Les grands ports de commerce européens

Espaces majeurs de la mondialisation (xviie-xxie siècles)

Historiquement, les grands ports de commerce européens ont joué un rôle décisif dans le processus de désenclavement des grandes parties du monde. Ils sont aujourd’hui des espaces majeurs de la mondialisation. Ces organismes portuaires ont évolué vers des structures complexes, de plus en plus aménagées. L’essor des échanges atlantiques puis l’entrée dans l’ère industrielle ont par ailleurs provoqué un bouleversement de la hiérarchie des ports européens. 

Giovanni Canaletto, La Tamise et la City, huile sur toile, 1747
Sommaire

Selon le dictionnaire Le Petit Robert, un port – du latin portus (passage) – est un « abri naturel ou artificiel aménagé pour recevoir les navires, pour l’embarquement et le débarquement de leur chargement ». Les ports sont des interfaces, c’est-à-dire des zones de contact entre des espaces différents, au cœur de la mondialisation. En effet, les mers et océans occupent 71 % de la surface terrestre et communiquent entre eux, favorisant ainsi les échanges à l’échelle mondiale, dans un contexte d’explosion du commerce planétaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En outre, les transports maritimes connaissent une véritable révolution à partir des années 1960, avec en particulier la conteneurisation, leur permettant d’assurer aujourd’hui 80 % des échanges mondiaux en tonnage et 50 % en valeur. Certains ports sont ainsi devenus les « hubs » (nœuds de communication) d’une économie globalisée. Cette réalité conduit à interroger l’histoire de ce processus et à étudier l’évolution des ports de commerce européens depuis le début de l’époque moderne.   

Des ports de commerce de plus en plus aménagés

Au début de l’époque moderne et fréquemment jusqu’au xixe siècle, les ports de commerce européens « sont sans port » (Gérard Le Bouëdec). Ce sont des havres d’échouage ou de mouillage très peu aménagés. Les ports urbains ne disposent que de quais, souvent obliques, et de cales modestes. Cette situation perdure malgré l’essor des grands commerces transocéaniques aux xviie et surtout xviiie siècles. À Bordeaux, le fameux port de la lune, célébré par les voyageurs européens, n’est en réalité qu’une rade de fond d’estuaire où les navires de haute mer mouillent en ligne dans le lit de la Garonne, sans possibilité d’accostage sur les rives, et où les quais n’ont qu’une fonction décorative, sans usage commercial.

Si la croissance des trafics provoque un divorce entre les cœurs des villes et leur port, se traduisant par un débordement des installations portuaires vers l’aval pour les ports de fond d’estuaire et le long de l’estran pour les ports de front de mer, les travaux restent modestes, condamnant certains sites au déclassement. Ainsi en est-il de Bruges, située à 13 kilomètres de la mer du Nord, comptoir des villes hanséatiques depuis le xiiie siècle : grand marché d’échanges, avec la ville de Damme comme avant-port, la ville est pourtant en déclin dès le xvie siècle en raison de l’ensablement du Zwyn et de la déchéance de son industrie drapière. Bruges subit la concurrence d’Anvers qui la supplante par des pratiques commerciales plus libres.

Le recours à des avant-ports constitue une alternative, particulièrement pour les ports de fond d’estuaire, situés parfois à plusieurs dizaines de kilomètres de la mer : Brême à 80 kilomètres à l’intérieur des terres sur la Weser, fonde Bremerhaven en 1830. Certaines installations sont plus anciennes : Le Havre-de-Grâce, créé en 1517 au débouché de la Seine par la volonté du roi de France François Ier, devient l’avant-port de Rouen, distante de 125 kilomètres de la Manche.  

Le passage de la marine à voile à la marine à vapeur avec l’entrée dans l’ère industrielle provoque une hausse spectaculaire des tonnages des navires. En 1862, le tonnage moyen des flottes européennes à l’unité était respectivement de 304 pour la Belgique, 254 pour les Pays-Bas, 169 pour l’Angleterre et 61 pour la France. En 1899-1900, d’après les registres de la Lloyd, le tonnage moyen d’un vapeur marchand était compris entre 1 050 tonneaux (pour un vapeur français) et 1 463 tonneaux (pour un vapeur allemand). Une telle augmentation contraint les structures portuaires à s’équiper de bassins à flot pour accueillir ces navires : dès 1715, Liverpool est le premier port de Grande-Bretagne à en être équipé, avant Londres en 1802. Pour la majorité des ports européens, il faut attendre le milieu, voire la fin du xixe siècle. Surtout, le dock-entrepôt, innovation anglaise de la fin du xviiie siècle, permet d’améliorer de façon notable les opérations de transbordement, bientôt accompagné de hangars et de grues mécaniques. À la fin du xixe siècle, les docks de Liverpool sur la Mersey apparaissent comme l’équipement portuaire de référence : 36 miles de façade de quais, 65 bassins, 22 cales sèches.

