Les ports, lieux du rayonnement européen

xvie-xxie siècles

Les ports sont devenus un des outils du rayonnement européen avec l’élan des grandes découvertes du XVe siècle, prélude à ceux que certains historiens ont qualifié de première mondialisation. Cela explique que les établissements du littoral atlantique aient bénéficié d’une situation avantageuse, portés par des États qui, de l’Espagne jusqu’aux Provinces-Unies, affirment leurs ambitions maritimes mondiales. Le contrôle des routes maritimes pour relier les métropoles aux empires coloniaux expliquent également la structuration de puissants ports arsenaux et de bases navales outre-mer. Au fil des siècles, le rayonnement des ports de commerce suit l’évolution des rapports de force politiques et économiques entre les puissances de l’Europe atlantique. Au XIXe siècle, les ports anglais, à commencer par Londres et Liverpool, s’imposent comme les plus puissants organismes européens. Toutefois, à partir des années 1860, au cœur de la mondialisation issue de la révolution industrielle, se structure, depuis Le Havre jusqu’à Hambourg, la plus puissante façade portuaire du monde.

Hambourg : nouveau port de voiliers au quai d’Asie vers 1890-1900
Sommaire

L’histoire du rayonnement international de l’Europe passe inévitablement par ses ports. Ceux-ci ont constitué les têtes de pont des entreprises de découverte et de colonisation quand, à partir du xve siècle, les Européens se sont lancés vers l’Afrique, l’Asie et l’Amérique en empruntant la voie maritime. Lieux de départ, certes, mais aussi de retour des fabuleuses cargaisons rapportées des trois autres parties du monde et, pour cette raison même, les grands ports ont sans doute compté parmi les principaux centres d’accumulation du capital et des richesses de l’Europe moderne. Prenant la suite des établissements hanséatiques et de l’Italie du Nord, Séville, Cadix et Anvers au xvie siècle, Amsterdam au xviie siècle, puis Londres, Liverpool, Bordeaux au xviiie siècle et enfin les ports du Northern Range depuis le dernier tiers du xixe siècle ont été tout à la fois les piliers et les indicateurs de la puissance mondiale du Vieux Continent. Dans leur sillage, c’est toute une économie portuaire européenne qui a été entraînée et a connu la prospérité, depuis la Méditerranée jusqu’aux confins de la Baltique. Cette énumération laisse deviner la dynamique de reclassement incessante qui s’est produite entre les grandes portes d’entrée et de sortie du continent européen au cours de sa phase d’expansion mondiale qui a culminé vers 1914. Jusqu’à cette date, les destins portuaires ont été étroitement liés à la dynamique des empires coloniaux, à l’évolution des rapports de force politiques entre puissances européennes et, de plus en plus au xixe siècle, aux zones d’impulsion de l’Europe industrielle.

Le temps des ports de l’Atlantique

À partir du xvie siècle, les logiques de mondialisation et de colonisation combinées ont donné un avantage de situation incomparable aux ports de la façade atlantique, lesquels ont profité ou subi tour à tour les rivalités croissantes entre les puissances maritimes de l’Europe de l’Ouest : Espagne, France, Provinces-Unies et Angleterre. La lutte pour la prépondérance continentale s’est transportée sur mer et dans les territoires des antipodes colonisés par les Européens. Quand la puissance espagnole donne des signes d’essoufflement au début du xviie siècle, les jeunes Provinces-Unies s’attaquent à la partie la plus fragile de son empire, à savoir les possessions portugaises d’Afrique, de l’océan Indien et du Brésil. Au déclin relatif des ports espagnols succède la splendeur d’Amsterdam pour un siècle. Mais à leur tour, les Hollandais doivent affronter les ambitions maritimes de l’Angleterre et de la France et, au xviiie siècle, la capitale des Provinces-Unies s’efface comme premier centre commercial et financier de l’Europe au profit de Londres et plus secondairement de Bordeaux. Toutefois, la longue séquence des guerres de la Révolution et de l’Empire laisse au seul port de la Tamise le sceptre du monde.

