Les sociétés en guerre : des civils acteurs et victimes de la guerre

L’installation dans la durée, mal anticipée, de la guerre de 1914-1918, conduit les États belligérants à investir de nouveaux champs d’intervention afin d’orienter la production comme le travail vers l’effort de guerre. Il en résulte une mobilisation des populations de l’arrière sous d’autres formes que celle de l’action militaire. Cette mobilisation expose les populations civiles qui sont victimes au même titre que les militaires du conflit (10 millions de morts pour les civils, 9,7 pour les militaires) : massacres, internements, évacuations, déportations, travail forcé. Surtout, l’expérience génocidaire fait basculer les sociétés européennes vers une nouvelle échelle de violences.

Femme tourneuse sur tour à saigner les ébauches. Photographie de la société des automobiles Delahaye, Paris, 1916.

Sommaire

Sociétés ou États en guerre ?

Depuis les années 1980, de nombreux travaux historiques dont les problématiques se sont retrouvées dans les récits médiatiques plus récents, ont insisté sur la mobilisation des civils dans la Première Guerre mondiale, évoquant cet « autre front » (Patrick Fridenson) que serait l’arrière et où continuerait de se jouer la bataille contre l’ennemi. À l’inverse des conflits précédents, rien ne viendrait limiter la guerre à des combats localisés entre des troupes armées : dans les pays belligérants, l’ensemble de la population participerait, par le travail, le soutien moral ou la présence sous les drapeaux, à l’effort de guerre. La notion de « guerre totale » popularisée dès cette époque par des personnalités issues de l’extrême droite – comme le général allemand Erich Ludendorff (1865-1937) ou le publiciste français Léon Daudet (1867-1942) – a été réinvestie par des historiens qui se sont intéressés au processus – la totalisation – de dépassement des normes traditionnelles de la lutte au-delà du seul champ de bataille.

Porter le regard sur les sociétés en guerre tend à invisibiliser le fait que ce sont les États qui sont à l’origine de la mobilisation tout azimut. Largement nationalisées au cours du xixsiècle, c’est-à-dire organisées et structurées par la puissance publique en expansion, les sociétés sont en guerre parce que les États cherchent à enrôler l’ensemble de la population dans l’effort de guerre. Cette totalisation, en rassemblant toute la population derrière un même but, brouille les délimitations entre civils et militaires, acteurs et victimes. Tandis que du fait de la conscription la plupart des combattants sont des civils sous l’uniforme, la population à l’arrière, en participant à l’effort de guerre, se trouve elle-même active dans le conflit tout en étant victime de pénuries comme de bombardements.

Le choc de la guerre

Si le déclenchement de la guerre est vécu par les Européens comme un événement soudain, les élites politiques et militaires s’étaient préparées à une mobilisation large et rapide, indispensable à la victoire. En revanche, la poursuite de la guerre au-delà de quelques semaines n’a pas été anticipée et bouleverse l’ordinaire des sociétés européennes. La mobilisation des hommes dans les pays ayant adopté la conscription (comme la France ou l’Allemagne) sépare et précarise les familles tandis que les entreprises en pénurie de main-d’œuvre ouvrière et d’encadrement sont contraintes de fermer. Cette désorganisation de la production, qui se traduit par l’essor d’un chômage de masse (40 % de chômage au sein de la main-d’œuvre industrielle en France), est aggravée par l’accès aux réseaux de transport, aux matières premières et aux hommes, accordé prioritairement à l’armée. Les populations proches des zones de combat sont témoins et victimes des violences de la guerre industrielle : les obus détruisent les villes, les ambulances improvisées un peu partout accueillent des flots de mutilés et de blessés graves, des tombes sont creusées à la hâte pour les premières victimes quelle que soit leur nationalité.

En Belgique et dans le nord de la France, des troupes allemandes incendient, pillent, violent et massacrent des civils, en réponse à de prétendus tireurs embusqués parmi eux, et qui sont bien souvent imaginaires.

L’écho de ces violences, parfois exaspérées par la rumeur et la presse (mythe des seins des femmes ou des mains coupés par l’envahisseur), met sur la route des centaines de milliers de personnes (un million de Belges quittent leur patrie et 700 000 personnes fuient les territoires français envahis durant les premiers mois). L’armée comme les autorités civiles sont impuissantes face à ce flux de population. La peur du chaos passe alors de la population civile aux autorités militaires et politiques.

