La seigneurie au Moyen Âge

Résumé

La seigneurie désigne au Moyen Âge tous les pouvoirs exercés par un ou plusieurs seigneurs sur les hommes et sur la terre d'un territoire donné. La seigneurie vient du latin senior, littéralement : le plus vieux. Le seigneur est celui qui détient une autorité sur des personnes et des lieux. À partir du xie siècle, à l’époque dite féodale, la seigneurie est définie par le système féodo-vassalique : la plupart des seigneuries sont en effet des fiefs, c’est-à-dire des terres concédées à un vassal par un seigneur en échange d’une obligation de service. La seigneurie structure l'ensemble de la société médiévale en organisant la maîtrise de la terre et la hiérarchisation des hommes. 

Ill.1. Une seigneurie dans Les Très Riches heures du duc de Berry (détail du mois de mars, il s’agit ici du château de Lusignan, 1485-1486),
Ill.1. Une seigneurie dans Les Très Riches heures du duc de Berry (détail du mois de mars, il s’agit ici du château de Lusignan, 1485-1486). Source : wikimini.org
Ill. 2. Le sceau de la ville de Gourdon, avec le motif de la forteresse (OUET D'ARCQ L., Archives de l'Empire. Inventaires et documents publiés par ordre de l'Empereur. Collection de sceaux, Paris, 1865 , n° 5826 bis).
Ill. 2. Le sceau de la ville de Gourdon, avec le motif de la forteresse (OUET D'ARCQ L., Archives de l'Empire. Inventaires et documents publiés par ordre de l'Empereur. Collection de sceaux, Paris, 1865 , n° 5826 bis).

Mise au point : l’ordre seigneurial du Moyen Âge central (XIe-XIIIe siècle) 

Au xe siècle, la fin de la période carolingienne s'accompagne d'un profond affaiblissement de la puissance publique de l'État. Cette période, loin d’être marquée par l’anarchie féodale, comme on l’a longtemps pensé, a donné naissance à un ordre seigneurial, soit la mise de place de seigneuries dans tout l'Occident, parallèlement à l'encadrement de l'Église avec son réseau de paroisses. La seigneurie organise désormais le regroupement des hommes et la mise en valeur des terres. C'est dans ce cadre que s'effectue la grande croissance économique et démographique du Moyen Âge central, entre le xie siècle et le xiiie siècle.

L'origine de cette institution, commune à tout l'Occident latin, se perd dans l'obscurité documentaire des premiers siècles du Moyen Âge. De fait, il n'est pas toujours aisé de décrire avec précision les contours géographiques de la seigneurie. En revanche les seigneurs abondent dans les sources entre le xe et le xive siècle. On les trouve à toutes les échelles de la société des puissants, depuis l'écuyer de Flandres détenteur de modestes rentes dans un village reculé, jusqu'au roi de France seigneur d'innombrables terres, moulins, péages, routes, forêts et églises en passant par le chevalier angevin rendant justice dans son château. Il faut noter toutefois que les nobles ne sont pas les seuls à pouvoir prétendre être seigneurs. Il n’est pas rare de voir de riches marchands ou des membres de l’élite urbaine acquérir des seigneuries dont ils tirent l’essentiel de leurs ressources.

Car tout seigneur doit, selon l'expression consacrée, « vivre du sien », c’est-à-dire vivre avec tout ce qu’il peut tirer de ses terres. Il s’agit à la fois de vivre de son argent, provenant du cens payé par ses tenanciers en échange du droit d’exploiter leur part de terre, et de produits agricoles, exploités en faire-valoir direct dans les terres faisant partie de la réserve seigneuriale. Pour l’ensemble des seigneurs, la seigneurie est avant tout une réserve d'hommes et de biens qui leur permet de manifester leur puissance sociale. Le terme désigne le monde très concret des hommes et les femmes du Moyen Âge, qui vivent à l'ombre des châteaux, emblème de la supériorité des seigneurs de l'Occident féodal (Ill. 1).

Les seigneurs sont des laïcs, des religieux, des hommes, des femmes, des élites communales, des monastères. Ils sont seuls à la tête de leur seigneurie, ou ils la partagent, comme en Languedoc. On distingue la seigneurie foncière, qui correspond aux droits sur la terre, et la seigneurie banale, qui correspond au pouvoir sur les hommes. Dans le premier cas, les maîtres du sol perçoivent des redevances, appelées cens, en échange de la concession des terres sous forme de tenure. Dans le second cas, les seigneurs disposent du pouvoir du ban, c'est-à-dire du droit de punir et de contraindre. Ils rendent la justice, perçoivent des impôts pour leur bénéfice personnel, comme la taille, et des taxes sur le commerce des marchandises comme les tonlieux. La taille, est l’impôt seigneurial par excellence, payé en échange de la protection du seigneur. Ils contrôlent aussi l'usage des équipements communs (moulins, pressoirs, fours). Dans la pratique, la seigneurie foncière et la seigneurie banale se recoupent souvent. 