Parfois capitales politiques, les principaux ports deviennent aussi de grandes métropoles car leur prospérité attire les négociants de tout le continent, ainsi qu’une main-d’œuvre abondante, parfois venue de loin, qui trouve à s’employer dans les diverses professions liées à l’activité maritime. Aux xviie et xviiie siècles, la croissance démographique de l’élite des villes portuaires liées au grand commerce transocéanique est impressionnante. Entre 1622 et 1795, la population d’Amsterdam passe de 105 000 à presque 220 000 habitants, Marseille double ses effectifs entre 1650 et 1790, passant de 65 000 à 120 000 habitants, tandis que Bordeaux triple les siens au cours de la même période avec une population qui croît de 45 000 à 130 000 âmes. Plus spectaculaire encore est le décollage de Liverpool : gros bourg de 5 000 personnes en 1700, le port est devenu une agglomération de 80 000 habitants un siècle plus tard et de plus de 750 000 âmes à la veille de la Grande Guerre. Du reste, Hambourg n’a rien à envier au port de la Mersey puisque sa population décuple entre 1750 et 1910 où elle avoisine le million d’habitants. Toutefois, Londres surpasse toutes les métropoles portuaires européennes : forte de 675 000 habitants en 1750, la capitale anglaise regroupe 950 000 habitants en 1801, soit un Anglais sur huit. À ce moment, avec un flux annuel moyen de 8 000 immigrants, un quart de la population dépend directement du port pour sa vie quotidienne. Son apogée au xixe siècle renforce son exceptionnelle vigueur démographique. En 1914, avec ses quelque 7 millions d’individus, le Greater London est considéré comme la plus grande agglomération du monde.

Le processus d’accumulation des grands ports européens n’est pas seulement financier et humain, il est aussi technique. En effet, la maîtrise des routes océaniques a suscité des innovations considérables dans les chantiers navals, depuis la mise au point de la caravelle jusqu’aux grands paquebots et cargos motorisés de l’ère contemporaine. De surcroît, la marine de guerre, indissociable des conquêtes ultramarines, connaît aussi des perfectionnements constants dans les ports arsenaux, dont le modèle à suivre fut longtemps Venise. Les puissances européennes qui nourrissent des ambitions maritimes et coloniales se sont toutes dotées de tels outils : citons, entre autres, Chatham, Sherness, Portsmouth ou Plymouth en Angleterre – avant Scapa Flow pendant la Première Guerre mondiale – ; La Carraca, Carthagène et El Ferrol en Espagne ; Brest, Cherbourg, Rochefort et Toulon en France ; Karlskrona en Suède, qui fait office de référence en matière d’aménagement à la fin du xviiie siècle. La géographie européenne des arsenaux continue de s’enrichir au siècle suivant, à mesure que de nouvelles puissances affichent leurs ambitions maritimo-navales, telles que la Russie, avec la modernisation de Kronstadt, et l’Allemagne, sur la voie de l’unification, avec les fondations de Willemshaven en 1853 et Kiel en 1866. Dès l’époque moderne, ces établissements militaro-industriels ont représenté des pôles de modernité, combinant les technologies les plus sophistiquées et les meilleurs matériaux, ce qui supposa la concentration de compétences humaines très diversifiées, d’une organisation spécifique du travail pour une main-d’œuvre nombreuse dans un espace clos et d’une logistique d’approvisionnement mobilisant des moyens exceptionnels. Les caractères originaux des arsenaux européens perdurent avec le basculement technique de la construction navale en bois à celle du fer.