Les opportunités créées par l’interventionnisme étatique

À partir de la fin 1914, devant cette situation et l’urgence des pénuries, l’intervention étatique est jugée nécessaire non seulement par les responsables politiques et militaires, mais également par le monde de l’entreprise pour mieux répartir les ressources, fluidifier les circulations, orienter la production et approvisionner les industries en main-d’œuvre. Cette mise en guerre des sociétés, un peu tardive, avec une réorientation de l’économie vers les productions de guerre est bien connue. L’interventionnisme de l’État est décrit comme se déployant tout azimut, les historiens soulignant « l’envahissement de l’étatisme » (Pierre Renouvin). La réalité est en réalité plus complexe : les structures publiques n’ont pas les moyens humains de contrôler ni l’allocation des ressources ni la production, dans un contexte où l’attachement des élites politiques au libéralisme économique reste fort. L’extension du domaine étatique a par conséquent un effet symétrique : en ouvrant aux milieux économiques les différents comités constitués pour décider de l’allocation des ressources, l’État permet à des cadres du privé de gérer des situations de monopoles au profit des secteurs d’activité dont ils sont issus.

Les nouvelles missions qu’investit l’État constituent aussi des opportunités pour innover et expérimenter. En France, dans l’éducation, les projets d’établissements professionnels industriels ou agricoles se multiplient grâce au soutien des collectivités locales et de l’État, avec comme objectif d’offrir en particulier un reclassement aux soldats mutilés. Dans le domaine de la santé, l’exemple de Marie (1867-1934) et Irène (1897-1956) Curie sillonnant les régions proches du front avec leurs automobiles équipées de matériels radiologiques est bien connu. Les manipulatrices formées par la scientifique ont ainsi pris en charge plus d’un million de soldats au cours de la guerre. La médecine militaire, prérogative traditionnelle de l’armée, s’ouvre davantage au milieu hospitalier et à la recherche scientifique. Au sein d’hôpitaux de campagne, Claudius Régaud (1870-1940) peut expérimenter des formations qui sont précurseurs des centres hospitalo-universitaires, chargées de diagnostiquer et soigner les soldats, de faire de la recherche, mais également de former des étudiants.

Paul Painlevé (1863-1933), mathématicien, scientifique, député puis plusieurs fois ministre et enfin président du Conseil, est également très actif pour faire se rencontrer scientifiques civils, industriels et militaires. Dans un contexte de désorganisation de la production, les entreprises s’avèrent incapables de financer la recherche appliquée. Dès août 1914, une commission supérieure des inventions, très largement ouverte aux civils, est mise sur pied pour orienter la recherche scientifique vers des applications militaires. Painlevé en prend la direction : sa personnalité à mi-chemin entre le milieu scientifique et le milieu politique contribue à son succès. Il attire à lui de nombreux scientifiques de renom et parvient à trouver des financements toujours plus importants pour l’innovation.

Des populations à qui l’État vient en aide

L’interventionnisme étatique ne se limite pas au domaine économique : en contrepartie de la mobilisation de chacun et chacune au profit de la guerre, l’État prend en charge de nouvelles missions sociales. En France, des allocations sont proposées dès le début de la guerre en faveur des familles de mobilisés (loi du 5 août 1914) et des réfugié·es (loi du 1er décembre 1914), puis, avec la mention « Morts pour la France » (loi du 2 juillet 1915), aux veuves de guerre. Pour y avoir droit, les citoyen·nes doivent se faire connaître, prouver leur état de besoin et remplir des séries de formulaires qui participent à l’intensification d’une « bureaucratie de papier » qui s’est développée au cours du xixe siècle. La puissance publique accumule en effet toute une série de documents et d’informations sur les bénéficiaires, dans un processus de « mise en fiches » des citoyens, perceptible également avec l’obligation faite aux étrangers de posséder une pièce d’identité (Aliens Act au Royaume-Uni dès 1905, obligation imposée dans l’empire allemand en juillet 1914, en France en 1917). En retour, l’allocataire change de nature : il n’est plus perçu comme un·e indigent·e dépendant·e de la bienfaisance publique, mais comme un·e ayant droit envers qui l’État a des dettes du fait des traumatismes familiaux subis. La construction de cet État social reste néanmoins encore très partielle : les allocations chômage ou la distribution d’aide frumentaire relèvent encore de la charité communale ou privée.

