Race et alimentation : l’exemple des marins coloniaux britanniques (19e siècle- 20e siècle)

Résumé

Être marin est un métier physique, et nécessite de fait une alimentation suffisamment importante en quantité et en qualité. Si le régime alimentaire des hommes de mer répond à une certaine routine, il est surtout distinct en fonction de leurs origines. C’est notamment le cas pour les marins coloniaux engagés par les compagnies impériales britanniques. Leur alimentation, spécifique et inférieure aux marins européens, marque leur infériorisation raciale. Face aux carences alimentaires qui en résultent, les marins coloniaux mettent en place différentes solutions pragmatiques, parfois avec l’aide de syndicats indigènes.

Ill. 1 : Lascars sur une navette, vers 1935
Ill. 1 : Lascars sur une navette, vers 1935. Source : National Maritime Museum
Ill. 2 : Les marins britanniques, étrangers et lascars à bord des navires de commerce britanniques (1891-1938) (Archives nationales britanniques et ministère du commerce, réalisation J. Cousin)
Ill. 2 : Les marins britanniques, étrangers et lascars à bord des navires de commerce britanniques (1891-1938) (Archives nationales britanniques et ministère du commerce, réalisation J. Cousin)

Une réglementation variable des rations alimentaires

Avec la mise en place en 1849 d’une politique libre échangiste autorisant le recrutement d’une main-d’œuvre bien moins onéreuse, le nombre de marins coloniaux engagés par les compagnies maritimes britanniques croit (ill. 2). Les marins britanniques demeurent majoritaires à bord, mais une distinction se fait de plus en plus nette : les marins coloniaux travaillent sur des postes pas ou peu qualifiés avec des salaires faibles. Les marins issus du sous-continent indien, appelés lascars (ill. 1), outrepassent assez vite les étrangers et les autres marins coloniaux en termes d’effectifs recrutés.

Ce n’est qu’au début du xxe siècle que l’alimentation des marins européens est réglementée. Alors qu’ils se plaignent de rations moindres et monotones, les autorités britanniques décident à partir de 1906 d’imposer un approvisionnement identique à tous les marins britanniques, plus varié en qualité et en quantité. Pour la première fois, les hommes travaillant dans la salle des machines reçoivent ainsi davantage d’eau et de gruau d’avoine pour faire face aux températures pouvant atteindre 60°C.

Dans le même temps les marins de couleur embarqués sur les mêmes navires ne sont pas soumis aux mêmes réglementations. Les lascars sont les premiers à avoir une alimentation définie par les autorités coloniales à partir de 1884. Ces dernières considèrent cela comme un devoir dû aux marins issus d’un espace considéré alors comme le joyau de l’Empire britannique, et redéfinissent ensuite régulièrement ces rations. Les autres marins non-blancs ne sont pas, quant à eux, l’objet de réglementations spécifiques, leurs territoires d’origine n’ayant pas la même importance pour les autorités britanniques et coloniales. Le libéralisme laisse la main libre aux compagnies maritimes pour l’alimentation des marins « noirs », « arabes » et « chinois », ces catégories étant définies plus ou moins strictement en fonction du contexte au cours des xixe et xxe siècles.

Pour les lascars, certains éléments sont similaires aux marins britanniques – tels le riz, la farine, le thé et le sucre – et d’autres leur sont spécifiques – comme des lentilles appelées dal ou du beurre clarifié nommé ghee. La proportion de viande et de poisson, quant à elle, est plus faible en raison d’interdictions religieuses. Les rations destinées aux lascars sont inférieures en quantité et en qualité à celles des marins britanniques, ainsi qu’à celles des autres marins de couleur.

L’alimentation comme révélateur d’inégalités coloniales et raciales

Si les plaintes des marins britanniques leur ont permis d’améliorer leur alimentation, la situation est bien différente pour les marins coloniaux. Les compagnies et les autorités métropolitaines et coloniales sont fermement opposées à toute amélioration importante des rations, pour des raisons financières et raciales. Proclamer la supériorité de l’homme britannique implique une nourriture supérieure à toute personne de couleur, aussi bien à terre qu’en mer. Ce point de vue est largement partagé par la population métropolitaine britannique ainsi que, plus largement, par les populations issues des puissances coloniales européennes.  

Les compagnies britanniques cherchent ainsi à réaliser des économies grâce aux marins coloniaux. C’est le cas des marins ouest-africains, issus majoritairement de la communauté Kru localisée au Sierra Leone et au Nigeria. Ils reçoivent du biscuit et du « bœuf d’homme Kru » : cette viande est de qualité inférieure – et donc moins chère – que celle destinée aux équipages européens.

Par ailleurs, certains supérieurs hiérarchiques revendent également une partie de ce qui était destiné aux marins de couleur, sans que cela n’entraîne de sanctions. En 1934, un steward en chef d’un navire de la Peninsular and Oriental Steam Navigation Company (P&O) prélève ainsi du riz sur les rations des lascars entre Southampton et Bombay pour le vendre à Port-Saïd avec la complicité d’un commerçant européen, tout en refusant d’acheter de la nourriture supplémentaire au cours du trajet.