Les bouleversements techniques et commerciaux du XIXe siècle

Les changements techniques s’introduisent aussi dans l’interface portuaire avec les transformations de la navigation au long cours, l’accroissement et la diversification des trafics, la mise en connexion toujours plus étroite des avant-pays et des arrière-pays. À cet égard, un saut majeur est franchi à partir du xixe siècle. Pour répondre aux pressions croissantes du commerce mondial et de la chaîne des transports maritimes et terrestres, les ingénieurs reconfigurent de fond en comble les organismes portuaires afin d’améliorer l’accès des plus grands navires aux quais, d’accélérer les opérations de transbordement pour diminuer les temps morts, de faciliter le pré- et post-acheminement avec l’arrière-pays. Par conséquent, en entrant dans un processus permanent d’innovations, les territoires des plus grands ports européens changent d’échelle et tendent à se séparer physiquement de leur ville originelle. Depuis les docks-entrepôts jusqu’aux hangars et aux terre-pleins à ciel ouvert, depuis les grues à vapeur jusqu’aux transbordeurs à charbon et aux portiques à conteneurs, depuis l’arrivée des premières usines sidérurgiques, à la fin du xixe siècle, jusqu’aux complexes pétrochimiques, cette dynamique n’a cessé de se renforcer. Elle est devenue pour chaque autorité de tutelle (État, municipalité, société privée) le prix à payer, au sens littéral comme figuré, pour maintenir ou développer la capacité d’attraction d’un port dans le contexte d’une concurrence intra-européenne qui n’a cessé de se renforcer. Le génie civil européen spécialisé dans la construction des ports a du reste exporté son savoir-faire dans toutes les parties du monde, qu’elles soient colonisées ou non. Ainsi, le grand ingénieur néerlandais Waldorp, après avoir participé à la construction du nouveau port d’Amsterdam au xixe siècle, prend part à la conception de celui de Batavia (Djakarta) dans les Indes néerlandaises, avant de diriger l’aménagement des installations portuaires de La Plata en Argentine. La création par les Britanniques des ports de Singapour (1819) et de Hong Kong (1842) est également un témoignage du transfert des technologies occidentales aux antipodes. Selon une tradition coloniale, ces deux établissements cumulent les fonctions d’entrepôt commercial et de base navale.

Le xixe siècle représente l’apogée du rayonnement des ports européens. Ceux-ci sont les portes d’entrée et de sortie du continent le plus puissant de la planète : en voie d’industrialisation et d’urbanisation rapides, moteur d’une dynamique de mondialisation qui s’exprime pleinement entre 1850 et 1914, à la tête d’empires coloniaux qui couvrent les mondes antillais, africain, asiatique et océanien, l’Europe constitue le cœur de l’économie mondiale. De ses ports partent non seulement ses productions, manufacturées pour l’essentiel, mais aussi ses hommes dont les qualités sont aussi nombreuses que les motivations : militaires, missionnaires, explorateurs, savants, exilés politiques, négociants, administrateurs coloniaux, etc. Ces départs, temporaires ou définitifs, culminent entre les années 1850 et 1914 avec la fameuse explosion blanche, qui a correspondu au départ de quelque 35 millions d’émigrants européens à travers le monde. Des ports comme Liverpool et Hambourg ont été les symboles de ces lieux d’embarquement vers les colonies de peuplement, telles que l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, et plus encore vers l’Amérique et tout particulièrement les États-Unis qui ont drainé la majeure partie du flux migratoire.

