D’importantes disparités spatio-temporelles
Les villes de la première modernité s’éclairent ponctuellement. L’illumination publique reste associée à la fête, ou à un contexte de crise. Le reste de l’année, l’espace urbain est parsemé de repères lumineux de faible portée, disposés dans des lieux stratégiques (ponts, entrées de la ville) ou symboliques (niches des madones, bâtiments des pouvoirs publics). Dès 1314, Paris possède trois lanternes : deux sous la voûte du grand Châtelet et à la tour de Nesle pour protéger l’accès au fleuve, une au cimetière des Saints-Innocents. Vers 1450 à Venise, quatre lampes sont suspendues sous le portique des Drapiers du Rialto et dans la rue qui conduit au Rialto Nuovo.
Les débuts de l’époque moderne marquent un tournant. À partir du xvie siècle, plusieurs municipalités obligent les citadins à placer une bougie à leur fenêtre. Devant l’inefficacité ou l’irrégularité d’un système fondé sur la bonne volonté des habitants, les pouvoirs publics préfèrent faire appel à des professionnels, des entrepreneurs chargés de la fabrication et de l’entretien du matériel, ou des semi-professionnels, les allumeurs à partir de la seconde moitié du xviie siècle. L’éclairage urbain ne fonctionne que durant la période hivernale, à l’exclusion des périodes de pleine lune, et durant la première partie de la nuit, jusqu’à une heure du matin. Après Paris (1667), Amsterdam (1669), Hambourg (1673), Turin et Bruxelles (1675), Berlin (1682), Copenhague (1683), Londres (1684-1694), Vienne (1688), Hanovre (1690-1694) et Dublin (1697) mettent à leur tour en place un service d’illumination publique. En Europe du Sud, à Marseille, Madrid, Lisbonne et Naples, l’éclairage urbain s’impose plus tardivement, à partir du dernier tiers du xviiie siècle, peut-être en raison d’une durée moyenne d’ensoleillement plus longue. Dans les deux capitales du christianisme, Genève (1783) et Rome (1798), sa mise en place est associée à une intervention militaire de la France et à la conquête française.
À l’intérieur de la ville, d’importantes disparités existent entre le centre et les territoires périphériques, plus faiblement équipés. À Paris, au milieu du xviiie siècle, l’île de la Cité compte deux fois plus de luminaires que le faubourg Saint-Germain. À Enkhuizen, aux Provinces-Unies, les deux-tiers des lanternes sont installées dans le centre au détriment du port. Il faut attendre la deuxième vague de diffusion de l’illumination, à partir de la seconde moitié du xviiie siècle, pour qu’elle se répande dans les espaces urbains périphériques, les cités de moindre envergure et sur la route entre Paris et Versailles. La durée annuelle et quotidienne du service est aussi allongée. À la veille de la Révolution, la capitale française et les espaces portuaires du Havre, de Marseille et de Brest restent éclairés toute l’année, parfois jusqu’au jour.
La circulation des modèles d’éclairage public en Europe
L’instauration de l’éclairage public à Paris, Londres et Amsterdam, s’inscrit dans un contexte de forte croissance démographique. Durant la première moitié du xviie siècle, leur population a au moins doublé. Le pouvoir central ou les municipalités craignent alors que l’augmentation de la population entraîne des troubles à l’ordre public. Dans le discours des décideurs, l’éclairage est donc d’abord destiné à assurer la sécurité.
La décision d’éclairer Paris vient du pouvoir central. L’installation définitive de lanternes publiques est concomitante à la création de la Lieutenance de police en 1667 qui a la charge, parmi un large éventail de compétences, de veiller au bon fonctionnement de l’éclairage public. Le modèle parisien est né. Les luminaires de première génération installés dans la capitale fonctionnent à la chandelle, ont une forme hexagonale, possèdent des vitres à carreaux et sont suspendus à des cordes tendues entre les maisons. Louis Sébastien Mercier décrit dans son Tableau de Paris (1782-1788) leur « lueur pâle, vacillante, incertaine, entrecoupée d’ombres mobiles et dangereuses ».
C’est ce modèle que la monarchie louis-quatorzienne impose en 1697 aux principales villes du royaume. Des adaptations locales sont pourtant précoces, grâce à de micro-inventions ou à la suite de transferts de savoir-faire venus de l’étranger. Les édiles de Lille dès les années 1720 et les négociants de Bordeaux à partir des années 1740 préfèrent s’inspirer des modèles amstellodamois et londoniens. Dans les deux grands ports maritimes d’Amsterdam et de Londres, les municipalités ont fait le choix d’installer des luminaires sans carreaux, de la forme d’un prisme à quatre pans ou globulaire, pour limiter la projection d’ombres sur le sol, fonctionnant à l’huile végétale et fixés à des mâts pour mieux résister au vent.
Du luxe au symbole d’urbanité
Aux débuts de l’établissement des lanternes publiques dans les grandes villes européennes, les réactions des populations urbaines oscillent entre émerveillement, curiosité et résistance. En France, la propagande louis-quatorzienne qui célèbre l’établissement parisien sur des médailles est relayée par la littérature de salon. Dans la Gazette de Robinet, un versificateur anonyme s’exclame : « Il fera jour comme en plein midi » (1667). Un poème de La Monnaie compare le « charmant spectacle » auquel les habitants des principales villes de province peuvent assister, à un mouvement des « astres » descendus du ciel (vers 1700).
Ces éloges occultent les conduites de refus à l’encontre de l’éclairage public, perçu au mieux comme une dépense inutile puisqu’il existe un couvre-feu destiné à limiter les circulations vespérales, au pire, comme une intrusion des pouvoirs publics, comparable à l’installation de caméras de vidéo-surveillance dans la rue. Les populations urbaines manifestent leur mécontentement en France, à Genève, à Bruxelles ou à Madrid par le bris de lanterne. Le 23 mars 1766, durant la révolte contre Esquilache à Madrid, les quelque 15 000 habitants des faubourgs qui convergent vers la place Anton Martín dans le centre de la ville, détruisent les lanternes publiques récemment mises en place, dans un contexte d’augmentation des prix alimentaires. Dans les villes françaises, les allumeurs et les allumeuses sont souvent la cible d’agressions verbales ou physiques de la part des riverains qui considèrent leur activité comme un sous-métier.
Durant le dernier tiers du xviiie siècle, on assiste à un renversement du processus de décision. Les populations urbaines réclament l’installation de l’éclairage public par le biais de pétitions de quartier dans un très grand nombre de villes françaises et à Genève. L’émergence d’une demande de lumière correspond à la diffusion d’une innovation, la lanterne à réverbères. Cette seconde génération du modèle parisien d’illumination fonctionne à l’huile et renvoie une plus grande quantité de lumière sur le pavé grâce à des réflecteurs et à la suppression des carreaux. Le concours de l’Académie des sciences de Paris commandité par le lieutenant général de police (1763-1766) est à l’origine d’un mouvement de réverbéromanie qui se propage jusque dans les plus petites villes et à l’étranger. À la fin du siècle des Lumières, l’éclairage public est non seulement reconnu comme un outil indispensable à la sécurité nocturne, mais il s’est surtout transformé en symbole d’urbanité. Loin de freiner les circulations et les activités vespérales, il leur a au contraire permis de prospérer.