Jusqu’à la révolution ferroviaire du xixe siècle, les ports sont des lieux de rupture de charge entre la navigation maritime, d’une part, et fluviale, d’autre part, à laquelle il faut ajouter le réseau des canaux développés surtout à partir du xviie siècle. Cela s’explique par le coût plus bas du transport fluvial comparé à celui de la route. Le chemin de fer fait évoluer les choses et établit un équilibre entre le transport maritime et le transport intérieur, en introduisant une continuité terre-mer. Désormais les ports d’avenir sont ceux qui disposent de vastes arrière-pays dont ils peuvent drainer les productions et qu’ils peuvent desservir.

Le xxe siècle est marqué par la poursuite du processus d’extension des grands organismes portuaires : construction de terre-pleins et d’entrepôts, amélioration des chenaux d’accès et spécialisation croissante des sites avec la création de terminaux. Par ailleurs, l’arrivée des industries lourdes le long des littoraux ouvre la voie aux zones industrialo-portuaires (ZIP). De tels aménagements nécessitent des investissements de plus en plus importants qui influent inévitablement sur la hiérarchie portuaire.     

La hiérarchisation portuaire et son évolution

Au moment où les ports sont peu, voire pas, aménagés, il est frappant de constater la multiplicité des sites, ce que l’on peut qualifier de « poussière portuaire » (Gérard Le Bouëdec). À l’échelle de la province française de la Bretagne, 123 havres peuvent être recensés au xvie siècle ; ils ne sont plus que 90 environ au xviiie siècle. Cette réduction du nombre de ports s’accompagne d’un phénomène de concentration au profit de quelques organismes majeurs, entraînant la constitution d’aires portuaires maritimes.

Autour de pôles de commandements, souvent localisés au fond des grands estuaires, portes d’entrée et débouchés de vastes bassins fluviaux, des ports sont satellisés et un partage des fonctions s’opère : le port principal se réserve les trafics transocéaniques les plus coûteux et les plus rémunérateurs (commerce vers les colonies de plantation des Amériques, traite des Noirs, voyages à destination de l’océan Indien), tandis que les autres ports assurent notamment le cabotage d’approvisionnement et de redistribution à court rayon, celui à destination de l’Europe du Nord étant largement entre les mains des flottes hollandaise et hanséate. Ce modèle est opératoire pour les grands ports français du xviiie siècle comme Bordeaux, Nantes, Le Havre-Rouen et Marseille mais peut être étendu aux ports anglais comme Londres, Liverpool et Bristol, ou encore aux ports ibériques comme Porto, Lisbonne et Cadix-Séville.   

Là encore le processus d’industrialisation bouleverse cette hiérarchie : les ports de la façade atlantique européenne qui avaient bénéficié d’une situation géographique privilégiée au moment du basculement du centre de gravité économique de l’Europe de la Méditerranée vers l’Atlantique, se retrouvent relativement éloignés des grands centres industriels du continent, exception faite des ports britanniques. Londres, grand entrepôt international, reste le premier port mondial durant le xixe et le début du xxe siècle mais subit de plus en plus la concurrence des établissements de la façade nord-ouest de l’Europe, ensemble désigné sous l’appellation de Northern Range. S’étendant du Havre jusqu’à Hambourg, elle constitue la façade portuaire la plus active et la mieux équipée du monde au xxe siècle, avec en son sein le premier port mondial d’alors : Rotterdam.

L’ouverture économique de la Chine à partir des années 1980 et sa transformation en « usine du monde » provoque le déclassement des ports européens dans la hiérarchie mondiale. En 2013, Rotterdam n’est plus qu’au huitième rang mondial (en millions de tonnes métriques), Anvers au dix-huitième rang, alors que l’on trouve 13 ports chinois dans les 20 premiers ports du monde.     

 

Explication de l'illustration : Forte de 600 000 habitants vers 1700, Londres est alors la ville la plus peuplée d'Europe. Capitale politique du Royaume-Uni et de son empire colonial, elle s'impose comme le premier port mondial au xviiie siècle. La Tamise, véritable bras de mer intérieur, permet la remontée des plus gros navires jusqu'à son port fluvial.

Citer cet article

Bernard Michon , « Les grands ports de commerce européens », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 16/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12347

Bibliographie

Le Bouëdec, Gérard, « Économie atlantique et profil des villes-ports en Europe (xviie-xixe siècles) », dans Guy SAUPIN (dir.), Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au xxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 45-56.  

Marnot, Bruno, La mondialisation au xixe siècle (1850-1914), Paris, Armand Colin, 2012.

« Les grands ports mondiaux », Questions internationales, La Documentation française, no 70, novembre-décembre 2014, p. 4-90.

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