Trois conditions se trouvent réunies pour favoriser ces migrations transocéaniques de masse : la construction de grands paquebots mus à la vapeur, mis au point dans les chantiers britanniques, la formation de lignes maritimes et la création de grandes compagnies maritimes au rayonnement mondial. Équivalant aux réseaux de transport terrestres, les lignes maritimes sont le mode d’usage innovant par excellence de l’espace maritime à partir du xixe siècle. Elles voient le jour sur la route de l’Atlantique Nord, qui sert également de lieu d’expérimentation des premiers paddle steamers de haute mer. Les deux premiers à relier New York appareillent respectivement de Londres (Sirius) et de Bristol (Great Western). La ligne, qui se caractérise par la permanence de ses lieux de départ et de destination, ainsi que la fixité de ses horaires, n’est pas une création de la marine à vapeur, mais cette dernière en systématise l’application les principes d’organisation grâce, en particulier, à sa moindre dépendance aux éléments naturels. La croissance du trafic de marchandises et celle du transport de passagers, ainsi que la mise en place de services postaux transatlantiques, se sont avéré des éléments décisifs dans la réussite des navires de ligne. La plupart d’entre eux appartiennent à de grandes compagnies maritimes européennes qui se constituent à partir de la fin des années 1830 et dont le rayon d’action devient mondial pour les plus puissantes d’entre elles. Première puissance maritime et commerciale du monde, l’Angleterre invente ce modèle d’armement avec la Peninsular and Oriental Steam Navigation Company (P&O) fondée en 1837. Chacune des compagnies est étroitement associée à un port d’attache et participe de fait activement à son rayonnement international : Hambourg est, entre autres, le siège de la HAPAG (Hamburg Amerikanische Paketfahrt Aktien-Gesellschaft), Brême celui de la Norddeutscher Lloyd, Le Havre celui de la Compagnie générale transatlantique, Marseille celui des Messageries maritimes, etc.

Simultanément aux armements de ligne sont créées de grandes compagnies spécialisées dans le transport de fret et des sociétés de négoce travaillant à l’international, tant il est vrai que l’Europe du xixe siècle est devenue la pompe aspirante et refoulante du commerce mondial. Depuis l’époque moderne, les ports ont été le réceptacle des produits rapportés par leurs négociants et, de ce fait, les lieux par lesquels ont été introduits les nouveaux produits de consommation qui allaient modifier de fond en comble le régime alimentaire des Européens. Aux épices et denrées tropicales qui ont progressivement gagné les tables du Vieux Continent, avec des rythmes différenciés selon les régions, les catégories sociales et les types de produits, s’ajoutent désormais aussi les produits pondéreux indispensables à son industrie ou son agriculture. En 1876-1880, la part des produits primaires s’élève déjà à presque deux tiers du commerce mondial, dont plus de 60 % sont continûment absorbés par l’Europe du Nord-Ouest, et ce jusqu’en 1914. Les cargaisons sont constituées de denrées (ex. céréales, produits animaliers), d’engrais (ex. guano, nitrates, phosphates), de métaux non ferreux (ex. cuivre, nickel, cobalt), de matières premières (ex. coton, caoutchouc, gutta-percha) et de sources d’énergie (ex. pétrole).

Des ports britanniques au Northern Range (XIXe-XXIe siècles)

Capitale de la première puissance économique et du plus grand empire colonial, Londres s’impose, tout au long du xixe siècle, comme le premier port mondial par le volume des frets manutentionnés. Soutenu par la première flotte marchande – ainsi que navale – du monde, sa prépondérance repose essentiellement sur sa fonction d’entrepôt international, comme l’atteste son complexe de docks entrepôts aux noms évocateurs (West India Dock, East India Dock, Royal Victoria Dock, etc.) qui s’étirent le long de la Tamise. Au début des années 1820, Londres, qui est assurément le port le plus moderne du monde, suscite l’admiration des visiteurs étrangers. En 1913, avec un commerce extérieur supérieur à 20 millions de tonneaux, il demeure le premier port européen. Le port, adossé à la plus grande métropole et au centre financier le plus puissant de la planète, incarne à merveille l’économie-monde braudelienne du xixe siècle. Il est en quelque sorte la figure métonymique de cette Angleterre qui a réalisé l’alliance de la puissance de l’État national et de la richesse des cités-États. Toutefois, la prééminence londonienne se trouve de plus en plus menacée depuis la fin des années 1860. En effet sa fonction d’entrepôt mondial tend à diminuer d’importance sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs : la durée plus courte des traversées, notamment grâce à l’ouverture du canal de Suez, l’essor de grandes compagnies étrangères et de ports continentaux bien équipés, ainsi que l’importance croissante des matières pondéreuses et des vracs, constituent autant de raisons qui permettent de s’affranchir plus qu’autrefois des magasins de la capitale britannique.

