L’Europe des savoirs (xviie-xviiie siècle)

Des lettres, des sciences et des Lumières

Les XVIIe et XVIIIe siècles voient, en Europe, un essor considérable des sciences et des savoirs, qu’on a longtemps qualifié de « révolution scientifique ». Plus divers, plus varié, impliquant davantage d’acteurs que les seuls hommes de sciences, ce mouvement mobilise autant les États, les cénacles savants (comme les académies) que des artistes, artisans et ingénieurs. Les publics s’élargissent aussi sans cesse plus et sont mieux informés grâce à la circulation de l’imprimé. La République des lettres – encore élargie par la densification des correspondances, l’essor de la presse et les progrès de la traduction – participe de ce mouvement qui dépasse largement les moyens de contrôle et de censure des États. Avec l’élargissement de l’horizon que procurent les nouvelles explorations et les nouveaux empires coloniaux et commerciaux, le théâtre de la science et de la soif de savoir des Européens devient proprement universel. Ce rapport renouvelé à la connaissance et au monde contribue puissamment à forger l’identité européenne contemporaine.

Les trois figures tutélaires de la Royal Society – le roi Charles II, son fondateur, Lord Brouncker, son premier président, et Francis Bacon. Frontispice de Thomas Sprat, The History of the Royal Society of London (1667). Gravure de Wenceslaus Hollar d’après John Evelyn.
La Raison et la Philosophie lèvent le voile qui couvre la Vérité pendant que l’Imagination la couronne. Sa lumière dissipe les ténèbres et rayonne sur les sciences, au sommet desquelles se trouve la Théologie. Charles-Nicolas Cochin, Frontispice de l’Encyclopédie (1751). Source : Gallica/BnF. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8409673t
Une démonstration d’« électricité des corps » par l’abbé Nollet. Jean-Antoine Nollet, Leçons de physiques expérimentale, Paris, 1767-1769 (6e éd.), tome 6, planche 2. https://f-origin.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/102/files/2012/02/P3_Photo5_Cote36608_81741.jpg
Sommaire

L’expression d’Europe « des savoirs » peut sembler imprécise ; elle permet cependant de rendre compte des récentes reformulations de l’histoire des connaissances et des sciences au cours de la seconde modernité. Vaste programme, en effet, que de retracer les découvertes, les pratiques et les faits sociaux produits par et autour des sphères lettrées, érudites et savantes des xviie et xviiie siècles.

Ce moment d’ébullition de la connaissance a longtemps été raconté comme une odyssée triomphante, avec son panthéon convenu de figures (le « savant »), d’institutions (les académies), de pratiques (l’expérience) et de lieux (le laboratoire). Elle met – littéralement – en scène la façon dont les sciences contemporaines se seraient constituées, puis progressivement émancipées, des pratiques et des connaissances d’un âge « pré-scientifique » antérieur. Ce récit repose sur l’idée d’une « révolution scientifique », initiée au xviie siècle. Suscitée et servie par des progrès instrumentaux – l’invention du télescope ou de la machine à vapeur – elle aurait permis la constitution des disciplines scientifiques autonomes, ainsi que l’établissement des protocoles et des institutions de la science contemporaine. Par ce biais, les sciences seraient « sorties » de la sphère de la philosophie classique pour faire leur « entrée » dans la modernité – une modernité qui n’aurait concerné que la seule Europe.

« Révolution scientifique » ?

Ébauché par Fontenelle (1657-1757) au début du xviiie siècle, le récit de la révolution scientifique s’impose à la fin des Lumières et plus encore au xixe siècle, avant d’être radicalement remis en question à partir des années 1980. Les historiens repensent alors en profondeur les enjeux, les catégories et jusqu’à la géographie des processus, des lieux et des acteurs de la production des savoirs et des sciences dans la seconde moitié de l’ère moderne. En rompant avec l’ancienne présentation généalogique de l’histoire des sciences, ils ont ainsi replacé les sciences au cœur des sociétés.

La conception classique d’une science qui se serait développée de façon autonome, en vase clos, fait ainsi place à une réflexion sur les acteurs de la science et leurs rapports avec le reste de la société. Au lieu de la distinction traditionnelle entre sciences théoriques et savoirs pratiques, on s’interroge désormais sur la manière dont la société et les savants définissent et théorisent ce que doivent être la science, ses objets et ses méthodes. À la place d’une simple histoire des institutions scientifiques (académies et cénacles savants hiérarchisés), on étudie les comportements des différents acteurs de la science au prisme de l’anthropologie et de la sociologie. Revenir sur les réseaux, les lieux et les discours de la science a permis de revisiter en profondeur la géographie de l’Europe des savoirs. Les hiérarchies conventionnelles – opposant des « centres » de la production des savoirs (Paris, Londres, etc.) et des « périphéries » plus ou moins éloignées et passives à l’échelle des États, du continent et du monde – s’en sont trouvées relativisées.

