Contexte : La mission Marchand ou mission Congo-Nil (1896-1899)
En 1896, la capitaine Jean-Baptiste Marchand, convainc le Quai d’Orsay de le laisser conduire une mission militaire entre le Congo et le Nil qui permettrait de contenir l’avancée anglaise vers le Soudan. Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, voit dans cette mission un moyen de pression pour négocier avec la Grande-Bretagne les conquêtes françaises en Afrique après la Conférence de Berlin (1884-1885).
La mission Congo-Nil est représentative des expéditions militaires européennes en Afrique à partir des années 1880. Celles-ci prennent la suite des grandes missions d’explorations entreprises par les Européens à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle pour des motifs scientifiques (géographie, botanique, ethnographie), commerciaux (établissement de comptoirs) et humanitaires (missions chrétiennes, lutte anti-esclavagiste). Conduites sous l’égide de sociétés savantes, ces explorations avaient connu un grand retentissement en Europe après les exploits de René Caillé, de Pierre Savorgnan de Brazza, David Livingstone et Henry Stanley. Après la Conférence de Berlin, le temps des explorations est en partie révolue. Il ne s’agit plus seulement de cartographier l’Afrique mais d’occuper durablement les territoires africains et d’imposer des traités aux autorités africaines pour faire reconnaître les possessions coloniales par les autres puissances européennes.
C’est donc une expédition coûteuse (plus de 600 000 francs) qui s’élance en plusieurs colonnes de la plage de Loango (actuel République du Congo) à partir du mois de juillet 1896. Elle est conduite par des officiers jeunes et ambitieux. C’est le cas du capitaine Marchand, ancien sous-officier passé par l’école de Saint-Maixent, dont les exploits en terrain colonial autorisent une carrière militaire inespérée en métropole. C’est également le cas du lieutenant Charles Mangin qui publiera quelques années plus tard la Force Noire (1910) vantant les mérites militaires des tirailleurs sénégalais qu‘il commande durant la mission Congo-Nil.
Si l’épisode de Fachoda a frappé les opinions publiques européennes à l’automne 1898, il n’est en réalité qu’une courte parenthèse dans une mission qui dure presque trois années (juillet 1896-mai 1899) et traverse près de 6000 km des rives du Congo aux côtes de l’Abyssinie. Les colonnes qui parcourent les vastes étendues fluviales et marécageuses du Congo et du Nil y sont confrontées à la fièvre paludique, à la faim et aux affrontements armés avec les populations locales. Les témoignages des gradés français rendent compte de ces obstacles entre les incessantes difficultés de transports et les négociations politiques permanentes avec les autorités politiques africaines. De ce point de vue, la mission Marchand ressemble assez peu à l’aventure coloniale – mêlant exotisme africain et faits d’armes glorieux- présentée en métropole dans le roman illustré de Michel Morphy et Jean-Paul Pinayre paru en 1900, Le commandant Marchand à travers l’Afrique.
Archive : les photographies de la mission Marchand par Albert Baratier
Dans les années 1890, la démocratisation de l’appareil photographique constitue un véritable tournant dans les expéditions coloniales. Lors de la campagne du Soudan menée par le général Kitchener (1896-1898), pas moins de 30 journalistes armés de Kodaks accompagnent les armées égypto-britanniques. Dans les mêmes années, les campagnes militaires françaises au Soudan et à Madagascar (1894-1895) font l’objet d’une vaste couverture photographique. Lors de la mission Congo-Nil, c’est le capitaine Albert Baratier, bras droit de Marchand, qui est chargé de développer les photographies qui doivent illustrer les rapports militaires envoyés en France. Malgré les conditions difficiles de développement photographique (matériel dégradé, humidité, exposition à la lumière), Albert Baratier s’acquitte de sa mission en développant plus de 500 clichés parfaitement conservés.
Ces photographies ont été confiées par les héritiers d’Albert Baratier aux Archives Nationales. Charles Mangin a constitué son propre album à partir des exemplaires d’Albert Baratier, album aujourd’hui numérisé par la Bibliothèque nationale de France (BNF).
