En Union soviétique, lors de la Seconde Guerre mondiale, la direction stalinienne déporte des peuples entiers en Sibérie, au Kazakhstan et en Asie centrale où ils sont astreints au régime des « colonies spéciales », un système « paraconcentrationnaire » privant les individus de leurs droits et leur assignant un foyer de résidence. Elle manifeste ainsi sa méfiance à l’endroit de minorités non russes perçues comme des ennemis de l’intérieur. Si l’envergure de ces déportations est inédite, elles ne sont toutefois pas les premières de ce type en URSS. En effet, les responsables soviétiques recourent régulièrement au déplacement de masse pour modeler le corps social. Les historiens ont longtemps fait remonter la généalogie des déportations « nationales » à la campagne menée contre les « koulaks » (paysans considérés comme riches) en tant que classe entre 1930 et 1933, et qui aboutit à la relégation de centaines de milliers de personnes dans les régions hostiles du pays. Mais ce type d’opération est mis en œuvre dès la guerre civile (1918-1921) par les bolcheviks qui usent de techniques ayant déjà pu être utilisées par les autorités tsaristes pendant le premier conflit mondial, telle la déportation des Allemands.
Répressions et déportations de minorités nationales après la révolution d’Octobre
La guerre civile introduit un rapport de suspicion envers les minorités non russes, réactualisée dans les années trente par le spectre d’un conflit international. Dès le lendemain de la révolution, confrontés à leur hostilité, les bolcheviks usent de la violence et procèdent aux premiers déplacements de population. Il en est ainsi des Cosaques du Don qui, sous l’Ancien Régime, formaient des communautés militarisées au service du tsar. Privés de leur statut par la révolution d’Octobre, beaucoup rejoignent les rangs contre-révolutionnaires. En 1919, en vue d’éliminer une population jugée réfractaire per se au communisme, l’Armée rouge fait preuve d’une grande brutalité à son encontre. Puisque les Cosaques résistent, une autre politique est expérimentée à l’automne 1920 : des villages cosaques du Caucase du Nord sont vidés de leurs habitants, déplacés dans les régions voisines ; les toponymes des bourgs sont changés, lorsque ceux-ci ne sont pas rasés.
Dans les années vingt, les bolcheviks refusent d’aller plus avant dans cette voie. L’ethnicité des minorités non russes est alors valorisée : des territoires leur sont accordés, des postes octroyés, leurs langues et cultures sont soutenues. Pour les autorités, intervenir de la sorte doit permettre de désamorcer les nationalismes et construire un État unitaire. Des minorités appartenant à des diasporas restent cependant l’objet d’une surveillance serrée, tels les Polonais d’Ukraine soupçonnés d’espionnage pour le compte de la Pologne. Pendant les années 1930, la nation devient une catégorie plus opérante d’un point de vue répressif sous l’effet conjugué de trois facteurs : l’analyse d’un regain du nationalisme dans le pays, le recul de la classe en tant qu’instrument de façonnement social et l’exacerbation des tensions internationales.
La crainte de la direction stalinienne d’un conflit avec l’Allemagne ou le Japon l’amène à édicter des mesures à l’encontre de minorités non russes. Au printemps 1934, pour sécuriser les frontières occidentales, des milliers de familles d’origine allemande, polonaise, lettone, finnoise et estonienne sont déplacées. Mais la vaste purge sociale lancée pour éliminer les ennemis intérieurs du régime prend aussi la forme d’« opérations nationales » qui, entre juillet 1937 et novembre 1938, visent une dizaine de cibles, faisant 300 000 victimes. C’est dans ce contexte que survient la première déportation de toute une population : les Coréens de la région de Vladivostok, accusés d’être à la solde du Japon. Entre octobre et novembre 1937, près de 175 000 personnes sont déplacées au Kazakhstan et en Ouzbékistan dans des wagons à bestiaux ; les infrastructures manquent pour les accueillir à leur arrivée. En quelques mois, 40 000 d’entre elles décèdent, surtout des enfants et des personnes âgées.
Les déportations de masse de la Seconde Guerre mondiale
Lors de la Seconde Guerre mondiale, le déplacement de masse est utilisé à trois reprises. À l’échelle européenne, ces déportations successives représentent une entreprise inédite de gestion des populations et d’exploitation économique. Le modus operandi est le même que pour les Coréens : rafle, transfert par voie ferrée, relégation dans des zones inhospitalières et exploitation économique des exilés. Quelques semaines après l’invasion par la Wehrmacht, en août 1941, les autorités ciblent les Allemands pour prévenir toute collusion avec l’ennemi. Touchant près d’un million de personnes, l’opération dure plusieurs mois du fait de la guerre et de leur dispersion géographique. Les forces de la Sûreté d’État procèdent région par région, seuls les foyers dont le chef de famille est allemand devant être déportés. Le recours à ce critère traduit les changements dans les modes d’identification individuelle, la nationalité étant définie depuis avril 1938 par la filiation (et non plus selon le principe de l’autodéclaration).
Tandis que l’Union soviétique se bat contre l’envahisseur, la direction stalinienne ordonne l’exil de minorités du Caucase et de Crimée, accusées de collaboration. Les opérations se déroulent en deux vagues qui frappent, de novembre 1943 à juillet 1944, les Karatchaïs, les Kalmouks, les Tchétchènes et les Ingouches, les Balkars et les Tatars de Crimée puis, de juillet à novembre 1944, les Bulgares, les Grecs, les Arméniens de Crimée ou les Turcs Meskhètes de Géorgie. Si les opérations de la seconde vague correspondent à une forme de nettoyage ethnique des frontières, celles de la première vague entendent prévenir toute menace susceptible d’entraver la réalisation du projet bolchevique. Au total, 1,1 million de personnes sont reléguées en Sibérie, au Kazakhstan et en Asie centrale. En Crimée et au Caucase, les bannissements sont suivis de recompositions territoriales et administratives, la République autonome de Crimée se retrouvant par exemple dégradée en région autonome le 30 juin 1945.
Dans les zones de relégation, les exilés ont le statut de « colons spéciaux » qui, défini en août 1945, inclut aussi les contingents des précédentes déportations (koulaks, Coréens et Allemands). Ils sont privés de droits et constituent une main-d’œuvre corvéable à merci pour l’industrie et l’agriculture. En outre, à leur arrivée, ils peuvent être confrontés à des réactions de rejet des habitants, le discrédit qui les touche s’exprimant tout autant en termes de propriété (statut) que de relation (ostracisme). Dans la seconde moitié des années 1940, tandis que la situation matérielle des exilés s’améliore, les autorités adoptent une politique très dure à leur endroit, décrétant en 1948 que les déportations le sont à perpétuité pour empêcher tout retour en Crimée et au Caucase où est planifiée l’installation de populations slaves.
Avec la mort de Staline en mars 1953 s’ouvre une période de réformes du système politique et social. L’un des aspects les plus spectaculaires de ce changement est la libération de millions de prisonniers des camps. Or celle-ci trouve un prolongement dans l’assouplissement du régime des colonies spéciales à partir de 1954. Pour les peuples déportés pendant la guerre, ces mesures sont le premier pas vers la restitution de leur ancien territoire, qui intervient en janvier 1957 pour la plupart d’entre eux, tandis qu’en sont exclus les Tatars de Crimée ou les Turcs Meskhètes, maintenus sur place à des fins économiques.