Enseigner l’empire colonial sous la Troisième République : photographies et intelligence artificielle

Femme bédouine – Tunisie (Fonds Colbert-EHNE)

Le « fonds Colbert », des projections lumineuses pour capter l’attention des élèves à la fin du 19e siècle

Le « fonds Colbert » est un ensemble de photographies découvertes en 2013 dans les réserves du Lycée Colbert (Paris) par Laurence Giordano, enseignante d’histoire-géographie. Ce fonds rassemble plus de 1800 vues sur verre utilisées durant la Belle Époque par les professeurs d’une école primaire supérieure, des photographies destinées aux élèves mais également aux conférences d’éducation populaire organisées pour les adultes soucieux de s’instruire.

Ces photographies étaient montrées au public par le biais de projections lumineuses, lesquelles connurent un grand succès à la fin du 19e siècle parmi les enseignants qui trouvaient ainsi un moyen innovant pour capter l’attention de leurs élèves. Prenant en compte ce succès, le ministère de l’Instruction publique – sous l’influence du directeur de l’enseignement primaire Ferdinand Buisson (1841-1932) – décida en 1896 de financer un « service de projections lumineuses » permettant aux enseignants de disposer gratuitement du matériel de projection et plaques de verre, parfois accompagnées de notices pouvant être lues durant la projection.

Ill.1. Appareil de projection utilisé lors de conférences populaires organisées par l’instituteur J. Blain, de l’école communale de Saint-Forgeux (Rhône), 1894. Collections du Musée national de l’Éducation, inv.1994.01267. © Réseau Canopé – Musée national de l’Éducation

À la fin du 19e siècle, les enseignants du Lycée Colbert qui projetaient ces photographies avaient pour ambition d’ouvrir les horizons géographiques des élèves bien au-delà du territoire national (seulement 26 % des plaques de verre portent sur la France), en leur montrant principalement les pays d’Europe (35 %) et les territoires de l’empire français (environ 18 %), depuis les vieilles colonies des Antilles jusqu’aux conquêtes plus récentes, en Cochinchine, à Madagascar ou en Afrique de l’Ouest. Dans l’enseignement primaire, les petits Français apprennaient alors à connaître les différentes régions de l’empire à travers une vision positive de la colonisation, vantant les réalisations techniques et la « mission civilisatrice » de la France dans ses colonies.

Faire découvrir aux élèves les représentations de l’Algérie coloniale à la fin du 19e siècle

En tapant le mot clé « Algérie » dans la barre de recherche, le logiciel donne accès aux 71 photographies représentant l’Algérie coloniale, le territoire de l’empire le plus représenté dans le Fonds Colbert. Que voit-on sur ces photographies ? Que nous disent-elles des représentations de l’Algérie dans la société française de la Belle Époque ?

Ill.2. Alger, le port et la ville (Fonds Colbert-EHNE)

À l’image du port d’Alger (Ill.2), le fonds Colbert met en scène les constructions modernes (ports, pontsgaresbarrages) qui sont là pour rappeler aux élèves le rôle modernisateur de la France en Algérie. De même, les cultures agricoles (vignoblesorangerscitronniers) y prennent une place importante pour mieux valoriser les exportations agricoles en métropole réalisées au profit des grands propriétaires européens en Algérie.

Ill.3. Ruelles marchandes de Constantine (Fonds Colbert, EHNE)

Les paysages pittoresques, exotiques et spectaculaires (gorges escarpées et cascades), nombreux dans le fond Colbert, sont une invitation au voyage pour les élèves et les adultes des conférences populaires. Cet attrait pour les paysages exotiques et lointains expliquait le succès des conférences d’éducation populaire, comme le rappelle Alain Corbin dans les conférences de Morterolle (hiver 1895-1896), un ouvrage consacré aux conférences données par un instituteur dans un petit village limousin à la fin du 19e siècle. 

Aux photographies des paysages naturels algériens, il faut ajouter les clichés d’une Algérie pittoresque et touristique : les inévitables oasis du Sud algérien, la culture de l’Aloës près d’Oran, les oliviers centenaires de Sidi Yacoub et les ruelles marchandes de Constantine (Ill.3).