Derrière ce nom de seigneurie se cache donc une réalité complexe faite d'un enchevêtrement de droits et de pouvoirs. Souvent, le territoire de la seigneurie est l’objet de conflits entre différents acteurs cherchant à le contrôler. Tel est le cas de la ville de Gourdon située en Quercy, au sud du Périgord. Elle s’insère au Moyen Âge dans un contexte politique complexe : c’est une seigneurie de confins, à la marge à la fois du comté de Toulouse et du duché d’Aquitaine. Largement autonomes entre le ixe siècle et le xiiie siècle, les seigneurs de Gourdon sont d’abord vassaux du comte de Toulouse, puis vassaux directs du roi de France sous Philippe Auguste (1180-1223). Ils dépendent ensuite du roi d’Angleterre au milieu du xiiie siècle lorsque Louis IX, pour rétablir la paix, confie officiellement l’Aquitaine en fief à ce dernier, avant de revenir dans la mouvance du roi de France.

Le document : une seigneurie châtelaine en pays de langue d'oc au XIIIe siècle

Pons, seigneur de Gourdon, salutation en Notre Seigneur à tous ceux qui verront ces présentes lettres. Nous faisons savoir à tous qu'Isaac, juif de Bordeaux, dans la seigneurie du Roi d'Angleterre, est venu à Gourdon devant nous et nous a demandé qu'on lui donne des coutumes*, à lui et à sa famille, et aux autres Juifs qui veulent venir et vous installer à Gourdon ou dans notre bastide, ou ailleurs sur nos terres. Nous lui avons donné et accordé les coutumes suivantes :

- Tout juif, homme ou femme, qui séjourne à Gourdon ou à La Bastide sera exempté du péage aux portes de la ville, sauf s'il apporte des marchandises.

- De même, un juif, homme ou femme habitant Gourdon ou La Bastide ne paiera pas plus de quatre deniers de péage dans tous les lieux appartenant au seigneur de Gourdon.

- De même, si les juifs de Gourdon ou de la Bastide désirent se rendre dans la ville du Vigan pour faire des affaires, ou dans une autre ville appartenant au seigneur de Gourdon, ils seront exonérés du péage, à condition qu'ils n'aillent pas plus loin.

- De même, si les juifs, hommes ou femmes, qui se trouvent à Gourdon, transportent des marchandises, ils doivent payer des péages comme tout autre commerçant.  [...]

- Nous promettons aux juifs qui viendront s'installer à Gourdon ou à La Bastide qu'ils bénéficieront, en plus de ces coutumes, des coutumes de Gourdon et de la Bastide.

- Nous promettons de protéger les Juifs contre toute menace, de toutes nos forces. Pour garantir cette protection, tout juif qui s'installe devra donner au seigneur un maravedi**, rien de plus.

- Enfin, si au bout d'un an ou deux, le juif installé à Gourdon ou à La Bastide veut partir, nous lui promettons de lui payer ce qui lui est dû, et de le guider et de l'escorter une journée hors de la ville vers la destination de leur choix.

Afin que tout cela soit gardé en mémoire, nous, Pons, avons remis audit Isaac cette charte scellée de notre sceau, le 1er février, lors des vêpres de Sainte Marie de la Chandeleur, l'an 1266.

*coutumes : ensemble de droits et d'usages reconnus comme légitimes. Dans le cas d'une ville, les coutumes désignent en France méridionale le droit municipal fixé par écrit dans une charte de coutumes.  

