Le réseau ferroviaire du nord de l’Europe médiane avant, pendant, et après la Première Guerre mondiale

La Première Guerre mondiale a des effets déterminants sur le développement et l’intégration du réseau ferroviaire du nord de l’Europe médiane. Partie intégrante des Empires allemand et russe jusqu’à la guerre, cette région passe à la république de Weimar et aux nouveaux États de la Pologne et de la Lituanie après la guerre. Avant la Première Guerre mondiale, le réseau ferroviaire est d’une densité très variable selon les pays, peu de lignes transfrontalières existent. Pendant la guerre, les lignes détruites sont non seulement rapidement reconstruites, mais le réseau de chemin de fer s’étend et l’écartement des voies est standardisé. Après la guerre, les réseaux de circulation entre l’Allemagne et la Pologne se développent relativement bien une fois apaisés les conflits générés par les nouvelles frontières.  

Figuration des connections ferroviaires passant par le couloir de Dantzig, entre l’Allemagne et la Prusse-Orientale après le traité de Versailles. Source : neverwasmag.com
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Les guerres laissent toujours des infrastructures endommagées, que ce soit en conséquence des batailles, des destructions causées par les troupes en retraite sur leur passage, ou de l’utilisation excessive et du manque d’entretien des voies ferrées. La Première Guerre mondiale ne fait pas exception à la règle. En Europe médiane, d’autres problèmes naissent à cause du fait que le front de l’Est a été beaucoup plus mouvant que le front de l’Ouest, que les conflits se poursuivent après 1918 et que, après la chute des Empires, les États créés sont dotés pour la plupart de nouvelles frontières. Ces nouveaux pays qui se définissent comme des États-nations se concentrent initialement sur la consolidation interne de leur structure administrative et politique ainsi que de leur économie nationale.

Tous ces facteurs suggèrent que, pendant et après la Première Guerre mondiale, la tendance à la désintégration prend le pas sur les processus d’intégration, en particulier dans le domaine du transport ferroviaire transfrontalier. Cette idée communément admise doit cependant être nuancée.

Les limites à l’intégration transnationale avant la guerre

Avant 1914, les variations de densité du réseau sont fortes entre la Prusse ou l’Allemagne d’une part, et la province autrichienne de la Galicie ou le royaume de la Pologne, qui appartient à la Russie, d’autre part.

Tableau : Densité du réseau ferroviaire dans les régions polonaises détenues par les trois puissances en 1912. Source: Economic History of Poland in numbers. Warszawa : 1994, p. 110.

 

Source: Economic History of Poland in numbers. Warszawa : 1994, p. 110.

Le réseau ferroviaire des provinces orientales de la Prusse est très dense relativement aux autres pays, y compris à l’échelle internationale. Ainsi, les infrastructures nécessaires à une forte intégration économique aux territoires allemands orientaux sont indéniablement présentes. Le niveau de développement de l’infrastructure ferroviaire dans le royaume de Pologne est moins aisé à déterminer. Au sein de l’Empire russe, les gouvernements de Varsovie, Piotrków, Siedlce et Grodno ont davantage de lignes ferroviaires aux 1 000 km2 que la région de Moscou, noyau du réseau ferroviaire russe. La longueur du réseau ferroviaire dans le royaume de Pologne est multipliée par quatre entre 1870 et 1910, bien que l’armée russe ait tendance à limiter la construction de lignes à l’ouest de la Russie afin d’empêcher une possible offensive allemande.

La ligne de défense prévue par l’armée russe est orientée sur un axe nord-sud et traverse Brest-Litovsk. À l’ouest de cet axe, aucune ligne ferroviaire ne doit être construite sauf en cas d’absolue nécessité. Les voies susceptibles de relier la frontière à l’intérieur des terres sont particulièrement visées car elles peuvent être utilisées par l’ennemi en cas de guerre. Ces considérations stratégiques de l’armée russe constituent sans doute la raison principale pour laquelle seules sept grandes lignes ferroviaires traversent la frontière qui s’étend sur 1 200 km entre l’Allemagne et la Russie en 1914.

Les infrastructures nécessaires à l’intégration économique des régions périphériques de l’est de l’Empire allemand et de l’ouest de l’Empire russe sont donc très différentes. Dans la partie nord de l’Europe médiane, les frontières entre les Empires forment clairement un obstacle à l’intégration économique de la région.

Un autre facteur de désintégration est la division entre deux écartements de voies différents en Pologne, car le transbordement des marchandises fait augmenter le coût des transactions. Cela est le résultat des intérêts divergents, au milieu du xixe siècle, des actionnaires juifs polonais des compagnies de chemins de fer privées tournés vers l’Occident d’une part, et d’autre part de la politique ferroviaire russe.

