’autorité d’un seul commandant (dux).
Les gouverneurs sont assistés par un personnel professionnel, les officiales. Ceux-ci sont organisés sur un modèle militaire et divisés en une branche financière et une branche judiciaire. Les effectifs de l’officium des gouverneurs, entre 60 et 80 personnes seulement, sont caractéristiques d’un État pré-moderne. Ces chiffres sont très faibles par rapport à la population de l’Égypte (environ 5 millions d’habitants), de sorte que l’Empire romain tardif ne peut pas être dépeint comme un Empire bureaucratique. C’est dans la présence des unités militaires, plus nombreuses qu’auparavant, dispersées un peu partout sur le territoire, que le gouvernement impérial s’incarne le plus concrètement pour les provinciaux.
Les transformations du gouvernement des cités au IVe siècle
Au niveau local, les nomes perdent leur importance à partir de l’époque tétrarchique (284-305) au profit d’unités territoriales plus petites, les pagi, ce qui donne au pouvoir central une plus grande maîtrise du territoire. Corrélativement, le stratège perd son rôle central dans l’administration locale et les métropoles deviennent de véritables cités, mais les conseils civiques locaux ne fonctionnent plus très bien. Pour y remédier, des postes exécutifs au niveau local sont créés, probablement nommés par les conseils civiques, mais avec une responsabilité directe devant les officiels du gouvernement central. C’est par exemple le cas du logistes (curator civitatis) qui dirige l’exécutif de la cité, et qui est notamment chargé de l’approvisionnement. Parallèlement, les différentes magistratures des trois premiers siècles de notre ère disparaissent une à une au cours du ive siècle. Les membres des élites civiques cherchent de plus en plus à échapper au fardeau de leur condition, à l’échelle locale, qui leur impose de collecter l’impôt, une activité potentiellement lucrative mais risquée. Pour cela, ils essaient d’entrer au service du gouvernement impérial, le plus souvent dans les officia des gouverneurs des provinces d’Égypte. À la fin du ive siècle, les conseils cessent de fonctionner comme des unités administratives et les membres des élites civiques deviennent un réservoir de fonctionnaires impériaux subalternes.
Durant le troisième quart du iiie siècle, l’Empire romain a été menacé dans son existence même. Pour y remédier, le pouvoir impérial a instauré à partir de la Tétrarchie un nouveau type de relations entre l’État et les habitants de l’Empire. L’équilibre augustéen entre les prérogatives du gouvernement impérial et celles des cités et des habitants de l’Empire a été remis en cause, accentuant ainsi la contrainte du pouvoir central sur le corps social.
Bagnall Roger. S. (dir.), Roman Egypt: a history, Cambridge University Press, 2021
Bagnall Roger. S., Egypt in Late Antiquity, Princeton University Press, 1993.
Bowman Alan K., Egypt after the Pharaohs, 332 BC-AD 642 Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1986.
Lewis N., La mémoire des sables. La vie en Egypte romaine, Paris, A. Colin, 1988