Une genèse difficile aux origines de la construction européenne (1948-1976)
L’idée d’une institution complétant la construction de l’Europe dans le domaine de l’enseignement supérieur figure déjà dans les programmes des mouvements européens au congrès de La Haye (1948) et à la conférence européenne de la culture à Lausanne (1949). Le projet prend forme au niveau gouvernemental lors des conférences de Messine et de Venise (1955-1956). Walter Hallstein, secrétaire d’État allemand aux Affaires étrangères propose une université européenne complète à fonder dans le cadre du futur traité Euratom.
En dépit de l’appui du gouvernement italien, du comité intérimaire installé par la Commission et du Parlement européen, le projet échoue au Conseil en 1959-1961, en raison de son rejet par le gouvernement français et de l’opposition des universitaires. Soucieux d’éviter toute extension des compétences communautaires et de conserver l’attribution des diplômes, Paris met l’accent sur la coopération entre les universités nationales existantes. Surtout, De Gaulle lance alors le plan Fouchet qui comporte un important volet culturel. Il exige que la question soit réexaminée hors du contexte d’Euratom et dans le cadre de la coopération culturelle entre les Six. Les recteurs allemands, les universitaires belges et italiens craignent de voir s’ériger une université dénuée de fondements culturels, susceptible d’attirer les meilleurs étudiants et de drainer les fonds publics. C’est donc dans le cadre intergouvernemental que les chefs d’État et de gouvernement réunis à Bonn le 18 juillet 1961 reprennent les discussions sur la création d’une université européenne. Elles se soldent par une « italianisation » du projet, le gouvernement de Rome étant chargé de créer à Florence une « université européenne à la vie intellectuelle et au financement de laquelle les autres États contractants pourront contribuer ».
En novembre 1963 une loi italienne prévoit la création d’une université européenne à Florence, mais Rome échoue à relancer le projet au niveau communautaire, les discussions subissant un coup d’arrêt après le repli de de Gaulle sur la coopération éducative franco-allemande dans le cadre du traité de l’Élysée et à l’éclatement de la « crise de la chaise vide ».
Le projet d’université européenne n’est relancé qu’au sommet de La Haye (1er-2 décembre 1969) au cours duquel les chefs d’État et de gouvernement réaffirment « leur intérêt à établir une université européenne à Florence » et leur engagement à contribuer à son financement. La démission du général de Gaulle le 27 avril 1969, les réformes universitaires engagées dans la plupart des pays européens consécutives aux mouvements étudiants de 1968, la cross-fertilisation exigée par le défi que les États-Unis et le Japon lancent à l’Europe dans le domaine des technologies de pointe, tout concourt au désir de coopération en matière d’enseignement supérieur. Les deux conférences intergouvernementales qui suivent à Florence et à Rome, en décembre 1970 et janvier 1971, aboutissent à un projet modeste en regard des ambitions initiales : l’Institut à créer sera réservé aux étudiants de troisième cycle, articulé en quatre départements (sciences politiques, droit, économie, histoire et civilisation) et opérera hors du cadre communautaire. La « convention créant un Institut universitaire européen », signée en novembre 1972, est placée sous le signe de l’inter-étatisme. L’Institut est dirigé par un Conseil supérieur constitué des représentants des gouvernements contractants. Son financement est assuré par des contributions des États, même si l’art. 19(2) envisage l’hypothèse « d’un financement alternatif par les Communautés après une phase de transition ». L’Institut accueille dans les bâtiments de la Badia di San Domenico di Fiesole une première cohorte de 70 étudiants chercheurs en novembre 1976.
L’IUE, centre de recherche fondamentale ou « think tank » dédié aux questions européennes (1977-2020) ?
À la fois université et organisation internationale, l’lnstitut peine à définir son profil académique jusqu’aux années 1990 et à la révision de la Convention initiée par le président Émile Noël. Partisan convaincu et influent de l’idéal européen et du rôle que les universités doivent jouer dans l’enseignement et la recherche sur les questions européennes, Émile Noël profite d’un contexte porteur pour introduire plus de cohérence dans les programmes d’études à l’Institut, les recentrer sur les questions européennes et renforcer la coopération avec les institutions communautaires. Après l’Acte unique, la recherche-développement intègre les domaines couverts par le traité. Les programmes-cadres communautaires (Esprit, Commet, Erasmus) contribuent au développement d’une coopération européenne dans l’enseignement supérieur. Une décision de la Cour de justice du 30 mai 1989 ayant établi la légitimité de la Commission européenne à intervenir en matière d’éducation supérieure, l’objectif de l’exécutif bruxellois, repris par les ministres de l’Éducation dans la perspective de l’ouverture du Grand Marché en 1993, est de stimuler une dimension européenne croissante de la coopération universitaire et d’éviter la fragmentation des programmes et des initiatives. Une conférence intergouvernementale, réunie à La Haye en mars 1992, sanctionne cette évolution au niveau de l’IUE. En septembre 1993, passant outre l’opposition du Conseil académique qui appréhende l’ingérence de la DG Culture et l’affirmation des thèses européistes qu’une telle initiative pourrait entraîner, les délégations révisent la convention. Le rôle du Conseil de recherche en charge d’évaluer les programmes des départements et de leur allouer des fonds est renforcé et l’IUE est habilité à se doter de centres spécialisés : le centre Robert-Schuman, financé par la Commission européenne, introduit à l’Institut un pôle de recherches pluridisciplinaires, comparatives et appliquées spécifiquement européen, tout en conservant son assise sur les départements qu’il complète.
Suite à l’application du processus de Bologne, se sont ajoutés deux des plus importants programmes post-doctoraux européens en sciences sociales : le Max Weber Programme qui délivre un complément de formation (pédagogie, publications, networking) à de jeunes diplômés post-docs et la School of Transnational Governance qui délivre un enseignement et une formation de haut niveau sur les méthodes, les savoirs, les compétences et la pratique en matière de gouvernance transnationale. L’Institut contribue à la réflexion sur les institutions européennes : il mène des études pour le compte de la Commission ou du Parlement. Il organise depuis 2010 « The State of the Union » qui réunit chaque année autour du 9 mai des personnalités du monde politique, académique, des leaders d’opinion, des représentants des intérêts économiques et de la société civile pour débattre des questions figurant à l’agenda de l’UE.
Ballotée de crise en relance, au cours d’une des plus longues négociations de l’histoire communautaire, l’université européenne a résumé les problèmes qui ont agité les relations entre les Six.
Institution intergouvernementale par sa gouvernance et son financement, communautaire par les recherches « policy oriented » de ses centres, et université classique par ses départements dédiés à la recherche fondamentale, l’IUE est une organisation atypique. S’il était apparu évident aux « pères fondateurs » que l’organisme projeté aurait pour mission de contribuer à la construction européenne par ses études et expertises, nombre d’universitaires se sont inquiétés que l’on tende ainsi à mettre la science au service d’un idéal, fût-il noble comme l’idéal européen. La recherche appliquée aux « principales questions européennes » n’a pas pour autant transformé l’IUE en simple bureau d’études de l’Union européenne.