Les personnes déplacées au sortir de la Seconde Guerre mondiale

En 1945, plus de vingt millions de personnes sont dispersées à travers l’Europe à la suite des politiques d’extermination, de travail forcé et d’épuration ethnique conduites par l’Allemagne nazie et ses États vassaux. Parmi elles, les « Displaced Persons » (DPs), rescapés des camps, travailleurs forcés et déracinés des territoires de l’Est, constituent un enjeu dans le contexte de guerre froide naissante. Alors que la majorité est rapatriée, près d’un million de DPs demandent le droit d’émigrer à l’Ouest. Les Alliés, occidentaux et soviétiques, s’affrontent sur l’avenir de cette population hétérogène. Les travailleurs humanitaires débattent des meilleurs moyens pour les « réhabiliter » physiquement et psychologiquement. Véritable laboratoire d’action humanitaire, les camps de DPs sont également des centres d’activisme politique et culturel, où se développent notamment anticommunisme et sionisme. Dans les conditions « anormales » de la vie des camps, ces DPs réfractaires au rapatriement reconstruisent une sorte de « normalité », en attendant d’émigrer hors d’Allemagne, d’Autriche et d’Italie.

Des ressortissants polonais quittant le camp de Hambourg (zoo) attendent l'arrivée de camions de l’armée pour les emmener du centre de rassemblement des personnes vers un camp national polonais pour rapatriement. Photo prise le 18 mai 1945 par le sergent James Mapham.
Des ressortissants polonais quittant le camp de Hambourg (zoo) attendent l'arrivée de camions de l’armée pour les emmener du centre de rassemblement des personnes vers un camp national polonais pour rapatriement. Photo prise le 18 mai 1945 par le sergent James Mapham. Source : Imperial War Museum
Sommaire

Identifier, rapatrier et « filtrer » les personnes déplacées

Forgé par le Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force (SHAEF) en 1944, le terme « DP » désigne les civils se trouvant, pour cause de guerre, à l’extérieur des frontières nationales de leur pays d’origine et désirant y rentrer – ce dernier critère étant ensuite abrogé. À la Libération, entre 10,5 et 11 millions de « DPs » sont dispersés à travers l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie vaincues. En avril 1945, le SHAEF introduit un critère de nationalité dans la définition des DPs, distinguant les DPs ennemis et ex-ennemis de ceux des Nations unies, et précisant que seule la deuxième catégorie est admissible à l’aide humanitaire. Si cette définition officielle semble claire, dans la pratique, les modalités d’application des conditions d’éligibilité sont très variables. L’afflux des réfugiés juifs qui fuient les actes antisémites en Pologne force également les Alliés à repenser la définition de « DP ». Le groupe « DP » est donc très hétérogène. Il comprend des ressortissants des États baltes et des nationalistes ukrainiens ayant fui l’Armée rouge, d’anciens prisonniers de guerre, comme ceux de l’Armée royale yougoslave, et des réfugiés juifs ayant pour la plupart échappé à la « Solution finale » en s’exilant à l’intérieur du territoire soviétique et espérant émigrer en Palestine ou en Amérique du Nord.

Après les rapatriements massifs de 1945, il reste dans les zones occidentales un peu plus d’un million de DPs d’une vingtaine de nationalités différentes. Regroupés par nationalité, ils vivent en majorité dans des camps placés sous l’égide de l’United Nations Relief and Rehabilitation Administration (UNRRA) puis, après 1947, de l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR). La question du rapatriement forcé des réfractaires soviétiques devient un point de cristallisation de la guerre froide. Les accords conclus en février 1945 à Yalta entre l’URSS, les États-Unis et le Royaume-Uni, puis en juin entre l’URSS et la France, stipulent la réciprocité et l’obligation du rapatriement. Pour les Soviétiques, qui ont besoin de main-d’œuvre, craignent la formation de foyers d’opposants émigrés à l’Ouest et souhaitent poursuivre les criminels de guerre, tous les ressortissants soviétiques doivent être rapatriés. Pour les Alliés occidentaux, les citoyens originaires des territoires annexés par l’URSS pendant la guerre sont exclus des accords de rapatriement. Le 12 février 1946, une résolution est adoptée par l’Assemblée des Nations unies permettant aux DPs ayant une raison valide de s’opposer au rapatriement de bénéficier d’une protection internationale.

Malgré cette résolution, les DPs sont considérés par les Alliés comme un groupe suspect et soumis à un processus de filtrage afin de s’assurer que ne se cachent pas parmi eux d’anciens collaborateurs ou des criminels de guerre. La clandestinité, les déplacements successifs et l’absence de documents rendent difficilement vérifiables les noms, les dates de naissance ou les raisons de l’exil. D’importantes différences existent donc entre leurs « identités de papier » et leurs identités réelles. Vécu comme un processus arbitraire et injuste par les DPs, ce filtrage n’empêche pas des individus au passé trouble d’échapper à l’épuration, ce qui n’est pas sans rappeler la dénazification des Allemands : une application moins sévère que les principes annoncés.

