Comment le sucre et le chocolat sont arrivés sur la table des Français au 18e siècle ?

À propos de Érick Noël, Le goût des îles sur les tables des Lumières

Érick Noël, Le goût des îles sur les tables des Lumières, Pessac, Presses Universitaires de Nouvelle-Aquitaine, 2020.

Le livre : L’arrivée des denrées coloniales sur les tables françaises (XVIIe – XVIIIe siècle)

À la fin du xviiie siècle, boire une tasse de café est devenu une pratique répandue en France. Au-delà des tables parisiennes les plus distinguées, l’embastillé et futur académicien Jean-François Marmontel déguste chaque soir le meilleur café de Moka tandis que la « populace » décrite par Legrand d’Aussy dans son Histoire de la vie privée des Français (1782) se presse sur les ponts de Paris pour y acheter du café au lait à deux sols la tasse (l’équivalent de quelques euros aujourd’hui) aux marchandes ambulantes. C’est cette véritable « révolution du goût » qu’Érick Noël interroge dans son ouvrage « Le goût des Îles sur les tables des Lumières ou l’exotisme culinaire dans la France du xviiie siècle ». Son enquête sur les modes et consommations alimentaires montre comment celles-ci orientent les productions et les circuits commerciaux. Pas-à-pas, il suit le parcours des denrées coloniales (sucre, café, cacao, thé et épices), de leur mise en culture ou captation dans l’outre-mer à leurs dégustations inscrites dans des sociabilités diverses, en passant par le transport dans les ports français et leurs arrière-pays, sans oublier les transformations qu’elles subissent par les métiers de bouche et leur diffusion dans les cafés, auberges et autres étals de colporteurs.

Qu’ils soient autochtones, comme le cacao d’Amérique du Sud ou le thé d’Asie, ou acclimatés, à l’image du caféier de Moka sur l’île Bourbon, ces produits répondent à des désirs de consommations qui s’imposent en France dès le xviie siècle. C’est le cas, par exemple, du sucre, cet « or blanc » originaire de Méditerranée, découvert par les Européens au temps des croisades et cultivé à partir du xvesiècle dans les îles ibériques de l’Atlantique-est (Madère, Açores, Cap-Vert). Au xvie siècle, la forte demande de sucre en Europe explique l’installation de plantations dans le Nordeste du Brésil portugais et dans les Antilles espagnoles et hollandaises. Dépendante de ses rivaux pour son approvisionnement en sucre, la monarchie française décide sous Richelieu (1585 – 1642) de développer ses propres cultures et se lance à la conquête de la Martinique, de la Guadeloupe puis de Saint-Domingue. S’établit ainsi un approvisionnement régulier pour des consommateurs français qui souhaitent adoucir l’amertume du café de Bourbon et développer les goûts sucrés à leur table.

Ce goût pour les saveurs coloniales apparaît d’abord chez les élites bourgeoises et aristocratiques, à l’image du chocolat, importé d’Espagne par Marie-Thérèse d’Autriche, dont la mode se diffuse à la cour et dans la haute noblesse. Ces produits de consommations « exotiques » accompagnent un art nouveau de la cuisine pratiquée par les grands maîtres de la cuisine française (Pierre de Lune, François Massialot, Joseph Menon) dont les traités vont transformer les pratiques culinaires au xviiie siècle. Les confiseries se multiplient, les pâtisseries deviennent sucrées et les menus accordent une place toujours plus grande aux saveurs suaves et douces. Le « goûter » s’impose parmi les élites et s’accompagne d’une vaisselle spécifique, résultat d’une stratégie de distinction sociale intégrant cet « exotisme du quotidien ». L’ouvrage rappelle d’ailleurs que la diffusion des saveurs coloniales apparaît au-delà des cours et des salons urbains : les paysans des Alpes se fournissent en sucre auprès des colporteurs quand les manouvriers du nord utilisent leur propre cafetière.

