Les répétiteurs de langues orientales en Europe (xixe-xxe siècles)

L’apparition de la fonction de répétiteur au xixe siècle est liée à l’institutionnalisation de l’enseignement des langues vivantes orientales en Europe. Locuteurs natifs, les répétiteurs sont chargés du volet « pratique » de la formation. Originaires des pays dont ils enseignent les langues – des empires essentiellement –, ils sont recrutés le plus souvent sur place, parmi les enseignants et les interprètes, et de plus en plus parmi les étudiants. Ils prennent part à la production orientaliste savante, ce que leur statut – un statut subalterne, fondé sur une hiérarchie dont les ressorts sont coloniaux – a longtemps fait oublier.

La classe de turc et de persan de l’École des langues orientales vivantes (Paris, vers 1910). On y distingue à gauche le répétiteur de turc, Chéfyk Safy, et celui (temporaire) de persan, Mirza Abdul Hussein. Source : Archives privées de Jean Deny.
Grammaire de langue amharique (méthode pratique pour l’enseignement), de Ghevre Jesus Afevork (1905). Source : Bibliothèque nationale centrale de Rome.
Sommaire

L’apparition de la fonction de répétiteur – nous dirions aujourd’hui lecteurs – est liée à l’enseignement des langues orientales vivantes en Europe et à son institutionnalisation. Les répétiteurs, locuteurs natifs, sont chargés de la partie « pratique » de l’enseignement : ils font faire des exercices aux élèves et les entraînent à l’oral. La diversité de leur provenance est à la mesure de la variété des langues proposées à l’étude.

L’enseignement des langues orientales vivantes en Europe

L’enseignement des langues vivantes dites orientales s’institutionnalise à partir du xvie siècle en Europe, avec la création de la Scuola dei Giovani di Lingua de Venise en 1551. D’autres suivent : la France, avec l’École des jeunes de langues (1669), puis l’École spéciale des langues orientales (1795), ancêtre de l’Inalco, le Collège des Chinois (Collegio dei Cinesi, 1732) de Naples, reconverti en Institut oriental en 1889, l’Autriche-Hongrie et son Orientalische Akademie (1754) ou encore la Russie avec l’institut Lazarev (xixe siècle).

L’apparition de ces établissements est d’abord liée à la montée en puissance de l’Empire ottoman, et à la nécessité de former des interprètes, appelés drogmans, pour la diplomatie. Les premières langues enseignées sont donc le turc, l’arabe et le persan. L’offre se diversifie par la suite, avec l’expansion européenne, qui requiert la formation en langues de cadres coloniaux pour l’Inde (comme l’hindoustani) et l’Extrême-Orient (chinois et japonais notamment), ainsi que pour l’Afrique (le malgache par exemple). Ce savoir a donc d’abord une vocation pratique : il s’agit de former des interprètes, des administrateurs, des militaires. C’est la nécessité de maîtriser la langue en usage, et notamment la langue parlée, dans les territoires en question qui explique le recours à des enseignants originaires de ces territoires et qui en maîtrisent les parlers.

Les répétiteurs proviennent pour la plupart d’empires – pluriséculaires, comme l’Empire ottoman ; empires coloniaux – où le plurilinguisme est la règle. Aussi la prudence est-elle de mise lorsqu’on parle de langue maternelle : l’origine (ethno-confessionnelle) ne coïncide pas nécessairement avec la langue enseignée. Ainsi l’enseignement du turc a-t-il longtemps été l’apanage des Arméniens ottomans en Europe. Ce n’est qu’au tournant du siècle, et à mesure que se développe le nationalisme turc dans l’Empire ottoman et au-delà, que l’on exige que les répétiteurs de turc soient de « vrais Turcs », musulmans turcophones. En cela les répétiteurs, par leurs trajectoires et leur fonction même, sont l’incarnation d’évolutions politiques plus vastes – ici, le passage des empires aux États-nations, qui reposent sur l’exigence d’une stricte coïncidence entre langue, origine et nation.

Les écoles de langues orientales ne sont pas les seules à proposer de tels enseignements : on en trouve également à l’université, comme à Oxford ou Berlin, dans certaines écoles de commerce (à Venise par exemple) ou dans les écoles d’administration coloniale. Certains de ces établissements recourent aussi à des répétiteurs.

Le statut de répétiteur : un statut subalterne

L’emploi de répétiteurs s’explique par la dualité sur laquelle repose l’enseignement des langues orientales : d’un côté, la théorie, réservée aux professeurs ; de l’autre, la partie pratique qui leur est confiée. S’il existe des spécificités propres aux différentes langues – ce n’est pas la même chose que de faire répéter le turc ou le chinois – on peut dégager des traits communs qui tiennent à la fonction et surtout au statut.