L’histoire des « sciences » s’est, de même, élargie au domaine plus vaste des « savoirs », pour intégrer notamment l’histoire des techniques. Théorie et pratiques sont à présent envisagées comme un vaste ensemble associant des savoirs de conception et d’organisation, des procédés et des objets, aussi bien scientifiques que techniques. L’équation rejoint l’expérience d’application, l’atelier où sont fabriqués les instruments devient l’antichambre du laboratoire. Les historiens interrogent désormais de façon globale le savant, le laborantin et jusqu’à l’artisan qui construit les outils de la science comme une communauté, participant à l’élaboration de l’empirisme scientifique. Alors que la perspective de l’histoire des sciences classique s’est longtemps concentrée sur les idées, les méthodes et les raisonnements scientifiques, les historiens mettent aujourd’hui l’accent sur la place des échanges de savoirs et de savoir-faire qui irriguent cette communauté, du savant à l’artisan, du laboratoire à l’atelier ou à l’arsenal.

Par-delà la figure convenue du génie solitaire, l’histoire des sciences s’intéresse désormais aux lieux intermédiaires d’échanges de savoirs et de pratiques. Moins isolés, ces lieux mixtes sont fréquentés par toute une population longtemps ignorée. Dans cette époque qui voit le triomphe de la pompe à vide, du télescope ou de la pile électrique, l’élaboration des outils mêmes de la pratique scientifique est le fruit d’un dialogue entre théorie et pratique. Ce dialogue influence jusqu’aux déroulement des démonstrations scientifiques. La pratique scientifique voit ainsi s’imposer l’observation et l’expérience, la description et la modélisation des protocoles. Toujours plus normés, ces usages s’exposent dans des traités, des démonstrations ou des schémas qui doivent garantir la légitimité des expérimentateurs au sein de la communauté des hommes de sciences, mais également vis-à-vis des pouvoirs et des sociétés. Loin d’être la seule affaire de quelques héros reclus dans leur étude, la définition de « la » science est ainsi affaire de réception sociale. La seconde modernité n’est en rien le triomphe de la vérité scientifique et expérimentale sur l’erreur. Le siècle d’Isaac Newton (1643-1727) est également celui de théories pseudo-scientifiques comme le magnétisme animal, qui font fureur à la fin de l’Ancien Régime. Le découvreur de la gravité lui-même – comme Galilée (1564-1642) et Johannes Kepler (1571-1630) avant lui – est amateur d’astrologie. En réfléchissant sur ce que le public considérait comme relevant du domaine de la science, des acteurs, des étapes, des motivations nouvelles se révèlent. On redécouvre ainsi des enjeux économiques et des logiques de marché peu soupçonnés liés à l’organisation des corporations de métiers et des clientèles. À la fin de l’Ancien Régime, le laboratoire d’Antoine Lavoisier (1743-1794) à l’Arsenal de Paris associe ainsi éminences scientifiques, fournisseurs de produits pour les expériences et de matériaux, ouvriers qualifiés et artisans capables de produire des instruments fiables, en somme toute une série de corps de métiers associés à un vaste réseau économique. On entrevoit comment les sciences et les arts se transforment alors en pratiques sociales aux enjeux culturels, politiques et sociaux de grande ampleur.

Une petite communauté

L’imposante expression d’« Europe des savoirs » ne saurait cacher de plus modestes réalités. Le continent connaît de profondes mutations, démographiques, économiques et sociales avec une augmentation de la population de 120 à 200 millions d’habitants entre 1700 et 1800 (20 % de la population mondiale). Pour autant, le taux d’urbanisation global atteint à peine les 20 % (50 % en Hollande, 35 % en Grande-Bretagne, 20 % en France), avec un nombre de grandes villes (100 000 habitants et davantage) passant d’à peine 10 à 17. Si Londres, Paris ou Amsterdam constituent d’authentiques foyers de rayonnement intellectuel et artistique, moins d’une dizaine de capitales abrite toutes les institutions des sciences et des arts : académies, université, sociétés savantes, observatoire, salons, etc. À ce tableau déjà contrasté, s’ajoute une alphabétisation encore faible. La moitié de la population britannique et 40 % des Français semblent globalement alphabétisés à la fin du xviiie siècle, mais les données pour le reste du continent montrent de larges inégalités. Le nord de l’Europe est plus lettré que le sud, les villes le sont davantage que les campagnes, les hommes que les femmes.