Le ghee est aussi régulièrement sujet de tromperies au détriment des lascars, qui adressent parfois des lettres de plainte aux autorités britanniques. Les archives britanniques comportent des témoignages de lascars indiquant avoir été abusés par des barriques de margarine faussement étiquetées comme du ghee, avec l’appui des officiers britanniques à bord – ces derniers réagissant alors en argumentant n’être pas concernés par les interdits religieux des marins coloniaux. La margarine est en effet un sacrilège pour ces lascars, car elle est produite avec de la graisse d’animaux jugés impurs et contient de l’huile végétale. En comparaison, le ghee est sacré mais plus cher et complexe à trouver pour les armateurs britanniques, d’autant plus avec un navire partant de Grande-Bretagne. 

Gérer les carences alimentaires : les marges de manœuvre des marins coloniaux

De manière générale, les aliments frais tels la viande et le poisson sont rares avant 1945 et les progrès de la réfrigération. Cependant les marins de couleur sont davantage sujets à certaines maladies, telles le scorbut ou le béribéri, en raison de leur alimentation déficiente. Le béribéri est lié à une carence en vitamine B1 en raison de la faible présence – voire inexistence – de nourriture fraîche et saine, ainsi que de l’omniprésence du riz blanc dans les rations. 

Dès lors, ce sont souvent les marins coloniaux qui réagissent pragmatiquement face aux carences et aux risques de maladies. Les marins ouest-africains sont souvent employés lors de trajets de cabotage au cours desquels ils côtoient des passagers noirs. Ils profitent de de la présence de ces derniers pour leur demander une partie de leurs rations, ayant alors davantage de riz et de biscuit. Tout comme les marins britanniques, l’équipage de couleur peut également prélever les restes de repas des passagers, une fois ceux-ci sortis des salles de restauration. La revente à terre d’une partie des rations est assez courante, permettant notamment de récupérer de la viande ou du poisson frais. Conséquence négative cependant, cela constitue aussi une raison avancée les compagnies pour ne pas augmenter les rations de leurs équipages. Enfin, les escales sont aussi des opportunités de pêche que les marins coloniaux laissent sécher puis griller sur le pont avant de les manger – ce qui surprend parfois les officiers britanniques.

Les marins coloniaux apportent parfois des éléments supplémentaires aux rations, tel le café. Depuis le début du xxe siècle, certains d’entre eux ont pris l’habitude d’en amener à bord, améliorant ainsi pragmatiquement leur régime alimentaire. La demande d’ajout du café dans les rations des lascars est ensuite portée par le syndicat Indian Seamen’s Union en 1930. Des organisations de ce type sont d’abord développées dans l’entre-deux-guerres par les lascars puis par d’autres marins coloniaux pour défendre leurs droits, avec une influence cependant limitée avant la Seconde Guerre mondiale. La requête concernant le café est cependant invalidée par les autorités britanniques qui considèrent que cela ne fait pas partie du régime alimentaire habituel des lascars : ils ne chercheraient qu’à copier ce qui est déjà inclus pour les Européens. Ce n’est qu’en 1938 que le café apparaît dans les rations des lascars, et uniquement pour les mois d’hiver.

L’alimentation des marins coloniaux est marquée par des nombreuses inégalités, aussi bien au sein des compagnies britanniques que plus globalement en Occident. Ces derniers n’ont que peu d’influence sur la nourriture qui leur est destinée, et il en va encore de même aujourd’hui. La variété des régimes alimentaires à bord persiste, en lien avec la diversité ethnique des marins embarqués. Les équipages principalement asiatiques ne partagent toujours pas des repas identiques dans un même lieu avec leurs officiers, souvent non asiatiques. Les réglementations officielles n’existent qu’en fonction du pavillon d’appartenance du navire, et aucune n’est établie à ce jour à l’échelle de la marine mondiale. 

Bibliographie

Balachandran, Gopalan, Globalizing Labour? Indian Seafarers and World Shipping, c. 1870-1945, Oxford, Oxford University Press, 2012.

Cousin, Justine, « Les marins coloniaux employés par les compagnies maritimes impériales britanniques (1860-1945) », Revue d’histoire maritime, n° 33, 2023, p.89-106.

Frost, Diane, Work and Community among West African Migrant Workers since the Nineteenth Century, Liverpool, Liverpool University Press, 1999.

Hood, Captain W. H., The Blight of Insubordination: the Lascar Question and Rights and Wrongs of the British Shipmaster including the Mercantile Marine Committee Report, Londres, Spottiswoode & Company, 1903.


Source URL: https://ehne.fr/encyclopedie/thématiques/l'europe-et-le-monde/penser-la-race-dans-les-empires/race-et-alimentation-l'exemple-des-marins-coloniaux-britanniques-19e-siecle-20e-siecle