Des populations encadrées par l’État

Le contexte de guerre permet donc un encadrement étatique plus étroit qui passe également par une suspension d’un certain nombre de libertés individuelles, en particulier à l’égard des populations considérées comme suspectes. Les étrangers présents en territoire ennemi au moment de la déclaration de guerre sont très rapidement l’objet de mesure de surveillance et d’internement. 45 000 personnes, essentiellement des « Austro-Allemands » selon la définition administrative de l’époque, ont par exemple fait l’expérience, en France, d’un internement en camp de concentration durant la guerre. Dès lors, les migrations entre États européens sont considérablement limitées à un moment où les entreprises souffrent d’une pénurie de main-d’œuvre. En 1915, sous l’impulsion du ministre de l’Armement Albert Thomas, l’immigration de travailleurs est encouragée en même temps qu’elle est encadrée par le Service de la main-d’œuvre étrangère (SMOE) et le Service de l’organisation des travailleurs coloniaux (SOTC). 225 000 coloniaux et Chinois arrivent au cours de la guerre sur le territoire métropolitain pour être affectés dans les usines. Les travailleurs coloniaux sont dirigés vers des dépôts tenus par le SOTC (voir l’instruction sur le fonctionnement du dépôt de Marseille, document ci-dessous), où ils sont immatriculés, classés selon leur aptitude, surveillés et auscultés. Le service traite aussi des questions alimentaires ou religieuses propres à ces travailleurs. La situation est tout autre pour les travailleurs étrangers d’origine européenne : leur venue fait l’objet de contrats négociés entre gouvernements et les travailleurs bénéficient d’une relative liberté de déplacement.

L’aspect éminemment stratégique de la question de la main-d’œuvre brouille la différence de statuts entre civils et militaires : en France, les travailleurs coloniaux civils sont encasernés tandis que des mobilisés sont envoyés à l’arrière pour être affectés dans les usines (à partir de la loi Dalbiez de juin 1915). En Allemagne également, les civils sont enrégimentés au service de ce qui est présenté comme une bataille de la production. Dans un contexte où le pouvoir politique est soumis à la pression de l’état-major, est institué en décembre 1916, dans le cadre du programme Hindenburg, un « service patriotique auxiliaire » (vaterländischer Hilfsdienst) qui recense et enrôle tous les hommes de l’arrière dans les usines au service de l’armée. Au Royaume-Uni, l’implication des ouvriers, dans un pays qui n’a pas encore adopté la conscription, passe en revanche par la négociation avec les syndicats dans le cadre de la Munition for War Act de juillet 1915.

Une guerre émancipatrice pour les femmes ?

Un autre aspect de cette mobilisation de la main-d’œuvre qui marque les contemporains et qui a été largement mis en scène par la propagande concerne l’accès des femmes à des secteurs d’activité traditionnellement réservés aux hommes. On pense aux « munitionnettes » ou aux « canaris », ces femmes travaillant dans les usines d’armement, aux conductrices de tramway… Mais il faut se garder de reprendre le discours des publications de l’époque qui insiste sur la nouveauté que serait cette entrée des femmes dans le monde du travail. En France, le taux d’activité des femmes est de 38,7 % en 1911 et encore, il sous-estime le travail au sein des exploitations ou des commerces familiaux. Même au sein de la métallurgie, les femmes sont certes minoritaires (entre 7 et 11 % des femmes en France) mais présentes depuis de nombreuses années. Il est néanmoins indéniable que le départ des hommes a ouvert davantage d’emplois aux femmes dans l’industrie mais également beaucoup dans l’administration. En France, l’État encourage assez tardivement ce travail féminin, la priorité étant initialement donnée au recrutement de travailleurs étrangers et coloniaux : c’est finalement en 1916 qu’un comité de travail féminin est institué pour élaborer des propositions sur le recrutement, le salaire ou les aménagements à réaliser pour accueillir les femmes dans les entreprises.

L’historienne Françoise Thébaud a fortement nuancé l’idée selon laquelle la guerre a pu être émancipatrice pour les femmes. À l’issue de la guerre, le discours patriarcal est effectivement réaffirmé avec beaucoup de vigueur, en particulier par les groupes de pression natalistes qui invitent les femmes à se consacrer aux tâches domestiques et au repeuplement du pays. De nombreux emplois sont alors réservés aux anciens combattants si bien que le taux d’activité féminin diminue en France en-dessous de ce qu’il était avant-guerre malgré la saignée qu’a été le conflit pour une génération d’hommes (22 % de ceux qui avaient 20 ans en 1914 sont morts au front). En fait, celles pour qui la guerre a été émancipatrice sont des femmes lettrées, issues de la bourgeoisie et qui ont désormais davantage accès aux emplois de bureau.