Ill.4. Femmes de la tribu de Biskra (danseuses Ouled Naïl)

Mais le plus étonnant demeure sans doute la représentation des habitants dans le fonds Colbert : ici aucune mise en scène des populations européennes – sans doute trop banales pour les spectateurs. Quant aux populations algériennes, elles sont exposées au regard du public dans un cadre traditionnel : un caïd se dirige vers le photographe, là un Touareg pose sur son chameau ; plus loin, ce sont des danseuses Ouled Naïl qui baissent les yeux devant l’appareil photographique (Ill.4).

Le cadre de vie et les mises en scènes des populations berbères de Kabylie ont visiblement retenu l’attention des propriétaires du catalogue photographique. Cet intérêt pour les populations rurales et berbérophones d’Algérie n’est pas étonnant à la fin du 19e siècle, il exprime à la fois l’attrait nostalgique pour les modes de vie traditionnels dans une France de moins en moins rurale, la curiosité ethnographique pour les « types » extra-européens (mise en scène dans les expositions coloniales) et une forme de classification anthropologique par les races dont la photographie est alors un des vecteurs à la fin du 19e siècle.

Montrer aux élèves les limites de l’intelligence artificielle dans la reconnaissance des images

Les photographies du fonds Colbert ont été soumises à la reconnaissance d’images par intelligence artificielle en partenariat avec le laboratoire LIP6 (Sorbonne Université). Cette technologie établit des correspondances entre les photographies du fonds Colbert en identifiant automatiquement les grandes formes et les objets qui y figurent, comme vous pouvez le voir sur la « constellation ».

Constellation (Fonds Colbert)

Le réseau neuronal de l’intelligence artificielle a été entraîné à partir d’une base de données recensant plus d’un million d’images publiées sur le web (ImageNet). Conçu par des algorithmes statistiques, ce procédé permet de produire une probabilité (ou « prédiction ») de retrouver directement un objet sur la photographie sans passer par une description écrite par un humain.


Prenons cette photographie d’un paysan tunisien utilisant un chameau pour labourer sa terre. Le système de prédiction de l’intelligence artificielle nous indique, sans passer par le texte, une probabilité de 97,97 % pour que la photographie représente bien un chameau. Rapportée à des centaines de milliers de photographies, cette technologie permet d’obtenir, en quelques centièmes de secondes, un classement de toutes les photographies sur lesquelles figurent des chameaux.

Si l’intelligence artificielle est capable de calculer aussi rapidement un aussi grand nombre de données, en revanche elle ne peut pas saisir finement les contextes historiques si elle n’est pas entraînée par l’œil et le cerveau humain. Ici le réseau neuronal a été entrainé avec la base Imagenet réalisée à partir d’images publiées sur le web au 21e siècle : par conséquent les objets détectés sont parfois anachroniques (porte-conteneurs, pompe à essence, etc.).

Ainsi l’intelligence artificielle propose-t-elle de reconnaître un ordinateur portable – certes avec un très faible taux de prédiction (4 %) – sur cette photographie montrant des femmes kabyles à la fin du 19e siècle. D’autres prédictions témoignent encore des erreurs d’une intelligence artificielle mal entraînée par l’œil humain : un ours en peluche dans une scène de couchage japonais ou un « masque à gaz » sur cette photographie montrant une famille Araucana au Chili. 

Bibliographie

Corbin Alain, Les conférences de Morterolles. Hiver 1895-1896. À l’écoute d’un monde disparu, Paris, Flammarion, 2011.

Diaz Delphine, « Le fonds Colbert : une enquête sur les plaques photographiques de la collection Molteni », dans Borlée Denise et Doucet Hervé, La plaque photographique : Un outil pour la fabrication et la diffusion des savoirs (xixe-xxe siècle), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2019. (en ligne).

Foliard Daniel, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La Découverte, 2020.

Sauret Nicolas, « Intelligence artificielle & Sciences humaines et sociales (SHS) : opportunités, défis et perspectives », I2D - Information, données & documents, vol. 1, no. 1, 2022, pp. 97-103.


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