Les acteurs, comme les publics des sciences et des arts, ne sont donc encore qu’une infime minorité des populations. Les idéaux d’éducation de l’humanité et de circulation des savoirs affichés par John Locke (1632-1704) ou Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) restent encore à réaliser. La société d’individus rationnels et éclairés à laquelle aspirent les Lumières et que reprendra la Révolution demeure un horizon bien lointain.

Dans ce continent divisé religieusement et politiquement, le modèle de la monarchie autoritaire s’impose comme la norme. Seules s’en éloignent quelques républiques oligarchiques (Pays-Bas, Venise, Gênes, etc.) et la Grande-Bretagne où les pouvoirs du Parlement tempèrent la toute-puissance du souverain. Avec ce cadre politique, social et culturel prédominant, les espaces, les moyens et les modalités de l’expression et de l’échange des idées restent encore limités. La censure demeure une réalité de la vie de l’esprit et des sciences. Spinoza (1632-1677) est censuré en Hollande, Galilée en Italie, Henry Fielding (1707-1754) en Angleterre, l’Encyclopédie en France (en 1752). Elle est néanmoins contournée par un réseau de publications clandestines à l’échelle du continent, où les Pays-Bas et la Suisse font figure de refuges relatifs.

Le modèle du patronage princier ou étatique domine donc largement. Du prince mécène aux académies de la monarchie absolue à la française, la protection par un puissant est une nécessité. Elle forge un cadre avec lequel artistes, hommes de lettres et scientifiques doivent savamment composer. Il leur faut naviguer entre une provocation mesurée (qui permet de faire parler de soi) et un conformisme bien entendu, qui ouvre les portes des cours aux pratiques rigides et contraignantes, des institutions étatiques du savoir ou des salons littéraires. Fontenelle et Condorcet sont ainsi capables d’incarner à la fois l’ordre social et moral des académies et la liberté de ton et d’esprit. Issues de l’institutionnalisation de la protection des arts et lettres par les princes et mécènes de la Renaissance italienne – qu’on se souvienne du duc de Milan patronnant Léonard de Vinci – les académies abritent l’essor de la science expérimentale européenne à partir du xviie siècle. La très hiérarchique et contrôlée Académie royale des sciences de Paris (fondée en 1666), tout comme la plus libérale Royal Society de Londres, (1662) en constitueront les modèles, maintes fois répliqués à l’échelle du continent. À la fin du xviiie siècle, près de quatre-vingts de ces institutions maillent le continent avec près de 15 000 membres, associés ou correspondants. Malgré d’évidentes disparités de statuts et de prestige, ils forment une communauté qui affirme avec force partager les mêmes sociabilités, les mêmes pratiques institutionnelles et une même éthique scientifique. La correspondance, la publication de journaux savants et même les éloges funéraires participent à cette affirmation. Cependant, derrière l’éthique de l’échange, les milieux académiques voient également se dresser des freins à la circulation du savoir, autant liées aux hiérarchies convenues entre institutions qu’à la mise en place d’une véritable compétition économique de la découverte. À la fin du xviiie siècle, l’essor de sociétés savantes diverses (académies locales, sociétés d’agriculture ou d’arts appliqués) en marge des grands réseaux institutionnels et scientifiques témoigne de ces limites du monde académique officiel.

Sciences et lettres

C’est donc un cadre à géométrie variable qui met en place le programme du philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626) – établir l’empire de l’homme sur l’univers par l’essor des connaissances. Ce désenchantement du monde par la science empirique se heurte parfois à d’authentiques réserves, comme celles des « Lumières conservatrices » qui restent très attachées à l’autorité de l’État et au magistère de l’Église. Symbole de cette ère expérimentale naissante et d’une nouvelle perception physico-mathématique du monde, Newton domine alors le champ des sciences européennes. La classification de la nature avec Carl von Linné (1707-1778), celle des éléments chimiques avec Antoine Lavoisier (1743-1794), les descriptions du règne animal d’un Georges Buffon (1707-1788) à la fin du xviiie siècle contribuent à forger l’idée d’un ordre humain de l’univers. La physique, la chimie, la biologie progressent rapidement à la mesure des avancées des instruments. L’ère des ingénieurs et des inventeurs commence déjà : machine à vapeur de Watt (1763) et Cugnot (1770), le paratonnerre de Dalibard (1752), l’aérostat des frères Montgolfier (1782) prennent leur essor dans une Europe du Nord-Ouest où commence la révolution industrielle.