Les concurrents de Londres sont d’abord britanniques, même si leur dynamisme se fonde, en réalité, sur des modèles économiques différents. De tous, Liverpool connaît le développement le plus remarquable, au point de demeurer le deuxième établissement européen jusqu’à la fin du xixe siècle. Mais à la différence de Londres, la prospérité du port de la Mersey repose sur l’existence d’un des plus puissants hinterlands industriels du monde, avec Manchester et l’industrie cotonnière du Lancashire. Si Liverpool a bâti sa fortune sur le commerce triangulaire avec les Antilles britanniques au xviiie siècle, sa dynamique est avant tout liée à ses liens privilégiés avec les États-Unis au xixe siècle, comme en témoigne la création, en 1818, de la première ligne régulière de packet boats, la Black Ball Line, qui relie le port de la Mersey à New York. Elle est la matrice de la plus célèbre ligne transatlantique du xixe siècle, empruntée notamment par les premiers navires à vapeur de la Cunard Line au début des années 1840. Dès la fin des années 1820, Liverpool bénéficie également de la mise en service de la première ligne ferroviaire commerciale qui effectue la liaison avec Manchester. Dès cette époque, Liverpool est donc en mesure d’assurer dans les meilleurs délais l’approvisionnement des industries de son arrière-pays en balles de coton américaines et, dans le sens inverse, d’expédier à travers le monde les filés et textiles produits dans le Lancashire. Jusqu’à la guerre de Sécession, Liverpool est le premier port d’importation britannique en couvrant plus de 90 % des besoins de l’industrie nationale. Les États-Unis représentent, aux sorties, le principal débouché du port de la Mersey en recevant plus de 80 % de ses exportations vers 1850. La ligne de New York donne aussi un avantage à Liverpool pour l’embarquement des émigrants européens quand le mouvement s’accélère au mitan du siècle. On estime que 20 millions d’émigrants, convergeant de toutes les parties du Vieux Continent, sont passés par Liverpool jusqu’en 1914. Bien que le taux de croissance du commerce extérieur du port tende à s’affaisser après 1850, Liverpool demeure le premier port d’exportation en volume du Royaume-Uni et continue d’assurer le quart de ses importations.

Néanmoins, le phénomène majeur de la deuxième moitié du xixe siècle réside dans la structuration d’une puissante façade maritime depuis l’embouchure de la Seine jusqu’à l’Elbe. L’avantage majeur des ports de cette « rangée nord » – ou Northern Range – réside dans leur situation puisqu’ils se trouvent à l’interface de la route maritime nord-atlantique, qui est alors la plus empruntée du monde et au débouché de cet axe lotharingien qui, depuis le littoral jusqu’à l’Italie du Nord, est à la fois le plus industrialisé, le plus urbanisé, le plus densément peuplé et celui qui dispose du plus haut pouvoir d’achat par tête de toute l’Europe. Leur haut niveau d’équipement et leurs excellentes connexions avec les régions de l’Europe médiane expliquent que, même après l’ouverture du canal de Suez en 1869, les ports de l’Europe du Nord-Ouest captent la majeure partie du fret en provenance de l’Extrême-Orient au détriment de Marseille. Toutefois, ces établissements se livrent une concurrence sans merci dans tous les types de trafics.