La résurgence des conflits sociaux

Si les femmes remplacent les hommes au travail, elles prennent également toute leur place dans les mouvements sociaux pendant le conflit, ce que montrent les journaux de l’époque amusés par ces « midinettes », ouvrières du textile, qui se mettent en grève et manifestent dans les rues de Paris en mai 1917 pour réclamer la semaine anglaise et une hausse des salaires. À la différence des conflits sociaux de l’avant-guerre, cette grève comme celle des ouvriers de la métallurgie en 1918 n’est pas une simple confrontation des salariés avec leur employeur. Devant la menace que fait peser la grève sur la production, l’État s’implique très vite dans une négociation tripartite qui permet aux grévistes d’obtenir de réels succès. Cette agitation trouve son corollaire en Allemagne où le « service auxiliaire patriotique » a été, de l’avis même du chancelier Theobald von Bethmann-Hollweg (1856-1921), un échec du fait des réticences et des oppositions de la population. Le programme Hindenburg est finalement abandonné en 1917, mais le divorce des catégories ouvrières avec l’État est bien entamé dans un contexte de scission des socialistes entre pacifistes et bellicistes.

Le génocide arménien, matrice des violences contre les civils ?

Certains historiens veulent voir dans la Première Guerre mondiale la « matrice » des violences du xxe siècle, un « laboratoire d’une totalisation de la guerre » qui passerait par une violence de masse envers les civils. Ils s’appuient sur le génocide arménien, perpétré à l’initiative des Jeunes Turcs au sein de l’empire ottoman à partir de 1915, pour établir des parallèles entre les violences de 1914-1918 et les politiques d’extermination de 1939-1945.

Ce génocide résulte d’une succession de tensions et de violences au cours du xixe siècle autour de la minorité arménienne. Les Jeunes Turcs, arrivés au pouvoir en 1908, poursuivent la politique du sultan Abdülhamid II (1842-1918) qui avait instauré un régime policier et initié, en réponse aux revendications des Arméniens, des massacres de masse (plus de 200 000 morts) dans les dernières années du xixe siècle. Avec la mobilisation générale le 3 août 1914 et l’entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne en novembre 1914, les Arméniens dont les franges les plus politisées entretiennent des liens avec la Russie, sont perçus comme un ennemi intérieur. Le coup d’envoi d’une nouvelle extermination de masse est donné par le ministre de la Guerre Enver Pacha (1881-1922) qui, le 28 février 1915, désarme les dizaines de milliers d’Arméniens mobilisés dans l’armée ottomane pour ensuite les verser dans des bataillons de travail ou les exécuter. Une série d’ordres s’en suit, visant d’abord à éliminer les hommes puis spécifiquement les élites, avant de déporter, dans de longues marches mortelles, les femmes, enfants et personnes âgées vers les camps de concentration créés essentiellement en Syrie. Finalement, la population arménienne internée dans ces camps est massacrée à partir d’avril 1916.

Une armée particulièrement brutale à l’encontre des civils ?

Le statut de minorité dominée au sein de l’empire ottoman n’est pas sans évoquer les configurations coloniales. En effet, les situations d’extrême violence vécues par les civils au cours de la guerre sont fréquemment des décalques de pratiques coloniales, comme l’a montré l’historienne américaine Isabel V. Hull à propos de l’armée allemande. À l’occasion de la répression de la révolte des Hereros dans la colonie du Sud-Ouest africain entre 1904-1907, les officiers de carrière auraient en effet développé une culture militaire spécifique fondée sur l’usage de la terreur et des destructions massives. Ces officiers, imprégnés de darwinisme social, sont confrontés sur le front est à des populations jugées comme inférieures, les conduisant à reproduire le schéma de violence coloniale. Le général Ludendorff a même pour projet de créer un État colonial sur les terres conquises au nord-ouest de la Russie qu’il baptise l’Ober Ost et sur lesquelles il expérimente ses conceptions d’un État militaire autoritaire qu’il tentera ensuite de mettre en œuvre sur l’ensemble de l’empire allemand dans le cadre du programme Hindenburg.

