L’estampe et la diffusion des formes dans l’Europe de la Renaissance

En Europe, plusieurs techniques apparaissent au cours du xve siècle pour imprimer des images sur papier. Les estampes obtenues par ces nouveaux procédés sont des œuvres reproductibles, relativement peu onéreuses et particulièrement mobiles, qui circulent facilement d’un pays à l’autre. Ce nouveau médium est très apprécié par les artistes et les artisans, qui y voient un réservoir de motifs prêts à réemployer dans leurs œuvres, mais aussi un bon moyen de connaître les innovations artistiques ayant cours dans certaines régions d’Europe. Cette culture visuelle commune passe notamment par les estampes originales de graveurs allemands comme Martin Schongauer et Albrecht Dürer, mais aussi par les estampes interprétant les peintures et dessins des grands maîtres italiens tels que Raphaël ou Michel-Ange. Ces estampes de qualité connaissent une grande fortune dans les ateliers germaniques, flamands, italiens, français, espagnols et anglais, où elles sont étudiées, adaptées et retravaillées par les apprentis et par les maîtres.

Giorgio Ghisi d’après Raphaël, L’École d’Athènes, gravure au burin en deux planches, Hieronymus Cock (éd.), 51 x 80,7 cm, 1550. Épreuve : Amsterdam, Rijksmuseum, RP-P-OB-70.601. Image dans le domaine public (CC0 1.0 Universal). Source : www.rijksmuseum.nl
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À la Renaissance, l’estampe est encore un médium neuf. En Europe, on commence à imprimer des images grâce à des matrices en bois aux alentours de 1400. L’usage des matrices métalliques gravées au burin se répand progressivement à partir des années 1430 et, vers 1500, les graveurs se mettent aussi à exécuter des planches à l’eau-forte, c’est-à-dire en gravant le métal à l’aide d’acide. Ces nouvelles techniques permettent de créer des images multiples et reproductibles, qui peuvent être imprimées sur papier en grand nombre à partir d’une même matrice. Les coûts de production sont donc limités, ce qui se répercute sur les prix de vente des estampes, bien moins élevés que ceux des peintures ou des sculptures, y compris lorsqu’il s’agit de gravures de qualité, exécutées par ou d’après des artistes célèbres. Les clients de ces estampes sont des bourgeois, des aristocrates, des princes, des artistes et des lettrés vivant dans l’Europe entière. Œuvres sur papier légères, peu encombrantes et aisément transportables, les estampes circulent en effet facilement, si bien que les gravures allemandes, flamandes, italiennes puis françaises passent aisément d’un pays à l’autre, soit par l’entremise de marchands, soit au gré des voyages de particuliers, notamment d’artistes.

La circulation des estampes

Cette mobilité propre à l’estampe est un moteur essentiel de la diffusion des styles et des motifs dans l’Europe de la Renaissance. Très tôt, les artistes saisissent l’intérêt des gravures et les utilisent pour compléter les recueils de modèles dessinés alors courants dans les ateliers. Dès les années 1440, des enlumineurs franco-flamands et savoyards puisent ainsi des motifs dans des cartes à jouer rhénanes. Dans le dernier quart du xve siècle, on trouve dans les ateliers de peintres florentins de nombreuses gravures allemandes, notamment celles de Martin Schongauer (v. 1450-1491). Les estampes sont alors considérées non seulement comme des répertoires de motifs prêts à être transcrits, assimilés et retravaillés dans un autre médium, mais aussi comme des outils pédagogiques au service de la formation des jeunes artistes, qui peuvent ainsi se familiariser avec le langage linéaire commun à l’estampe et au dessin, et avec des manières différentes de celle de leur maître. Ce travail d’après des modèles gravés se poursuit tout au long de la carrière et permet aux artistes aguerris d’étudier les principes de composition et la manière propres à des artistes faisant autorité en la matière. Les gravures du nurembergeois Albrecht Dürer (1471-1528), appréciées pour leurs qualités techniques et leurs détails minutieux, connaissent ainsi une fortune considérable dans les ateliers d’artistes et d’artisans de toute l’Europe, au point d’être contrefaites par des graveurs italiens désireux de capter ce marché. Elles constituent également des réservoirs de motifs de premier ordre qui, après avoir été isolés, se trouvent cités littéralement ou plus librement dans des peintures, des sculptures, des objets d’orfèvrerie, des tapisseries, des céramiques, des émaux et des vitraux produits en Allemagne, en Italie, en France, aux Pays-Bas, en Espagne ou en Angleterre.

Gravures d’interprétation

La culture visuelle commune aux artistes et aux artisans de l’Europe de la Renaissance repose non seulement sur ces estampes dites originales (c’est-à-dire à la fois conçues et gravées par un même artiste), mais aussi sur les gravures d’interprétation. Celles-ci ont pour vocation de traduire en estampe des œuvres conçues par des artistes qui ne sont pas graveurs, mais qui travaillent un autre médium, comme la peinture ou le dessin. Dans ce processus, le rôle du graveur consiste à inciser sur une matrice les compositions forgées par d’autres et à les transcrire dans le langage graphique propre à l’estampe. Lorsque le graveur interprète un tableau ou une fresque, ce travail joue à plein puisqu’il ne peut compter que sur un réseau de lignes noires pour traduire le clair-obscur, les aplats et les nuances de couleurs propres à la peinture. L’estampe ainsi obtenue est alors évaluée en fonction de sa fidélité au dessin et au dessein de l’inventeur ayant fourni le modèle, qui est bien souvent le seul artiste dont le nom est cité dans la gravure.