Jusqu’au milieu des années 1860, Le Havre s’impose comme la principale porte d’entrée et de sortie du continent européen. À cette date, le port normand doit subir la concurrence de plus en plus rude d’Anvers. Le port de l’Escaut s’affirme comme le premier organisme continental du début des années 1870 au début des années 1890, en s’imposant dans le trafic de transit, en plein essor, en direction des pays germaniques. La qualité des relations ferroviaires avec l’hinterland allemand et la politique de groupage systématique des frets permet à Anvers d’attirer, du côté terrestre, la clientèle des chargeurs par de bas tarifs de transit et de fixer, du côté maritime, la fréquentation régulière d’un nombre élevé de services de ligne. Cette politique cohérente lui permet de devenir à l’horizon du xxe siècle le premier port d’escale et de liners du continent. Comme Anvers, Rotterdam s’impose comme la porte d’entrée de l’ouest de l’Allemagne, grâce à l’ouverture en 1875 du Nieuwe Waterweg, qui constitue la partie aval de la nouvelle Meuse recreusée en canal et qui devient le chenal principal de l’établissement. En amont, l’axe de pénétration rhénan constitue un atout majeur pour ce port qui dispose du marché d’affrètement le plus puissant du continent dans le dernier tiers du xixe siècle. Plus au nord, à la même époque, Brême et surtout Hambourg s’affirment comme deux nouveaux concurrents sérieux, soutenus par la toute nouvelle puissance de l’industrie allemande, devenue la première d’Europe. Tout aussi remarquable que celle d’Anvers est la renaissance de Hambourg. Disposant d’une vaste zone franche – couvrant à peu près les deux tiers des 1 500 hectares de sa superficie totale – instituée pour compenser l’incorporation de la ville au Zollverein en 1888, le port continue d’assurer sa fonction de centre de réexpédition. Puissamment équipé et disposant d’un fleuve bien aménagé qui lui assure la desserte d’une grande partie de l’Europe centrale, Hambourg ravit même à Liverpool la première place pour l’embarquement des émigrants à destination des États-Unis. À la veille de la Première Guerre mondiale, il manipule le volume de trafic le plus important du continent européen, soutenu par la présence de nombreuses compagnies de navigation, dont la HAPAG qui se place parmi les tout premiers armements du monde en 1914.

Les ports du Northern Range s’imposent comme la façade maritime la plus active du monde jusqu’à la fin du xxe siècle. À partir des années 1950, la construction de l’espace économique européen, associé à une politique de libéralisation des transports continentaux, a renforcé la notion d’hinterland commun aux villes maritimes de la façade, qui peuvent desservir le plus important complexe commercial contemporain. Les organismes portuaires ont activement soutenu la naissance et le développement de la révolution contemporaine des transports océaniques. Dans le domaine des vracs liquides, le bassin d’Antifer, au nord du Havre, représente au moment de son ouverture, en 1976, l’un des plus importants terminaux pétroliers du monde. Par ailleurs, les ports du Northern Range sont, avec le Japon, la terre d’élection des vastes zones industrialo-portuaires (ZIP). Rotterdam inaugure la première sur le site du Botlek en 1957 ; Anvers lance son plan décennal 1955-1965 qui est à l’origine de l’installation d’un des plus vastes complexes pétrochimiques du monde. Hambourg, Le Havre, Dunkerque connaissent la même dynamique. En 1996, les vingt premiers établissements portuaires du Northern Range concentrent un trafic de 809 millions de tonnes, soit près de 9 % du tonnage mondial et trois d’entre eux se placent parmi les dix premiers du monde pour le trafic de conteneurs. Le mouvement de la navigation y représente 1,3 fois le tonnage de la flotte mondiale en nombre de navires et 2,5 en tonnage. Les ports du delta belgo-rhénan ont repris l’avantage. Rotterdam est à la fin du xxe siècle le seul organisme de plus de 45 kilomètres de long d’un seul tenant, construit par étapes vers l’aval grâce à une série de polders (Europoort, Maavlakte I et II). Assurant un trafic annuel supérieur à 300 millions de tonnes – soit plus d’un tiers de l’ensemble de la façade – il s’impose comme le premier port du monde. Cette prépondérance a néanmoins été perdue avec l’essor spectaculaire de l’économie chinoise depuis le début du xxie siècle, qui a entraîné dans son sillage l’activité de tous les ports d’Asie du Sud-Est. Rotterdam demeure néanmoins le premier port du monde occidental pour le trafic total et celui des conteneurs.

Citer cet article

Bruno Marnot , « Les ports, lieux du rayonnement européen », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 19/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12437

Bibliographie

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Vidéos INA

Reportage consacré aux infrastructures et à l'hégémonie mondiale des ports européens d'Anvers et Rotterdam, ORTF, 1971