Par-delà les volumes de cargaisons débarquées sur les ports de l’Atlantique ou des seules formes des plantations esclavagistes antillaises, l’enquête prend en compte les produits, les territoires et les consommateurs et connecte ainsi les espaces lointains au cœur de la société d’Ancien Régime en offrant une vue d’ensemble sur les denrées coloniales de la France des Lumières.

Le cours : Sucre et chocolat sur la table des élèves

 L’enquête d’Érick Noël accorde une place centrale aux produits sucrés qui, à partir du xviie siècle, opèrent une véritable « révolution du goût » en Europe. Il peut donc être intéressant de confronter les élèves à leur propre rapport au sucre pour montrer que ce goût a bien été « construit » dans le cadre d’une mondialisation économique mettant en relation les plantations sucrières esclavagistes et les consommateurs européens. En France,  la consommation de sucre a été rendue possible par des investissements importants, des mises en cultures complexes et a nécessité la structuration d’échanges commerciaux entre Europe, Afrique et Amériques.

Mais déjà, la consommation abusive de sucre – aujourd’hui considérée comme un fléau par les nutritionnistes et neuroscientifiques - est dénoncée par quelques contemporains comme François Marin, dans ses Dons de Comus (1739) qui avertissait ses lecteurs non pas de problèmes de santé potentiels mais du déséquilibre des saveurs entraîné par la surabondance de sucre dans les repas.

L’exemple du chocolat permet de faire travailler les élèves sur les liens entre production coloniale d’outre-mer, systèmes commerciaux transocéaniques et consommations quotidiennes en Europe. Originaire d’Amérique centrale, le chocolat est la boisson sacrée des Mayas (le chacau haa), consommé en breuvages épicés ou bouilli avec du maïs. Les Espagnols développent la culture du cacaoyer en exploitant les Amérindiens, peu à peu remplacés par une main d’œuvre africaine, dès les années 1520 au Mexique puis au Venezuela au tournant du xviie siècle. La diffusion de cette boisson est encore très lente parmi les élites espagnoles en raison de son amertume encore à peine adoucie par le sucre. Le succès du chocolat en Europe est assuré dans la première moitié du xviie siècle par les réseaux marchands des juifs marranes (nouveaux convertis au christianisme originaires de Péninsule ibérique) qui installent des ateliers où s’épanouit l’art du « chocolate » depuis les Flandres, Amsterdam et le pays basque.

Les élites espagnoles en transmettent le goût dans l’aristocratie française : David Chaillou reçoit en 1659 le privilège royal de fabriquer et de commercialiser le chocolat en liqueur et en « boîtes ». Les consommations aristocratiques stimulent les premières cultures françaises en Martinique au Grand Siècle, avant que les productions de Saint-Domingue ne s’imposent au xviiie siècle. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, le chocolat reste moins populaire en France – car plus cher – que le café ou le sucre. Certaines populations modestes disposent toutefois de chocolatières bon marché, le fer blanc remplaçant l’argent et la porcelaine des plus aisés.

Le déjeuner, huile sur toile de François Boucher, 1709, Musée du Louvre, 81x65 cm.
Le déjeuner, huile sur toile de François Boucher, 1709, Musée du Louvre, 81x65 cm.

François Boucher (1739) met en scène les consommations de produits exotiques dans la France des Lumières à travers une famille bourgeoise. L’heure est à la dégustation du chocolat chaud, auquel est consacré un moment particulier – le « goûter sucré » – et une vaisselle spécifique – chocolatière, petites tasses, petites cuillères. Les femmes et les enfants ont sans doute adouci l’amertume du chocolat par du sucre présent dans le pot en porcelaine sur la table. La présence d’une théière sur l’étagère suggère une dégustation de thé. Le goût pour les choses exotiques se manifeste aussi par la porcelaine, la statue de bouddha ou encore le vase de style « oriental », confirmant ainsi la fortune des personnages représentés. Enfin, la représentation du limonadier est révélatrice de l’élargissement de l’activité de la profession : en plus des boissons citronnées, l’ensemble des boissons « exotiques » et sucrées composent dès 1693 la gamme des préparations proposées. Certains limonadiers étaient d’ailleurs directement employés au service de familles aisées.


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