Faut-il pour autant donner foi à l’idée d’une scission entre « république des lettres » et « république des sciences » au cours du xviiie siècle ? L’ère du scientifique professionnel est-elle advenue avec les Lumières ? Le poids de l’institution montre combien cette distinction reste fragile. Si les « philosophes » semblent se réserver progressivement la réflexion sociale et politique, ils demeurent férus de science. Voltaire (1694-1778) se fait le chantre du newtonisme en France, tandis que Denis Diderot (1713-1784) s’adonne à des essais mathématiques. Beaucoup d’académies affichent d’ailleurs la promotion des « Sciences et Belles-Lettres » dans leur nom, à l’image de la prestigieuse Académie royale de Berlin. Nicolas de Condorcet (1743-1794) – à la fois secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et membre de l’Académie française – illustre toute cette ambiguïté, encore vivace à la fin du xviiie siècle, malgré l’apparition des savants spécialisés. La figure, populaire entre toutes, de l’américain Benjamin Franklin (1706-1790), auquel les publics européens font un triomphe à chacune de ses visites sur le vieux continent, témoigne encore de cette confusion. Qui acclame-t-on au juste du vieux sage, du scientifique ou du pamphlétaire ? Clivage trop simpliste peut-être. Montesquieu (1689-1755) et les physiocrates, les Lumières écossaises et Adam Smith (1723-1790) considèrent tous élaborer une « science » du gouvernement et de la société.

Nouveaux publics, nouvelles pratiques, nouveaux lieux

Malgré la volonté de contrôle des États, les institutions du savoir ne constituent en rien un cadre normé et égal en tous lieux pour la promotion des savoirs. Certes, beaucoup d’académies de province se contentent, dans leur recrutement, de répliquer les hiérarchies et sociabilités locales. Certes, la Sorbonne se signale par son conservatisme au service de la censure. Mais à l’inverse, les universités de Montpellier, de Leyde, d’Écosse ou d’Allemagne sont des foyers de premier plan de l’expérimentation scientifique en Europe. En revanche, quand les mêmes académies créent des concours publics, récompensés par des prix, et publient des dissertations primées, elles participent à établir un circuit de concours, d’échelle européenne, qui va devenir une porte d’entrée dans la république des lettres et des sciences. C’est ainsi pour l’académie de Dijon que Jean-Jacques Rousseau donne, en 1750, le fameux Discours sur les sciences et les arts qui lance sa carrière. En 1784, c’est pour la revue Berlinische Monatschrift qu’Emmanuel Kant (1724-1804) rédigera le programmatique (mais déjà presque rétrospectif) Qu’est-ce que les Lumières ? C’est encore d’un concours, cette fois organisé par le Parlement d’Angleterre en 1714, que viendra le calcul fiable des longitudes.

En dehors des cadres établis, le cercle des institutions dédiées aux savoirs et à l’expérimentation scientifique s’élargit aux sociétés savantes, lycées, musées, sociétés économiques et des arts, expositions de machines, conférences et démonstrations publiques. Ces nouveaux lieux investissent la ville et s’emparent de son public, à l’image des expériences électriques de l’abbé Jean Antoine Nollet (1700-1770) ou des démonstrations aérostatiques au-dessus de Paris (1783), Édimbourg et Londres (1784), grands spectacles qui égayent la fin du siècle. À côté des hommes de la science installée des académies, apparaissent de nouveaux acteurs : démonstrateurs, ingénieurs, voire entrepreneurs de spectacles et charlatans. Une véritable administration étatique de la preuve scientifique apparaît ainsi pour évaluer les découvertes, avec notamment la création de commissions au sein des académies. Elles n’hésitent pas à invalider publiquement les « découvertes » physiques d’un Jean-Paul Marat (1743-1793) ou les fantaisies magnétiques d’un Franz-Anton Mesmer (1734-1815), expulsé de la faculté de Vienne en 1778 puis condamné par l’Académie des sciences de Paris en 1784.

Avec l’essor de nouveaux cercles comme les loges maçonniques et les salons, la réputation, littéraire ou scientifique tend à s’affranchir de la seule appartenance aux institutions du savoir et de l’État. Les salons, en particulier au xviiie siècle, constituent l’une des étapes vers les distinctions institutionnelles. S’ils ne font pas la science ou les arts, ils permettent d’entrer dans l’empire commun d’un bon ton et d’un bon goût. Dans leur cadre, la sanction féminine peut se révéler déterminante, tout particulièrement en France. Ce modèle, propagé par les réseaux diplomatique et académique français partout en Europe, fait de Paris l’étape obligée du séjour des jeunes nobles britanniques et continentaux du Grand Tour. On y croise également les véritables vedettes que sont Franklin et Jefferson, venus se frotter à une société lettrée et érudite. Le mot d’ordre de la circulation des idées, hérité de la République des lettres, s’y déploie sous la forme d’une sociabilité choisie. Si la discussion politique reste aux portes des salons, ces cercles alternatifs à la cour du prince, offrent des opportunités d’échanges et de rencontres qu’on ne saurait négliger dans les carrières du savoir. Des encyclopédistes aux dernières Lumières de l’Ancien Régime (Condorcet, Lavoisier, Buffon), tous ou presque contribuent à entretenir le dynamisme de cet autre cercle de la science « éclairée ».