** maravesi : pièce de monnaie d'origine ibérique

Document inédit. L'original, en occitan a disparu, le texte a fait l'objet d'une copie dans un chartrier seigneurial du xvie siècle intitulé la Saume de l'Isle (Archives Départementales du Tarn-et-Garonne, A 297)

Éclairages : manifester son autorité seigneuriale

La seigneurie de Gourdon est à l’origine un alleu, c’est-à-dire une terre tenue en pleine propriété, sans contraintes de services, concédé à l’ancêtre du lignage de Gourdon par le comte de Toulouse. Avec son château dressé sur un éperon rocheux massif, la ville est le fief majeur du lignage seigneurial (Ill. 2). En 1266, la famille du seigneur Pons détient cette seigneurie depuis plus de deux siècles. La seigneurie médiévale est une institution qui tire sa légitimité de la longue durée. Les générations passent, et les seigneuries restent, se transmettent, s'amenuisent ou s'augmentent par mariage, par vente ou par don. Originellement limitée à la ville qui entoure le donjon ancestral, la seigneurie s’élargit par la suite et comporte plusieurs châteaux, et des dizaines de villages. 

Le document prend la forme d’une charte, c’est-à-dire d’un acte officiel accordant des droits à son destinataire. Le seigneur de Gourdon y accorde un ensemble de privilèges à un juif nommé Isaac, afin de l'encourager à vivre dans sa seigneurie. Isaac est un marchand et un banquier, autorisé, n’étant pas chrétien, à pratiquer le prêt à intérêt (un prêt apportant un bénéfice au créditeur). Il a décidé de fuir Bordeaux, alors fief du roi d'Angleterre, probablement en réponse à la politique hostile du roi Henri III envers les juifs (extorsions, imposition de port d’un signe distinctif depuis l’édit des juifs imposé en 1253). Cette générosité n'est sans doute pas sans intérêt pour le seigneur de Gourdon, qui est sans cesse en manque d'argent comme beaucoup de « chevaliers » de son temps, c’est-à-dire des nobles combattant à cheval et reconnus par leur suzerain. De fait, cette charte est riche en renseignements sur le fonctionnement d'une seigneurie féodale au xiiie siècle. 

Pons de Gourdon mentionne les villes de sa seigneurie, Gourdon, Le Vigan, La Bastide (de nos jours Labastide-Murat), ville neuve fondée quelques années plus tôt. Une bastide, en terre occitane au xiiie siècle, est une ville créée de toute pièces par un seigneur, selon un plan géométrique en damier, dans un but économique et militaire. Pons est maître de nombreuses terres entre le Lot et la Dordogne, soit tout le nord de la province de Quercy.

Dans cette charte, il affirme qu'il est chez lui, qu'il décide en son nom. Il assure la protection et le gouvernement de ses terres et de ses villes. Le seigneur de Gourdon, au titre du ban, perçoit pour cela impôts et taxes. Ainsi, on observe que l’autorité seigneuriale est un mélange subtil entre autorité privée (au bénéfice d’un homme et de son lignage) et publique (au bénéfice de la communauté des habitants des villes dont il est le seigneur). Le texte est disert au sujet des taxes sur le commerce, qui est la principale source de richesse de la seigneurie de Gourdon, où sont organisées des foires annuelles attirant des marchands d'une centaine de kilomètres à la ronde, venant de Limoges, Rodez, Périgueux, Moissac, Brive, ou encore Agen. À l’occasion de ces foires, toute la ville de Gourdon devient un immense marché. Les habitants, s’ils ne sont pas drapiers, louent volontiers leur maison le temps des foires. L’activité majeure est le textile : dans la rue principale sont installés les drapiers, sur la place, au pied du château se trouvent les merciers, qui vendent des étoffes de luxe et des robes. On devine l’intérêt des seigneurs dans le contrôle et la supervision de ce commerce. 

La principale justification des différentes taxes perçues par le seigneur tient dans son rôle de protection. Il s'agit d'un argument sensible pour le destinataire du document, un juif qui cherche à échapper aux persécutions, mais qui renvoie plus largement à la légitimité de la domination seigneuriale. Le seigneur justicier s'affirme comme le détenteur de la force légitime dans sa seigneurie. C’est tout le paradoxe de cet ordre seigneurial : la plupart des seigneurs sont insérés dans un réseau de pouvoir qui les dépasse (car la logique féodo-vassalique veut que l’on soit toujours au service de plus puissant que soi) cependant, chez lui, dans sa seigneurie, chaque seigneur est maître des hommes et de la terre.

Bibliographie

Barthélemy, Dominique, L'ordre seigneurial, Paris, Seuil, 1990.

Chazan Robert, The Jews of Medieval Western Christendom, 1000-1500, Cambridge UP, 2006.

Dutour Thierry, La ville médiévale : origines et triomphe de l’Europe urbaine, Paris, O. Jacob, 2003.

Gauvard, Claude, De Libera, Alain, Zink, Michel (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002.

Telliez, Romain, Les institutions de la France médiévale, Paris, Armand Colin, 2022.


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