La montre, garde-temps et accessoire de mode

Résumé

Pourquoi achetons-nous des montres depuis plus de 400 ans ? La réponse à cette question semble évidente, la mesure précise du temps étant essentielle au bon fonctionnement des sociétés modernes. Mais au-delà du besoin pratique auquel elle répond, la montre témoigne aussi d’usages sociaux évolutifs. Ainsi, depuis la fabrication des premières montres jusqu’à aujourd’hui, ces objets ont sans cesse cumulé au moins deux fonctions : donner l’heure exacte et constituer un accessoire de mode (indiquant, en tant que tel, le statut de celui qui la porte). L’importance relative de chacune de ces deux finalités a varié selon les époques et les usagers.

Publicité pour la maison suisse West End SA, spécialisée dans les ventes de montres en Asie du Sud, 1936. La capacité des horlogers suisses à répondre à une multitude de demandes locales assure leur compétitivité sur le marché mondial depuis le milieu du XIXe siècle. Source : CEJARE.
Publicité pour la maison suisse West End SA, spécialisée dans les ventes de montres en Asie du Sud, 1936. La capacité des horlogers suisses à répondre à une multitude de demandes locales assure leur compétitivité sur le marché mondial depuis le milieu du XIXe siècle. Source : CEJARE.
Swatch géante suspendue à la tour de la Commerzbank, Francfort, 1984. Le lancement de la Swatch suisse est l’occasion de manifestations de grande envergure à travers le monde qui font de la montre un objet de consommation de masse
Swatch géante suspendue à la tour de la Commerzbank, Francfort, 1984. Le lancement de la Swatch suisse est l’occasion de manifestations de grande envergure à travers le monde qui font de la montre un objet de consommation de masse. Source : Wikimedia Commons

Bien que l’historien américain Lewis Mumford fît de l’horloge le meilleur symbole des sociétés industrielles, la montre incarne aussi la culture matérielle contemporaine. C’est non seulement un objet personnel qui sert à mesurer le temps, mais aussi un accessoire de mode qui exprime la personnalité de son propriétaire. Ces deux dimensions ont connu une évolution simultanée depuis l’apparition des montres dans les grandes villes d’Europe occidentale à la fin du xve siècle.

De l’horloge à la montre : les enjeux de la miniaturisation

À la différence de l’horloge, la montre est un bien individuel que l’on porte sur soi. L’horloge joue un rôle majeur de garde-temps dans l’organisation des sociétés modernes en Europe, des horloges de tour médiévales exprimant le « temps des marchands », pour reprendre l’expression de Jacques Le Goff, aux systèmes de réseaux d’horloges électriques gérant les chemins de fer et les télégraphes à la fin du xixe siècle, comme a pu le montrer Peter Galison. Ainsi, à l’inverse de l’horloge, la montre n’est pas un instrument qui sert directement à gérer des organisations, mais un objet qui relie l’individu à ces dernières. Le contrôle social sous-tendu par la mesure du temps ne résulte plus seulement d’un rapport hiérarchique descendant, des organisations vers les individus. Il est aussi intériorisé par les détenteurs d’une montre.

Toutefois, la montre n’est pas uniquement un garde-temps précis qui permet le fonctionnement des sociétés modernes. C’est aussi un accessoire mécanique et un objet de mode. En effet, les premiers essais de miniaturisation des horloges, qui donnent naissance à la montre au tournant des xve et xvie siècles, ne répondent pas à un besoin d’une maîtrise individuelle du temps. Elles sont l’expression d’une prouesse technique et esthétique. Aux xvie et xviie siècles, les premières montres, produites dans les centres urbains d’Europe de l’Ouest, sont richement décorées. Elles sont encore peu précises, mais la mesure du temps exact n’est pas l’enjeu principal : elles expriment à la fois le génie mécanique des artisans horlogers et la richesse de leurs propriétaires. La hausse de la demande amène les horlogers de certaines villes à s’organiser en corporation, comme à Paris (1544), Nuremberg (1565), Blois (1600) et Genève (1601).

L’invention du ressort-spiral par le physicien néerlandais Christiaan Huygens, en 1675, joue un rôle déterminant dans l’amélioration de la précision des montres. Il permet de faire passer l’écart journalier d’un minimum de 30-40 minutes à seulement 4-5 minutes. Les montres s’équipent d’une aiguille des minutes et peuvent désormais être utilisées comme des véritables garde-temps. Londres s’impose au xviiie siècle comme le principal lieu de production et de consommation de ces objets. Toutefois, bien que plusieurs historiens aient démontré que la proportion des habitants des grandes villes anglaises possédant une montre avait connu une forte expansion durant la seconde partie du xviiie siècle, suggérant un lien avec la révolution industrielle, Gerrit Verhoeven a mis en avant le faible impact de la montre sur la conscience du temps et de la notion de précision durant ces mêmes années en Grande-Bretagne.

Offrir la précision aux masses populaires

C’est essentiellement au cours de la seconde partie du xixe siècle que la montre devient un objet de consommation courante, produit et distribué en masse. L’urbanisation, l’essor des moyens de transport et de communication, ainsi que l’industrialisation s’accompagnent d’une nouvelle culture du temps, caractérisée par l’unification de l’heure à l’échelle de la planète – l’heure GMT est adoptée par la conférence de Washington en 1884 – et l’importance attachée à la ponctualité. Ce système d’heure est adopté peu à peu par les pays non occidentaux, dans le cadre de révolutions politiques, comme la restauration Meiji au Japon, le régime républicain en Chine ou la Turquie kémaliste.