L’élargissement du public des sciences et des arts contribue à multiplier les lieux de discussion du savoir : cafés, clubs, conférences, salons de peinture, concerts. Quoique surveillés par le pouvoir, ils permettent à une expression plus libre de voir le jour. Avec ces nouveaux publics, se développent des sociétés aux mœurs moins élitistes que les académies et aux audiences plus ouvertes, allant des élites marchandes et entrepreneuriales, aux amateurs et jusqu’aux femmes. On compte, parmi ces nouveaux cercles, les nombreux « musées » et « lycées » qui fleurissent dans les capitales européennes : ceux de l’érudit Antoine Court de Gébelin (1725-1784) ou de l’aérostier Jean-François Pilâtre du Rosier (1754-1785). Pourtant, si à la fin du siècle, le peintre britannique Joseph Wright of Derby (1734-1797) célèbre l’éclairement des spectateurs par un scientifique prophète, le caricaturiste James Gilray (1756-1815) n’hésite pas à moquer leur engouement pour des démonstrations expérimentales plus proches de l’attraction de foire que de la science.

La discussion des arguments scientifiques et des interprétations de l’expérience se déploie en effet dans un espace d’expression encore élargi par la circulation d’une presse de plus en plus spécialisée dans les domaines des savoirs où la pharmacie, la chimie, la minéralogie ou la métallurgie (entre autres) ont désormais leur lectorat et leur public propres. Elle est aussi plus critique dans ses comptes rendus, qu’ils soient esthétiques, scientifiques ou politiques. Malgré les appareils de censure mis en place par toutes les monarchies, des plus absolues aux plus libérales, l’écrit s’impose dans le paysage des sociétés urbaines. Il dépasse les frontières et voit la mise en place d’un véritable réseau européen de production et de diffusion – des textes officiels jusqu’aux plus scandaleuses « nouvelles à la main ». Ces circulations aboutissent à une situation paradoxale : la France (et surtout Paris), modèle de la monarchie absolue et de sa censure, devient le centre d’un débat philosophique européen portant sur des ouvrages publiés à l’étranger, grâce aux éditeurs suisses, londoniens, anversois ou amstellodamois de Diderot (1713-1784), d’Holbach (1723-1789), Helvétius (1715-1771) ou Brissot (1754-1793).

Ces circulations sont également celles des hommes qui parcourent le continent en tous sens. À la traditionnelle peregrinatio academica et aux voyages (parfois contraints) d’un Montesquieu, d’un Voltaire ou d’un David Hume (1711-1776), s’ajoutent les visites académiques ou maçonniques, mais aussi le tourisme urbain, thermal voire archéologique – les sites de Pompéi et Herculanum fraîchement fouillés connaissent une ruée. Ces circulations forgent une culture commune de l’Europe et des Européens, encore largement réservée aux élites nobiliaires.

Pour les grands explorateurs dont les missions sont financées par l’État, le dévoilement du monde devient un spectacle. Un public nombreux se passionne pour les récits des épopées maritimes de James Cook (1728-1779), Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811) et, bientôt, le désastre de Jean-François de La Pérouse (1741-1788 ?). Le monde reste cependant encore davantage fantasmé que découvert. L’exotisme et l’orientalisme gardent souvent un usage réflexif, porté vers l’introspection des Européens face au miroir de l’étranger, à l’image des Persans de Montesquieu (1721), des Chinois et Tatars de Voltaire (1776) ou des Tahitiens de Diderot (1772). Ces figures deviennent des objets de consommation culturelle courante dans la promotion de la civilisation européenne et de sa prétendue supériorité. Y font écho les denrées coloniales devenues plus courantes que certains présentent comme le tribut du sauvage au civilisé. Ce monde classé, normé mais encore largement rêvé, objet de convoitise et de domination, s’il exprime un idéal encore inaccessible, contribue néanmoins déjà à forger une identité européenne en gestation aux xviie et xviiie siècles.

Citer cet article

Jean-François Dunyach , « L’Europe des savoirs (xviie-xviiie siècle) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 26/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12296

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