Discipliner et « réhabiliter »

Les camps de DPs sont des sites d’interventions humanitaires, dans lesquels les travailleurs sociaux ont pour mission d’aider les DPs à se réadapter et à se reconstruire physiquement et psychologiquement. Ils mettent en lumière toute une étiologie du traumatisme du déplacé, décrivant des DPs frappés par l'apathie, la phobie de la faim ou la régression psychique. Convaincus que la guerre et les déplacements ont bouleversé les rapports de genre entre hommes et femmes et détruit ce qui était perçu comme les frontières entre l’enfance et l’âge adulte, ils créent des programmes de réadaptation genrés, qui préparent les femmes à leur future vie d’épouse et de mère de famille et forment les hommes à des métiers manuels.

Si la volonté de rétablir les rôles traditionnels d’avant-guerre est largement partagée par les travailleurs humanitaires, les solutions pour y parvenir ne font pas toujours consensus. La philosophie des travailleurs sociaux américains est fortement influencée par le New Deal (le casework model avait alors introduit une dimension psychologique dans l’aide sociale) et les visions individualistes et psychanalytiques qui dominent la protection de l’enfance aux États-Unis. Ils prônent un « plan Marshall psychologique » pour reprendre les termes de l’historienne Tara Zahra. Face au problème des orphelins, ils insistent sur la nécessité de cultiver l’individualisme de l’enfant et prônent le placement de ces derniers dans des familles d’accueil. De nombreux travailleurs sociaux européens préfèrent, au contraire, le placement de ces orphelins dans des structures collectives (orphelinats, etc.), la famille nucléaire étant un rappel trop douloureux de ce qu’ils ont perdu pendant la guerre.

Cet « univers humanitaire » est régulièrement critiqué par les DPs qui lui reprochent l’infantilisation et la perte d’identité qu’il engendre. On observe néanmoins des convergences dans la manière dont les élites DPs et les travailleurs humanitaires envisagent le retour à la « normale », notamment à travers la valorisation du travail manuel, la reconstruction des valeurs familiales et le contrôle du corps des femmes. Dans les communautés DP juives, la reconstruction passe par le sionisme politique, les initiatives culturelles en yiddish et la collecte des sources sur le génocide (témoignages, photographies, poèmes et chansons composés dans les ghettos, etc.). Elle se fait également à travers la maternité, le mariage et la réaffirmation des valeurs juives. Dans les communautés DP polonaises catholiques, les élites religieuses mettent également en avant les valeurs familiales et le travail qui permet de garantir l'indépendance financière de l’individu et une meilleure intégration dans les futurs pays d’accueil.

Sélectionner et réinstaller

À partir de 1947, le statut de DP offre la précieuse possibilité d’émigrer hors d’Europe. L’OIR (Organisation internationale des réfugiés) organise un programme de redistribution de population sans précédent. La sélection des DPs par les missions de recrutement américaines, canadiennes, australiennes, britanniques, françaises, belges et autres est sévère : médecins et agents de recrutement examinent rigoureusement le corps des DPs et excluent les malades mentaux, les tuberculeux, les alcooliques ou les individus ayant commis des vols et délits dans l’euphorie de la fin de la guerre. Les critères de hiérarchisation « ethnique », les considérations eugénistes et la sélection par « nationalités » s’expriment encore très fortement. Les missions de recrutement ont tendance à préférer les DPs baltes, y compris ceux ayant servi sous l’uniforme allemand, considérés comme plus facilement assimilables pour des raisons pseudo-ethniques et politiques, que les DPs polonais et ukrainiens. Les services d’espionnage occidentaux recrutent de nombreux agents parmi ces DPs baltes.

Si l’OIR aide plus d’un million de DPs à émigrer qui, une fois dans leur pays d’accueil, se fondent dans les diasporas pré-existantes auxquelles ils appartiennent, il reste, à la fin de ses opérations en 1951, 140 000 cas « hard core », terme dévalorisant utilisé par l’OIR, qui ne répondent pas aux critères de recrutement et qui sont remis aux autorités allemandes. Le dernier camp DP ferme en 1957, et les traces de ce peuple réfugié, façonné par la bureaucratie humanitaire, s’estompent rapidement. L’absence notoire d’identité collective DP explique en partie l’oubli, au sein de l’espace mémoriel et de la topographie allemande, de ce nombre considérable d’individus identifiés dans l’après-guerre par le terme « DP » et à bien des égards « cobayes » du système d’attribution de réfugié en vigueur depuis la convention de 1951 relative au statut des réfugiés.

Citer cet article

Laure Humbert , « Les personnes déplacées au sortir de la Seconde Guerre mondiale », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 04/03/21 , consulté le 26/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21493

Bibliographie

Cohen, G. Daniel, In War’s Wake. Europe’s Displaced Persons in the Postwar Order, Oxford, Oxford University Press, 2011.

Defrance, Corine, Denis, Juliette, Maspero, Julia (dir.) Personnes déplacées et guerre froide en Allemagne occupée, Bruxelles, Peter Lang, 2015.

Humbert, Laure, Reinventing French Aid. The Politics of Humanitarian Relief in French-Occupied Germany, 1945-1952, Cambridge, Cambridge University Press, 2021.

Zahra, Tara, The Lost Children. Reconstructing Europe’s Families after World War II, Cambridge, Harvard University Press, 2011.

/sites/default/files/styles/opengraph/public/image-opengraph/refugies%20ww2.jpg?itok=EC_qvU8B