Photographie n°1 : le transport de la chaudière du canonnier « Faidherbe » (Album Baratier, Archives nationales)
Cette photographie a été prise entre le mois d’avril et le mois de novembre 1897 entre le fleuve M’Bomou, sous-affluent du Congo et la rivière Soueh (aujourd’hui « Jur ») dans le bassin du Nil. Dans son album photographique, Albert Baratier a noté la légende suivante : « Le premier morceau de la chaudière (1000 kg) est mise dans une baleinière en acier (1500 kg) et le tout traîné par 150 hommes au moyen de rouleaux disposés sur la route ». Le photographe rend compte des difficultés de circulations de la mission Congo-Nil empruntant plusieurs voies terrestres entre les voies fluviales et marécageuses traversées en navire à vapeur et en pirogues.
En 1897, le capitaine Marchand a acquis le « Faidherbe », petit vapeur de 15 mètres, que les hommes de la mission doivent démonter et remonter pour passer d’un fleuve à l’autre. On distingue sur la photographie plusieurs dizaines d’hommes – 150 selon Baratier – tirant au moyen d’une corde la batterie du Faidherbe. Ces porteurs, plus de 10 000 durant la mission Marchand, furent d’abord recrutés parmi les populations Loangos habitués au portage avant d’être choisis parmi la main d’œuvre servile des sultanats esclavagistes du Bas-Congo. La désertion, la maladie et la mort sont alors monnaie courant parmi ces hommes qui doivent endurer le paludisme, la faim, les attaques armées et l’épuisement des longues marches avec plus de 30 kg de charge individuelle. Il faut dire que la mission Marchand transporte plusieurs centaines de tonnes de matériel, d’armes et de nourriture (riz, conserves de viandes, plusieurs milliers de litres de vin, de tafia et de cognac…) qui lui permet d’avancer sans dépendre de l’approvisionnement local. Les Français ont également apporté plus de 700 000 mètres de tissus, des centaines de Fez tunisiens, babouches, chapelets coraniques et deux tonnes de perles dites « bayaka » ; autant de monnaie d’échange pour négocier l’avancée de la mission avec les chefs politiques africains.
Photographie n°2 : « Le Grand Mek Abd-el-Fadil – Sultan des Chillouks » (photographie d’Albert Baratier, reprise dans l’album de Charles Mangin (Source gallica.bnf.fr / BnF )
Cette photographie a probablement été prise le 16 juillet 1898, peu après l’arrivée des Français à Fachoda sur les bords du Haut-Nil. Au premier plan, le Grand Mek Abd-El-Fadil est accompagné de quelques serviteurs portant la chamma (toge traditionnelle éthiopienne). Le Grand Mek exerce alors une autorité religieuse et politique sur les populations Chillouks (ou Shilluks) qui vivent de pêche et d’agriculture dans le Haut-Nil. Lorsqu’il pose devant l’objectif d’Albert Baratier, Abd-El-Fadil est dans une position politique inconfortable. Placé au pouvoir par le mouvement madhiste qui combat les Anglais au Soudan, il est contesté par d’autres membres de sa famille qui tentent de prendre sa place. Il vient donc s’assurer auprès des Français qu’ils ne soutiennent pas ses adversaires politiques. Pour bénéficier de sa protection, les officiers lui offrent plusieurs cadeaux – dont la tunique portée sur la photographie – mais refusent de lui prêter main forte pour attaquer ces adversaires, conservant ainsi leur neutralité dans les rivalités politiques locales. Méfiant, Abd-El-Fadil en appelle aux madhistes qui attaquent le fort de Fachoda à la fin du mois d’août 1898. Mais les Français repoussent cette attaque et contraignent le Grand Mek à signer un traité de protectorat avant d’être eux-mêmes chassés par les Anglais. Au dos cette photographie, Charles Mangin a écrit : « Grand Chef des chillouks de Fachoda avec lequel Marchand avait passé un traité avant l’arrivée des Anglais. J’espère que depuis il a été traité comme il le méritait ». Le ressentiment de Mangin contre le chef Chillouk se retrouve dans les écrits des officiers français vis-à-vis des sultans du Bas Congo avec lesquels les Français doivent négocier – et parfois combattre – pour continuer leur chemin.
Pour Albert Baratier, les photographies des chefs africains illustrent ces négociations politiques et permettent de collecter des données ethnographiques sur les populations africaines. Mais elles sont également l’occasion de montrer sa maîtrise de la composition photographique en contraignant les sujets photographiés à entrer dans le cadrage recherché (symétrie des corps, profondeur de champ).
L’effet produit par cette photographie n’en est que plus saisissant : en mettant en scène la majesté et le pouvoir du Grand Mek, cette photographie nous rappelle incidemment que l’Afrique n’était pas une page blanche offerte aux puissances impériales européennes.