Les lignes ferroviaires en temps de guerre

À partir des années 1860, de nombreuses guerres attestent de l’importance du rôle des chemins de fer dans la mobilisation des troupes et dans la mobilité des armées entre différentes sections d’un même front. Cependant, la Première Guerre mondiale est d’une envergure jusqu’alors inédite. Lorsque la guerre éclate, l’armée russe réussit à envahir la Prusse-Orientale. Cependant, la mobilisation russe se poursuit dans l’ensemble péniblement à bien des égards et la circulation des civils est pratiquement paralysée. L’offensive allemande lancée en 1915 s’achève en 1917 avec l’occupation quasiment entière de la Pologne et des provinces baltes. Pendant leur retrait, les armées russes détruisent l’infrastructure ferroviaire partout où cela leur est possible et s’emparent du matériel roulant. Les Allemands font appel à leurs propres locomotives et leur matériel roulant, mais ne peuvent les utiliser qu’après avoir converti l’écartement large des voies à un écartement standard.

La restauration des installations ferroviaires détruites, en particulier des ponts, et la construction de réseaux ferroviaires à voies étroites (Feldbahnen) sont la plupart du temps des priorités majeures pour l’armée allemande. En novembre 1918, à la fin de la guerre, les troupes allemandes sont toujours stationnées en Pologne, dans la région de la Baltique et dans l’ouest de l’Ukraine. Peu de destructions sont donc causées par le passage d’armées en retraite. La Lituanie a même un meilleur réseau ferroviaire qu’avant 1914, et le fonctionnement de celui-ci est adapté aux standards européens. Par conséquent, la guerre sur le front de l’Est laisse paradoxalement derrière elle un réseau ferroviaire européanisé intact dans cette région, voire encore plus dense par endroits qu’auparavant.

La période de l’après-guerre

Après la guerre, la politique en matière d’infrastructures en général et de réseaux ferroviaires en particulier est confrontée à des défis considérables tels que l’élimination des dégâts causés par la guerre, la réparation des rails, des équipements et des véhicules usés, ou l’adaptation des infrastructures aux nouvelles frontières. Enfin, il apparaît surtout crucial pour le développement économique de la région de créer à moyen terme les conditions physiques et institutionnelles nécessaires au transport transfrontalier.

Les déplacements de frontières sont un facteur de désintégration dans un premier temps. La frontière germano-polonaise d’après-guerre est traversée d’un réseau dense d’anciennes lignes ferroviaires. Un grand nombre d’entre elles sont physiquement démantelées et adaptées pour permettre les contrôles aux frontières. Certaines gares frontalières doivent donc être reconstruites. L’investissement le plus important du côté allemand est la construction d’une gare frontalière à Zbąszynek (Neu Bentschen en allemand) entre Berlin et Poznań.

Se pose alors la question de la position périphérique de la Prusse-Orientale en Allemagne, grandement aggravée par la démarcation du corridor. L’exemple du couloir de Dantzig est cité à de nombreuses reprises par les Allemands comme preuve que les frontières définies à Versailles sont non seulement injustes mais également néfastes du point de vue économique. Cependant, un accord de transit entre l’Allemagne et la Pologne est conclu à Paris en avril 1921. Cet accord définit des conditions privilégiées pour le transport ferroviaire et le dispense du contrôle des passeports ou des douanes entre le Reich et la Prusse-Orientale. Les trains ne sont pas autorisés à s’arrêter dans le couloir de Dantzig où il est interdit de descendre ou de monter. En 1922, un accord est conclu qui accorde les mêmes droits aux lignes ferroviaires polonaises sur quatre circuits situés dans la partie allemande de la Haute-Silésie. Somme toute, le couloir de Dantzig ne constitue plus un goulot d’étranglement. Le Reichsbahn propose des tarifs spéciaux pour le transport des marchandises et des voyageurs et fait baisser les coûts du transport. En 1939, les trains de transit font le trajet de Berlin à Königsberg en sept heures seulement.

Les relations politiques et économiques entre l’Allemagne et la Pologne sont dans l’ensemble très complexes et fluctuantes dans les années 1920 et au début des années 1930, mais les relations dans le domaine des transports deviennent bien meilleures et plus stables que ne le prétend la propagande nationaliste allemande.

Afin d’évaluer le rôle joué par les infrastructures de transport dans les processus d’intégration et de désintégration avant, pendant et après la Première Guerre mondiale, il est nécessaire de prendre en compte plusieurs échelles d’analyse : locale, régionale, nationale, bilatérale, multilatérale et transnationale. Ce qui ressort n’est pas une tendance claire de l’intégration vers la désintégration, mais la juxtaposition, dans toutes les phases de ce développement, des processus d’intégration et de désintégration.

Citer cet article

Uwe Müller , « Le réseau ferroviaire du nord de l’Europe médiane avant, pendant, et après la Première Guerre mondiale », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 26/06/20 , consulté le 26/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21310

Bibliographie

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