À l’ouest également, cette culture militaire brutale, plus spécifique à l’armée allemande, peut s’exprimer dans le contexte de l’occupation du nord et de l’est de la France et de la quasi-totalité de la Belgique. En France occupée, les hommes mobilisables sont considérés comme de potentiels soldats ennemis : ils sont donc immédiatement recensés et une partie d’entre eux est envoyée dans des camps d’internement ou des bataillons de travailleurs. Régulièrement, des otages sont désignés parmi les notables locaux : ils doivent se porter garants de la sécurité des troupes ou bien sont envoyés dans des camps de prisonniers pour faire pression sur la France dans le cadre de négociations diplomatiques sur le sort des internés civils. Dans un contexte de graves pénuries à partir de 1916, à cause du blocus imposé par les forces de l’Entente, les réquisitions se multiplient et portent désormais sur la main-d’œuvre : à la campagne, hommes, femmes et enfants doivent participer aux travaux des champs sous la surveillance de soldats et gendarmes allemands. La population ouvrière de la région lilloise est même déportée à Pâques 1916 dans les territoires agricoles en manque de bras, essentiellement dans l’Aisne et les Ardennes, puis c’est au tour des ouvriers belges vers l’Allemagne à partir de l’automne 1916.

Des conditions de vie dégradées 

Au début du xxsiècle, les économies européennes sont largement ouvertes aux échanges, entre elles et avec leurs colonies, si bien que le blocus initié par le Royaume-Uni dès son entrée en guerre fragilise les sociétés sous emprise austro-allemande. Il est vécu par les Allemands comme une violation grave des traités internationaux régissant le droit de guerre et justifie dès lors toutes les pratiques autoritaires lors des occupations. Pour les populations, il entraîne des pénuries alimentaires et de charbon graves à partir de 1916. Les mauvaises récoltes de 1916 s’ajoutent à l’hiver particulièrement froid de 1917 : un champignon, le phytophtora, s’étant attaqué aux pommes de terre, l’essentiel de la nourriture disponible repose sur le rutabaga ou chou-navet, de faible valeur nutritive – les Allemands surnomment cet hiver le Kohlrübenwinter, « hiver des rutabagas »). La population urbaine est alors la première victime de la disette avec une ration alimentaire quotidienne qui tombe à moins de 1 000 calories en février (voir également la situation vécue par les populations occupées, témoignage ci-dessous). La mortalité, en particulier des plus fragiles, enfants et personnes âgées, augmente à cause des bronchites et de la tuberculose : les corps affaiblis résistent d’autant plus difficilement aux maladies que le charbon se fait rare. C’est cette faiblesse physique de la population qui explique également les ravages causés par la pandémie grippale de 1918, surnommée « grippe espagnole » (deux à trois millions de morts en Europe occidentale).

La mobilisation aussi large et systématique des main-d’œuvre est sans conteste une nouveauté des guerres industrielles. Elle a été d’autant plus efficace que l’État est désormais en capacité d’encadrer la population, de l’accompagner par des politiques de bienfaisance, d’allouer des ressources et de s’adjoindre les compétences venues du monde de l’entreprise. Cela participe donc du processus de totalisation même si celui-ci n’est pas linéaire : il connaît des crises et des ruptures, comme les grèves de 1917-1918 en France.

Les violences exercées à l’encontre des populations civiles au cours de la Première Guerre mondiale participent du même processus, même si elles ne sont pas tout à fait nouvelles : les pratiques militaires sont en effet imprégnées à la fois par l’expérience coloniale et par les conflits européens de la deuxième moitié du xixe siècle (guerres balkaniques, guerre franco-prussienne). Un seuil dans la violence est cependant franchi, en marge de la guerre elle-même, avec la volonté d’exterminer tout un peuple, les Arméniens, ce qui en fait un précédent bien identifié par le juriste Raphael Lemkin (1900-1959) lorsqu’il forge la notion de « crime de barbarie » au cours des années 1930 dans le cadre de ses travaux en droit humanitaire international, notion qu’il va faire évoluer en « génocide » en 1944.

Citer cet article

Philippe Salson , « Les sociétés en guerre : des civils acteurs et victimes de la guerre », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 29/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14352

Bibliographie

Bertschy, Sylvain, Salson Philippe (dir.), Les mises en guerre de l’État. 1914-1918 en perspective, Paris, ENS Éditions, 2018, en ligne : https://books.openedition.org/enseditions/9818?lang=fr

Horne, John, Kramer, Allan, 1914. Les atrocités allemandes, traduit par Hervé-Marie Benoît, Paris, Tallandier, 2005.

Kévorkian, Raymond Haroutiun, Le génocide des Arméniens, Paris, Odile Jacob, 2006.

Thébaud, Françoise, Les femmes au temps de la guerre de 14, Paris, Payot, 2013.

Documents complémentaires