Ces estampes d’interprétation apparaissent dans le dernier quart du xve siècle, mais prennent toute leur ampleur au début du xvie siècle en Italie. À Rome, plusieurs graveurs se spécialisent dans la traduction des œuvres de Raphaël (1483-1520), une entreprise que le maître a peut-être encouragée et qui s’est poursuivie après sa mort. Le plus prolixe de ses interprètes est Marcantonio Raimondi (v. 1480-v. 1534) qui, à partir de 1510-1511, grave au burin non seulement des dessins du peintre (Le Jugement de Pâris et Le Massacre des Innocents, entre autres), mais aussi certaines de ses fresques, telles que le Parnasse de la Chambre de la Signature ou le Triomphe de Galatée de la villa Farnesina. Ces estampes rendent pour la première fois largement accessibles les œuvres de Raphaël, y compris à des artistes n’ayant jamais voyagé en Italie : produites en de multiples exemplaires, elles se retrouvent dans de nombreux inventaires après décès d’artistes et d’artisans européens de la Renaissance. Leur fortune dans les ateliers d’arts décoratifs est particulièrement retentissante, notamment auprès des peintres sur céramique d’Urbino, de Lyon et de Nevers, des émailleurs de Limoges ou des orfèvres d’Anvers.

Les gravures de Raimondi circulent largement hors d’Italie, mais ce ne sont pas les seules à permettre aux artistes européens de connaître Raphaël. En France, les compositions et le style du célèbre artiste sont également transmis par l’entremise de Luca Penni (v. 1500/1504-1556), un peintre actif sur le chantier de Fontainebleau et qui collabore à partir de la fin des années 1540 avec des burinistes parisiens, auxquels il donne à graver des dessins de sa main dérivant plus ou moins fidèlement d’œuvres de Raphaël ou s’inscrivant plus largement dans sa manière. Aux Pays-Bas, c’est l’éditeur d’estampes Hieronymus Cock (v. 1518-1570) qui, après avoir effectué un séjour à Rome dans les années 1540, s’attelle à faire connaître l’œuvre de Raphaël au nord des Alpes. Pour ce faire, il fait venir à Anvers le graveur Giorgio Ghisi (1520-1582), qui a déjà donné des interprétations du Jugement dernier, des Prophètes et des Sibylles de Michel-Ange (1475-1564). Ghisi réalise ainsi pour « Aux Quatre Vents », la maison d’édition de Cock, des burins de l’École d’Athènes et de la Dispute du Saint-Sacrement, deux fresques des Chambres du Vatican.

Ces interprétations de Raphaël ne constituent qu’une petite partie de l’action de Cock pour diffuser la modernité artistique, de quelque origine qu’elle soit, par le biais de l’estampe. Il s’intéresse aussi aux synthèses stylistiques proposées par deux peintres flamands ayant fait le voyage d’Italie, Maarten van Heemskerck (1498-1574) et Jan van der Straet (1523-1605), qui lui fournissent des sujets dans le goût maniériste. Cock s’attache en effet également à promouvoir les artistes nordiques et il édite aussi des gravures d’après le peintre Pieter Brueghel l’Ancien (v. 1525-1569) et l’architecte Hans Vredeman de Vries (v. 1527-v. 1606). Cock assure lui-même la commercialisation de ses œuvres ou s’appuie sur des partenaires à l’étranger, notamment à Paris et à Florence, pour les distribuer sur place. Il écoule également par ce biais de très nombreuses gravures ornementales, qui contribuent à diffuser des modèles de grotesques (ornements à l’antique), de moresques (arabesques originaires d’Orient) et de cuirs (ornements ressemblant à des lanières formant des volutes, inventés par l’école de Fontainebleau). Ces planches sont ensuite adaptées dans des décors peints ou des objets d’art, non seulement aux Pays-Bas, mais aussi en Bavière, en France ou en Autriche, et contribuent à forger un répertoire ornemental commun à l’échelle européenne.

Citer cet article

Nastasia Gallian , « L’estampe et la diffusion des formes dans l’Europe de la Renaissance », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 26/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14110

Bibliographie

Landau, David, Parshall, Peter, The Renaissance Print 1470-1550, New Haven/Londres, Yale University Press, 1994.

Zerner, Henri (dir.), Le stampe e la diffusione delle immagini e degli stili / L’estampe et la diffusion des images et des styles [actes du XXIVe congrès international d’histoire de l’art, Bologne, 1979], Bologne, CLUEB, 1979.

Cat. expo. [Louvain, Museum Leuven ; Paris, Institut néerlandais, 2013], Hieronymus Cock, la gravure à la Renaissance (Louvain, 14 mars-9 juin 2013 ; Paris, 18 septembre-15 décembre 2013), Joris van Grieken, Ger Luijten et Jan van der Stock (dir.), Bruxelles, Fonds Mercator, 2013.

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