Ces nouveaux usages sociaux du temps entraînent une forte demande pour des montres. Le volume de la production annuelle mondiale, qui s’élevait à environ 400 000 pièces à la fin du xviiie siècle, atteint les 9,6 millions en 1890 et plus de 26 millions en 1914. Cette formidable croissance a deux conséquences majeures. Premièrement, ce ne sont plus seulement les classes les plus riches qui acquièrent des montres, mais l’ensemble de la population. En 1867, l’horloger allemand Georges Frédéric Roskopf, établi à la Chaux-de-Fonds, en Suisse, met au point une montre simple et bon marché, destinée aux travailleurs, la « Prolétaire ». Elle est rapidement copiée et produite par de nombreux fabricants, si bien que, au début des années 1970, les montres Roskopf représentent la moitié du volume des montres suisses. Deuxièmement, l’industrialisation de la fabrication de montres mène à une recomposition géographique des principaux lieux de production. Les anciens centres comme Londres et Paris connaissent un rapide déclin, en raison d’un mode de production qui reste artisanal, alors que la Suisse, les États-Unis et l’Allemagne s’établissent comme les principales nations horlogères, avec des systèmes de production distincts : un district industriel composé de centaines de petites entreprises interdépendantes pour la première et la grande entreprise moderne pour les suivantes.

L’extension à l’échelle du globe de la consommation de montres se poursuit au cours du xxe siècle, avec l’émergence du Japon comme nouvelle nation horlogère. La production mondiale atteint près de 180 millions de pièces en 1970, avant que les technologies de l’électronique n’aient un impact majeur sur cette industrie. Un premier prototype de montre à quartz est développé en Suisse en 1967, mais c’est le fabricant japonais Seiko qui est le premier à lancer ce nouveau type de montre sur le marché en 1969. Cette innovation technique est essentielle parce qu’elle offre un niveau de précision jamais atteint jusque-là, tout en réduisant drastiquement les coûts grâce à l’automatisation de la fabrication. La production mondiale s’élève à environ 1,4 milliard de montres en 2000. En Europe et aux États-Unis, le tournant vers l’électronique entraîne une crise majeure qui voit la disparition de la plupart des entreprises horlogères, au profit de compétiteurs établis à Hong Kong et au Japon. Ce basculement géographique ne résulte pas d’une incapacité des pays occidentaux à innover, mais plutôt de coûts de production extrêmement bas en Asie. En dehors de l’Asie, seule la Suisse est parvenue à rester une nation horlogère d’importance, grâce à des innovations marketing ayant contribué à faire de la montre un objet de luxe.

Objet de mode et de luxe

Bien que la précision des montres soit devenu un élément essentiel de la réputation des marques horlogères depuis le milieu du xixe siècle, la montre a conservé une dimension esthétique importante et s’est établie comme un accessoire de mode. Ce double usage social s’exprime par le slogan adopté par l’entreprise suisse Longines au cours des années 1910 : « Élégantes et précises ».

L’avènement de la montre-bracelet au cours de l’entre-deux-guerres (24,6 % des exportations suisses de montres en 1920 et 84,7 % en 1940) est une contribution essentielle au développement de la montre comme objet de mode. Jusque-là, les montres de poche étaient rarement visibles. Ceci permet la naissance d’un nouveau marché : les montres pour dames. Les industriels déploient dès lors une approche genrée du marché des montres, véritable opportunité économique. La montre mécanique comme objet technique est destinée aux hommes, tandis que l’objet de mode s’adresse davantage aux femmes.

La crise industrielle consécutive au passage à l’horlogerie électronique est quant à elle saisie comme une opportunité par certains entrepreneurs suisses pour lancer sur le marché des montres qui expriment autre chose que la mesure précise du temps. En 1982, la Swatch, une montre en plastique bon marché, produite en Suisse et dont le design change au gré des événements et de la mode, devient le symbole du fast fashion horloger. La même année, Jean-Claude Biver relance la marque de luxe Blancpain comme l’expression de la tradition horlogère suisse. Ces deux événements débouchent, au cours des années 1990, sur la transformation en profondeur de la montre suisse, devenue un pur objet de mode et de luxe. Avec la haute couture française et la mode italienne, la montre suisse exprime depuis ce moment la qualité de la tradition artisanale européenne sur les marchés mondiaux.

Bibliographie

Donzé, Pierre-Yves, Des nations, des firmes et des montres. Histoire globale de l’industrie horlogère de 1850 à nos jours, Neuchâtel, Alphil, 2020. [note critique]

Galison, Peter, Einstein’s Clocks, Poincaré’s Maps : Empires of Time, New York, WW Norton & Company, 2003.

Landes, David S., L’heure qu’il est. Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2017. [note critique]

Le Goff, Jacques, « Au Moyen Âge : Temps de l’Église et temps du marchand », Annales. Histoire, Sciences sociales, 1960. p. 417-433.

Verhoeven, Gerrit, « Clockwise? Timekeeping in London in the long eighteenth century (1724–1825) », Cultural and Social History, vol. 17, n° 4, 2020, p. 451-471.


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