Le statut de répétiteur apparaît progressivement dans les écoles de langues orientales au xixe siècle. En France, le poste est inséré dans l’organigramme des Langues O’ en 1869. Les répétiteurs seront « chargés d’interroger les élèves et de les exercer à la conversation et à la lecture à haute voix ». Dans les faits, cependant, des répétiteurs commencent à être employés de manière informelle dès le début de la décennie. C’est le professeur de japonais, Léon de Rosny (1837-1914), qui inaugure cet usage : comme il ne parle pas un mot de japonais, il confie en 1863 le volet oral de son cours à un « indigène », Kurimoto Teijirô (1839-1881), qu’il rémunère sur ses propres fonds. De manière générale, les répétiteurs sont plébiscités par les élèves, qui voient en eux la possibilité, souvent la seule, de pratiquer des langues réputées difficiles.

Du reste, le dilemme de l’emploi de native speakers ne date pas du xixe siècle : la question se pose dès la création des premiers établissements. À l’École des jeunes de langues de Venise, on hésite d’emblée entre deux options : confier l’enseignement du turc à un Vénitien qui ne le maîtrise pas forcément mais dont la loyauté sera certaine, ou à un professeur de langue maternelle ; installer l’école à Venise ou à Istanbul.

Ce qui change, avec la formalisation du statut dans la seconde moitié du xixe siècle, c’est qu’il institue une hiérarchie, entre les Européens et les autres, dont les ressorts sont coloniaux. L’épithète « indigène » qu’on accole aux répétiteurs est elle-même empruntée au lexique colonial. Désormais, les « Orientaux » n’ont plus accès aux postes de professeurs, réservés aux nationaux. Ils ne sont pas titulaires et n’ont pas la main sur le contenu des cours ; leur salaire est moitié moindre.

Si l’origine et le statut social des répétiteurs semblent des plus hétérogènes (les premiers répétiteurs de chinois à Paris sont des lettrés, titulaires d’un concours, en attente d’un poste, quand d’autres comme Ohannès Saghirian (1842 ?-1888) ou Stefano Yasigian (1846-1918), enseignants de turc, sollicitent régulièrement l’aide de leur établissement pour se soigner ou se rendre au pays), tous ont en partage ce statut qui fait d’eux des subalternes.

Ce statut subalterne explique que ces figures soient restées à l’écart d’une historiographie sur l’orientalisme et les sciences coloniales qui s’est pourtant considérablement renouvelée ; et ce alors même qu’ils ont pour la plupart contribué à l’élaboration de ces savoirs : non seulement par leurs cours, mais aussi par leurs traductions, par l’édition de textes, par la composition de manuels de langue, par leurs recherches.

Qui sont les répétiteurs ?

Trouver des enseignants à la fois loyaux et compétents, venus de loin et disponibles n’est pas chose aisée, et les témoignages insistent sur la difficulté du recrutement. Pour y faire face, certains canaux sont privilégiés, comme la voie diplomatique et consulaire, les réseaux religieux, les réseaux scolaires ou encore l’administration coloniale. La présence sur place des aspirants répétiteurs est également un critère déterminant : elle permet aux institutions d’économiser les frais de déplacement, que la distance peut rendre considérables, tout en garantissant un démarrage immédiat des leçons. Les répétiteurs sont donc choisis de préférence au sein des diasporas locales. Cela étant, ils continuent comme leurs compatriotes à circuler régulièrement entre le lieu où ils enseignent et leur lieu d’origine, la fréquence des déplacements étant inversement proportionnelle à la distance du pays d’origine.

Les répétiteurs sont majoritairement des hommes. À de rares exceptions près (le russe à l’Inalco), il faut attendre la seconde moitié du xxe siècle pour que soient recrutées des répétitrices. Dès lors, les femmes jouent un rôle de premier plan – elles sont même majoritaires dans certains domaines. Au moment où ils sont recrutés, les répétiteurs ont souvent déjà exercé dans des métiers ayant trait aux langues, l’enseignement bien sûr, mais aussi l’interprétariat. Ils sont généralement diplômés dans leur pays d’origine, fait assez rare à l’époque. De plus en plus, pourtant, les répétiteurs sont pris chez les étudiants. Pour ces étrangers venus faire leur droit, leur médecine, ou se perfectionner en français, le salaire des répétitions représente un appoint, quand il n’est pas un moyen de subsistance. Progressivement, les étudiants sont recrutés au sein même du public des écoles de langues.

Certains s’installent définitivement en Europe et se font naturaliser. Mais pour la majeure partie d’entre eux, le métier n’est qu’un passage, parfois bref (une année seulement) : ils rentrent ensuite au pays, où certains font carrière – pas tous – à l’université ou dans l’administration, parfois jusqu’au sommet de l’État. Quelques-uns, comme Samuel Stefany (1890-1939), répétiteur de malgache à Paris de 1919 à 1922, ou Phan Van Truong (1876 ou 1878-1933), répétiteur d’annamite entre 1908 et 1912, s’engagent dans la lutte anticoloniale, au péril de leur poste. Ils en deviennent par la suite des figures actives.

Citer cet article

Marie Bossaert , « Les répétiteurs de langues orientales en Europe (xixe-xxe siècles) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 26/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14170

Bibliographie

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